MARX ENGELS ET LA GUERRE

 

(1866/1893)

 

 

 

 

Le texte que nous faisons paraître sous ce titre aujourd'hui, s'inscrit en complément et en annexe du texte sur la Seconde Internationale. Dans notre dernière livraison, (RIMC N° 11), nous avons entamé le chapitre sur la Seconde Internationale en étudiant les années de fondation, et la tactique du parti historique par rapport à la réémergence du parti formel.

Dans ce numéro, nous insistons sur la lutte menée par les communistes contre la dégénérescence opportuniste du parti.

Cette dégénérescence se concrétisera, de manière absolue, dans la trahison et la faillite lors de l'éclatement de la guerre, en 1914. L'analyse des débats et des positions sur la guerre fera l'objet d'une troisième livraison sur la Seconde Internationale, dans le N°14 de la RIMC, à paraître en Mai 1994.

Pour mieux comprendre et situer cette question de la guerre, il  nous a paru opportun, d'autant qu'un  tel  travail manque cruellement, de rappeler les positions classiques  de Marx  et  d'Engels sur la guerre, et  surtout  la  prévision d'une  guerre mondiale, dont le foyer principal devait  être l'Europe,  après 1870. La faillite et la trahison de la  II Internationale  en  1914 face à la guerre  dite  à  l'époque "impérialiste", les positions et mots d'ordres adoptés  par l'opposition de gauche, restée  fidèle à la révolution communiste,tout cela doit être  confronté  aux  positions classiques.. D'autant  que si Marx et Engels  avaient  prévu cette guerre et ses caractères, la caractérisation de celle- ci comme guerre impérialiste pose un problème évident.

Dans le n°8 de la RIMC, l'éditorial de CouC   intitulé: "Le  mouvement communiste et la guerre", nous avons  rappelé un  certain nombre de principes que les communistes  doivent défendre  et  que  le parti doit  mettre  en  pratique.  Cet éditorial annonçait:

      " Si nous abordons cette question, c'est bien parce que nous  estimons que la guerre du Golfe n'a été  qu'un  moment dans  un  processus qui est caractérisé par  la  montée  des tensions au sein de l'Impérialisme mondial." (p.5 RIMC n°8)

 

     Un  approfondissement  des  positions  classiques  nous montrera  par quelle dialectique complexe ce processus  peut mener  à l'éclatement de conflits généralisés dans  lesquels les  communistes  doivent souhaiter la défaite de  tous  les belligérants,   ce   qui   débouche   sur   le    défaitisme révolutionnaire,  et se préparer à la prise du  pouvoir,  la fameuse  transformation de la guerre impérialiste en  guerre civile.  Nous verrons aussi quel rôle joue la prévision,  et quelle importance revêt la méthode scientifique du mouvement communiste,  le matérialisme historique, dans la  prévision, pour fonder une politique révolutionnaire du prolétariat  et déjouer  les pièges de la bourgeoisie  internationale,  dont les  guerres  deviennent de simples moyens de  détourner  la lutte des classes vers des buts de rapine qui ne  profitent, en dernière instance, et contrairement à ce qu'affirment les opportunistes  de tous les temps, qu'à la bourgeoisie  elle- même.

     Enfin, et surtout, cette question se relie à notre plan de  travail général, et s'inscrit à propos dans le  chapitre du  "Bref historique" relatif à la II° Internationale et  la guerre.   Car  l'opportunisme  qui  entraîna  le  parti   du prolétariat dans la faillite et la trahison la plus  odieuse jusque-là  de toute l'histoire de la lutte des classes,  cet  opportunisme  qui révèle toute sa félonie face à  la  guerre dite "impérialiste", Marx et Engels ont eu à le combattre de 1853 à la fin de leur jours. Et ce fut essentiellement  dans la personne de Lassalle [1], figure haute en couleur qui  domina le  mouvement ouvrier allemand entre 1853 et 1864  (cf  RIMC n°    ),  que cet opportunisme félon s'incarna dans  un  premier temps. Comme nous le montrons par ailleurs dans ce numéro, le rôle du révisionnisme allemand a été particulièrement important pour donner à l'opportunisme une assise théorique durable.

     Le  communisme de Marx/Engels  contre  l'opportunisme face à la guerre.

Avant d'examiner point par point quelles ont été les prises de position de Marx et Engels sur les conflits de leur temps, il importe de préciser à nouveau dans quel contexte se situe leur œuvre par rapport à la périodisation du MPC. Nous avons souligné (cf. CouC N°5) que le passage à la phase de soumission réelle s'effectuait dès le premier quart du XIX° siècle en Angleterre, et entre le milieu et le dernier quart du XIX° siècle sur le continent (France, Allemagne, Italie etc.)

Cela signifie que dès cette époque, le parti communiste a pu analyser et anticiper tous les phénomènes propres au capitalisme moderne, qu'il s'agisse de l'évolution des formes de propriété du capital [2], du rôle de l'Etat, de la réalisation du marché mondial, ou des crises. Et bien évidemment, c'est aussi sur la base de cette connaissance du capitalisme développé que s'établit la prévision de la lutte des classes et du communisme. Le programme communiste est la nécrologie du capital, non sa biologie.

Nous avons déjà souligné, dans le texte sur la Seconde Internationale, que dans cette mesure, la "coupure" de 1914 devait être relativisée. La plupart des phénomènes à l'œuvre au début du XX° siècle sont déjà largement entamés, voire réalisés, en tous les cas fondés au cours des décennies qui précèdent, et donc leur explication ne nécessite pas le recours à de nouveaux concepts théoriques et à une nouvelle périodisation du capital, et ceci quelle que soit la nature des phases que l'on prétend ainsi opposer : phase ascendante/phase de décadence, phase de libre concurrence/phase impérialiste, ni même phase de soumission formelle/phase de soumission réelle du travail au capital.

C'est de ce point de vue que nous avons critiqué le concept de Lénine : l'impérialisme.[3] Il est en effet doublement ambigu ; à la fois inutile pour qualifier la phase de soumission réelle du travail au capital, et basé sur des phénomènes qui ne sont pas toujours correctement analysés [4]. Dans ces conditions, caractériser la première guerre mondiale comme "guerre impérialiste" n'est pas suffisant. Si l'échelle de cette guerre a été inconnue jusqu'alors, l'affrontement des puissances capitalistes pour la suprématie sur le marché mondial n'est pas, en 1914, un fait nouveau [5]. Cette ampleur même du conflit avait d'ailleurs été clairement diagnostiquée par Engels. Cette prévision a été rendue possible par le fait que, loin de tout indifférentisme, le parti communiste, sous sa forme historique, suivait et analysait très précisément les conflits contemporains en essayant à chaque fois de tirer les fils de l'écheveau des alliances et de définir une ligne propre au prolétariat révolutionnaire. Le moins que l'on puisse dire est que cette capacité d'analyse a été perdue par le mouvement révolutionnaire. Ainsi, comme toujours, la meilleure chose est de revenir à Marx et Engels, de s'imprégner des leçons passées de l'histoire du mouvement prolétarien pour en réapprendre les réflexes.

 

      1853-1856: La guerre russo-turque.

 

     Sans  entrer dans les détails du déroulement  de  cette guerre, il  convient de rappeler la position du parti-Marx  à cette  occasion, et elle fera grincer plus d'une  dent  dans notre milieu révolutionnaire:

" En revanche, si la Russie entre en possession de  la Turquie,  sa  force  en sera augmentée de  moitié,  et  elle l'emportera  sur toute l'Europe coalisée. Un  tel  évènement serait    un   malheur   indescriptible   pour   la    cause révolutionnaire.  Le maintien de l'indépendance turque ou  - dans  le  cas  d'une  désagrégation  toujours  possible   de l'Empire ottoman - l'échec des projets annexionnistes de  la Russie, sont des questions de la plus haute importance.  Sur ce  point, les intérêts de la démocratie révolutionnaire  et de l'Angleterre sont étroitement liés. Ni l'une ni  l'autre ne  peut permettre au tsar de faire de Constantinople  l'une de  ses capitales. Si les choses sont poussées à  l'extrême, nous  verrons  l'une et l'autre opposer la  même  résistance énergique."  (Engels: L'enjeu véritable en Turquie.  N.Y.D.T 12  avril  1853 dans Marx/Engels: La  Russie  p.130/131  UGE 10/18)

     Il est important de remarquer qu'Engels ne confond  pas l'Angleterre et son gouvernement du moment. Or, l'appui à ce gouvernement aurait signifié une trahison de la  "démocratie révolutionnaire".  Toute l'activité publique  du  parti-Marx durant  la  guerre  russo-turque  a  justement  consisté   à dénoncer les liens diplomatiques secrets, et les intérêts de la  grande bourgeoisie anglaise qui les  sous-tendaient,  du gouvernement  anglais  avec la Russie. Au  contraire,  toute  l'activité   de   propagande   était   tournée   contre   ce gouvernement  et  en particulier  contre  Aberdeen,  premier ministre du moment et Palmerston, qui occupait le  ministère de l'intérieur avant de lui succéder comme premier ministre. La  France  et  Bonaparte figuraient en bonne place dans les cibles des attaques  du Parti. L'agitation populaire  anti-russe  était exaltée  contre les gouvernements réactionnaires anglais  et français  qui menaient alors une guerre de simulacre  contre la  Russie.  Mais le Parti Marx ne tombe nullement  dans  le travers  turcophile,  comme  l'explique  Riazanov,  car   sa position demeure déterminée par l'objectif révolutionnaire:

     "  En  ce qui concerne la Turquie, qui n'était  que  le prétexte  de cette guerre, ce serait une erreur  de  croire, comme  la plupart des gens, que Marx était  turcophile.  Ni Marx,  ni Engels n'oubliaient que la Turquie était  un  pays encore  plus  asiatique, plus barbare que la  Russie.  Leurs critiques n'épargnaient aucun des belligérants. Pour eux, il n'existait qu'un critérium. Ils examinaient chaque évènement en  fonction  de  son influence  sur  l'accélération  de  la révolution, sur le renforcement de la poussée révolutionnaire."  

("Marx  et  Engels"  éditions   sociales internationales. p.108)

Ce que rappelle ici Riazanov, c'est tout simplement le déterminisme matérialiste et historique. Le communisme scientifique s'est montré capable, pour la première fois, d'assigner des lois cohérentes à l'apparent chaos des faits historiques et de comprendre les causes matérielles des évènements. Il n'y a donc aucune place pour une vision idéaliste, morale, ou basée sur la notion de bons sentiments. Au contraire, ces grandes idées humanistes sont elles-mêmes toujours le reflet de présupposés matériels, comme l'anti-esclavagisme aux Etats-Unis par exemple, qui pouvait et devait triompher parce que cette forme d'exploitation des travailleurs ne correspondait pas à l'évolution du capitalisme moderne. A l'heure où les affrontements entre nations se font sous le masque hypocrite de "l'humanitaire", ces notions ne sont pas inutiles à rappeler.

     La  politique  révolutionnaire  de Marx  vise  aussi  à stigmatiser  tous les traîtres, démocrates  petits-bourgeois et nationalistes divers, polonais, italiens ou hongrois, qui recrutaient des légions de volontaires pour Bonaparte, et se faisaient  l'écho de la légende libérale et progressiste  du bonapartisme.

     En  réalité,  comme le dit Riazanov, la défense  de  la Turquie, ou son agression, n'était qu'un prétexte. La Russie cherchait  à  s'emparer  des  provinces  danubiennes  et  des détroits,  jusque-là aux mains des Turcs, et  elle  espérait que les puissances européennes la laisseraient agir en toute impunité,    pour   récompenser   les    services    contre- révolutionnaires  qu'elle leur avait rendu en 1848. Or,  ces mêmes  puissances  furent  poussées dans  la  guerre  malgré elles.  Et c'est ce que démontra le Parti tout en  dénonçant les  liens  secrets qui liaient ces puissances à  la  Russie tsariste,  et en particulier le gouvernement  anglais,  dont faisait partie Palmerston et Aberdeen. Alors que le  dernier était  notoirement  russophile, le premier passait  pour  un ennemi décidé de la Russie. Cette question fut l'objet d'une première sortie de Marx et d'Engels contre l'opportunisme de Lassalle  qui vantait les mérites de Palmerston, tout  comme il finit par se compromettre, et compromettre le Parti, avec Bismarck. Dans une lettre à Lassalle, Marx met les choses au point concernant Palmerston:

     "  Ton opinion sur Palmerston est celle qui prévaut sur le  continent et dans la masse libérale du  public  anglais. Pour ma part, rien n'est plus certain que la conclusion  que Palmerston  -  en passant, la princesse Lieven  a  payé  ses dettes en 1827, le prince Lieven l'a fait entrer au  Foreign Office  en  1830 et, sur son lit de mort, Canning a  mis  en garde  contre lui - est un agent russe. Je suis arrivé à  ce résultat après avoir examiné très consciencieusement et avec beaucoup  de soin toute sa carrière, et cela dans  les  Blue Books, les Parlementiary Debates et les déclarations de  ses propres agents diplomatiques. " (...) " Palmerston n'est pas un génie, un génie ne se prête pas à des rôles de ce  genre. Mais  c'est  un  des  plus grands talents  qui  soit  et  un tacticien accompli. Son tour de force n'est pas de servir la Russie, mais de savoir s'affirmer dans son rôle de "ministre véritablement  anglais" en la servant. Sa  seule  différence avec Aberdeen est qu'Aberdeen sert la Russie parce qu'il  ne la  comprend  pas et que Palmerston la sert  bien  qu'il  la comprenne. C'est pourquoi le premier est le partisan  avoué, le  second, l'agent secret de la Russie, le premier la  sert gratis,  le  second contre rétribution." (lettre de  Marx  à Lassalle du 6 avril 1854)

 

     Lorsque la Russie entre en guerre contre la Turquie, en Novembre 1853, l'Angleterre est dirigée par un  gouvernement conservateur,  mais  libre échangiste, avec  Aberdeen  comme premier  ministre. L'Angleterre et la France ne  déclarerons la  guerre  à  la Russie qu'en Mars 1854, et  la  guerre  de Crimée se déroulera avec Palmerston comme premier  ministre! La Russie était déjà intervenue au Monténégro à la suite du soulèvement  des Monténégrins et des Bosniaques  contre  les Turcs  en Février 1853, conjointement avec les  Autrichiens. Mais   alors   que   l'Autriche   avait   réglé    l'affaire monténégrine,  les  Russes en profitèrent pour  soulever  le problème   des   orthodoxes  et  occuper   les   Principauté danubiennes,  le  3 juillet 1853. La Turquie  sera  sagement conseillée par les puissances anglaise et française de  ne pas déclarer la guerre à la Russie. Mais les Turcs  finiront par  déclarer la guerre au mois de novembre 1853. Ainsi,  la Russie peut progresser dans les Balkans et se rapprocher  de son  but:  Constantinople,  après avoir  détruit  la  flotte turque  à  Sinope  sous les yeux des  flottes  anglaise et française. La Prusse adopte une neutralité bienveillante  à l'égard  de  la  Russie et protège ainsi le  coeur  même  du territoire russe. Quand à l'Autriche, la puissance  pourtant la  plus décidée à contenir les ambitions du Tsar,  elle  se contentera  de  chercher  à  récupérer  à  son  profit   les provinces danubiennes. La décomposition de l'Empire  ottoman sous  la  poussée expansionniste  russe  pouvait  d'ailleurs  servir   les   appétits  colonialistes   des   deux   rivaux occidentaux.   La  Russie  comptait  d'ailleurs  sur cette rivalité. Néanmoins, ces mêmes puissances rivales s'entendirent pour limiter la poussée des russes aux Balkans et  à la mer Noire. Ce qu'elles avaient à redouter  le  plus dans une guerre contre la Russie, c'était une défaite  russe qui aurait impulsé une révolution en Russie, et partant dans toute  l'Europe. Il est d'ailleurs intéressant de  constater que la défaite Russe en Crimée, aussi peu glorieuse et aussi limitée  que  fût  la  victoire  anglo-française,  eut   des conséquences  considérables  en  Russie:  émeutes  paysannes durant  et après la guerre, développement du  populisme,  et finalement  abolition  du  servage.  Ce  qui  confirme   les analyses  du Parti-Marx et aurait pu inaugurer une  nouvelle phase  révolutionnaire  si la guerre avait  été  menée  avec décision jusqu'à une défaite véritable de la Russie.

Autrement dit, la position du parti révolutionnaire est "défaite de la russie !", non pour défendre les Turcs, mais pour affaiblir le principal rempart de la contre-révolution en Europe. A l'inverse, les puissances ne font à la Russie qu'une guerre limitée, pour les mêmes raisons. L'analyse sur la Russie restera une constante du parti jusqu'à la révolution de 1917.


 

     1859-1860 guerre austro-italienne.

 

     L'opportunisme  de  Lassalle prit un tour  encore  plus évident  lors  de  cette guerre. En dénonçant  toutes les forces belligérantes en présence,  Marx et Engels se  placent du point de vue de l'intérêt révolutionnaire  et soutiennent  une  stratégie  en harmonie  avec  le  meilleur résultat  révolutionnaire  souhaitable dans  des  conditions historiques  déterminées.  Ceci ne  signifie  nullement  que cette stratégie aboutira nécessairement. Mais le Parti ne se compromet   pas  avec  des  forces  réactionnaires  en   vue d'obtenir un quelconque résultat immédiat. L'objectif  étant de  soutenir  et  de guider les  forces  sociales  les  plus progressistes  et les plus radicales vers la révolution.  En l'absence d'un réel mouvement de masse, le Parti envisage la meilleure  issue  à  la guerre pour  que  justement  un  tel mouvement puisse naître, ou tout au moins pour qu'il  naisse dans  les  meilleures conditions. Nous reviendrons  sur  cet aspect des choses car notre milieu révolutionnaire en a  des vues   tout  à  fait  contradictoires  et  pour   le   moins superficielles. Il suffit pour l'instant de rappeler que  le souci  principal  du Parti Marx dans cette  guerre,  c'était d'assurer  l'unité allemande à la fois contre les russes  et les  français  et  contre les  gouvernements  allemands  qui entravaient  l'unification par peur de la révolution et  par intérêts  dynastiques.  L'unité italienne dont le  Parti  se préoccupait tout autant en tant que parti  internationaliste du  prolétariat, ne pouvait justement pas se  réaliser  sans que se réalise une véritable unité allemande. C'est le  sens des  textes  de Marx et d'Engels à l'époque ("Le    et  le Rhin"; "La Savoie,Nice et le Rhin"; "La question de  l'unité italienne"   etc.),  et  des  prises  de  positions   qu'ils impliquaient.  D'une manière générale, une telle  stratégie, tout en tenant compte de tous les facteurs, reposait sur  la perspective d'une nouvelle vague révolutionnaire européenne;  elle  était  une stratégie révolutionnaire  à l'échelle  européenne. En revanche, élaborer  une  stratégie qui,  dans le meilleur des cas, aurait abouti à la  création par  le  haut  d'une petite Italie  sarde  et  d'une  petite Allemagne   prussienne,  toutes  deux  gouvernées  par   des socialistes d'Etat comme Bismarck et Cavour sous les  ordres du  roi, de l'Empereur et du Pape! n'oublions pas le  Tsar!! non seulement aurait châtré le jeune mouvement révolutionnaire renaissant, mais encore l'aurait hypothéqué pour l'avenir. L'exemple des années 1917/23 parlera de  lui- même: l'Etat n'est toujours pas pleinement démocratique,  ce qui  permettra  à  la  social-démocratie  de  fourvoyer   le prolétariat allemand sur la voie démocratico-légaliste de la modernisation de l'Etat capitaliste; l'unité n'est  toujours pas  réalisée, le prolétariat allemand se fait écraser  Etat après  Etat  (Allemagne, Bavière, Autriche) et  même  Land après  Land (Rhur, Saxe, etc...), tout comme cela s'était produit pour la révolution démocratique de 1848.

     Nous avons vu qu'après la guerre de Crimée la situation intérieure de la Russie s'était considérablement détériorée, et que l'absolutisme tsariste commençait à être confronté  à une  véritable  opposition  révolutionnaire.  La  France  et d'autres  pays  subirent  aussi les  contre-coups  de  cette guerre  dont  les  effets se conjuguèrent  avec  ceux  d'une nouvelle crise cyclique du MPC en 1857:

     "    En   1858   déjà,   un   mouvement    d'opposition révolutionnaire  mettant  à  l'ordre  du  jour   d'anciennes questions  pendantes  se manifeste dans tous  les  Etats  de l'Europe occidentale. En Allemagne, le courant en faveur  de l'unification se renforce. La lutte se ranime entre le parti pangermanique   aspirant  à  l'union  de  l'Allemagne   tout entière,  y compris l'Autriche, et le parti allemand  modéré mettant  au  premier  plan la  Prusse,  autour  de  laquelle doivent  s'unir  tous les Etats allemands à  l'exception  de l'Autriche.      En  Italie,  on  assiste  également  à  un  réveil  des aspirations nationales. En France, où la crise de 1857 avait entraîné le krach de nombreuses entreprises et avait eu  une répercussion des plus désastreuses sur l'industrie  textile, l'opposition   petite-bourgeoise   se  développe,   et   les organisations  révolutionnaires  clandestines,  surtout  les groupes  blanquistes, manifestent une nouvelle activité.  Le mouvement  ouvrier,  qui avait complètement cessé  après  la défaite  de  Juin,  se  ranima,  particulièrement  dans   le bâtiment et le meuble. En Russie, il se produit à Moscou une série  de  banqueroutes  de  maisons  commerciales,  et   le  gouvernement  entre  peu  à peu dans la  voie  des  réformes libérales." (Riazanov idem. p.110/111)

     Parmi  les moyens classiques des  classes  exploiteuses pour  pervertir  le  mécontentement  populaire,  la   guerre représente  le  plus efficace. Bonaparte et le  Tsar,  comme d'autres  le  firent plus tard, utilisèrent à cette  fin  un argument  qui  sensibilise le philistin: la  libération  des nationalités  opprimées. Cavour, au même titre que  Bismarck exécuteur  testamentaire de la révolution de 1848,  ministre du  Roi de Sardaigne, Etat équivalent en Italie à la  Prusse pour   l'Allemagne,  s'allia  avec  Bonaparte   contre   les Autrichiens   pour  accroître  le  royaume  en  échange   de territoires italiens à la France impériale. Rien à voir donc avec l'unité italienne! La Sardaigne convoitait la Lombardie et la Vénétie, la France, Nice et la Savoie. L'accord conclu au   détriment   des   peuples,  la   guerre   éclata.

      Les révolutionnaires n'étaient pas plus indifférents à cette  guerre  qu'ils  ne l'avaient été lors  de  la  guerre russo-turque:

 

     "  De la sorte surgit une nouvelle  question  politique des  plus importantes, qui agitait fortement  l'Europe  tout entière,  et  surtout les  révolutionnaires  des  différents pays.   Quelle   position  les   révolutionnaires   et   les socialistes devaient-ils adopter ? Devaient-ils se ranger du côté   de   Napoléon,  qui  jouait  presque   le   rôle   de révolutionnaire  en  lançant  le mot  d'ordre  du  droit  de l'Italie  à disposer d'elle-même, ou du côté de  l'Autriche, qui  représentait le despotisme et opprimait l'Italie et  la Hongrie  ?  C'était  là,  on  le  voit,  une  question  très importante qui exigeait une tactique déterminée et qui  nous rappelle la situation de 1914." (Riazanov idem p.111/112)

 

     C'est  autour de ces problèmes que  l'opposition  entre Marx/Engels et Lassalle va prendre une tournure plus vive et révéler le dangereux opportunisme de ce dernier.

     Aux arguments louches de Bonaparte en faveur de l'unité italienne, l'Autriche opposait la non moins suspecte théorie selon laquelle elle défendait l'Allemagne contre  Bonaparte, en défendant le Rhin sur le Pô! Dans ce différent, la Prusse restait   neutre,   se  désolidarisant   ainsi   d'un   Etat allemand...  Engels  saisit alors l'occasion  de  réduire  à néant  tous  ces sophismes et d'exposer la stratégie  et  la tactique  du parti révolutionnaire dans sa brochure:    et Rhin, de même que Marx avait dénoncé la collusion entre  les Piémontais et Bonaparte dans un article du 24 Janvier  1854: La  question  de l'unité italienne  (cf.RIMC  n¯6  p.15/16).

Marx  lui-même  résume  le  sens  général  de  la   brochure d'Engels, "Pô et Rhin", dans une lettre justement adressée à  Lassalle:

     "   Sujet principal: démonter  militairement,  c'est-à-dire au plan de la science militaire, que tous les arguments avancés tendant à prouver que les Autrichiens doivent  tenir la   ligne   du  Mincio,  afin  de   protéger   l'Allemagne, s'appliquent  à  la  France  qui doit  avoir  le  Rhin  pour frontière, afin de se protéger elle-même; en outre démontrer que,  s'il  est vrai que l'Autriche a  fortement  intérêt  à tenir  la  ligne du Mincio, l'Allemagne elle,  en  tant  que puissance   unie,  n'en  a  aucun,  et  que  l'Italie   sera constamment  dominée  militairement  par  l'Allemagne  aussi longtemps que toute la Suisse ne sera pas française. Le tout principalement  dirigé contre les stratèges de  l'Allgemeine Zeitung d'Augsbourg et par ailleurs, bien sûr, d'un point de vue  national,  contre Bonaparte."

(Marx à  Lassalle  le  25 février 1859)

 

     Toutefois,  une  défaite de l'Autriche  aurait  retardé l'unification nationale allemande, favorisé le  renforcement du  Bonapartisme  en  France, et donc le  maintien  du  joug contre-révolutionnaire  sur  le prolétariat  français,  mais encore  elle aurait renforcé le pôle prussien en  Allemagne, et finalement l'influence russe en Europe centrale:

     "  La Russie est derrière le parvenu des Tuileries,  et le presse. Avec un mouvement panslaviste en Bohême, Moravie, Galicie, le  Sud, le Nord et l'Est de la Hongrie,  l'Illyrie, etc... et une guerre en Italie, la Russie serait à peu  près certaine  de briser la résistance que l'Autriche continue  à lui opposer."

(Marx à Lassalle 4 février 1859)

 

     La  position  du  Parti Marx, tenant  compte  dans  son analyse  de  tous  les rapports de  force,  se  situe  comme toujours par rapport aux perspectives révolutionnaires  même si celles-ci ne sont que lointaines. Or, dans cette  guerre, la question laissée pendante en 1848 de l'unité nationale de l'Italie et de l'Allemagne ressurgissait et laissait espérer une   reprise  révolutionnaire  à  la  suite  de  la   crise économique  qui  avait secoué le monde  capitaliste  et  ses dépendances   coloniales  ou  semi-coloniales.  Dans   cette perspective  le  Parti  devait se délimiter  de  toutes  les forces   réactionnaires  d'Europe  et  soutenir   la   ligne révolutionnaire, autrement dit les Italiens et les Allemands devaient  réaliser leur unité par eux-mêmes.  Les  Allemands n'avaient  aucun intérêt national à conserver des  provinces italiennes et dans le cas d'une unification  révolutionnaire les restitueraient aux Italiens. La politique révolutionnaire devait   donc   s'orienter vers  cette  unification  contre tous les intérêts dynastiques,  ceux  de Bonaparte,  comme ceux de la Prusse, de l'Autriche et de  la Sardaigne.  Dans le cas où la France attaquerait  l'Autriche avec  le  soutient de la Russie, les Allemands  auraient  dû venir  en aide aux Autrichiens et mener une guerre dès  lors révolutionnaire,  car  les  dynasties  régnantes  en  Prusse autant qu'en Autriche faisait obstacle à l'unité allemande.

     Les positions de Lassalle étaient nettement différentes et  glissaient  vers la collaboration avec  Bismarck  et  le soutien à Bonaparte et au tsar contre l'Autriche considérée comme  le  seul obstacle à l'unité allemande  et  italienne. Marx  attaqua  cette  position de front  dans  une  brochure intitulée: " La guerre d'Italie et la mission de la Prusse". Ce que dit Riazanov des brochures de Lassalle sur la  guerre d'Italie est éloquent:

      " Lorsqu'on lit les brochures de Lassalle, qui fait des compliments  à  Napoléon  et  à  la  Russie  et  ménage   le gouvernement   prussien,  il  faut,  pour   comprendre   son attitude, se souvenir qu'il s'efforce de parler en démocrate prussien  cherchant  à  démontrer  aux  classes  dominantes, c'est-à-dire aux Junkers, qu'il ne convient pas de venir  en aide  à l'Autriche. Mais, dans ce rôle,  Lassalle  exprimait des  idées  qui étaient en contradiction  fondamentale  avec celles de Marx et d'Engels. Alors déjà se manifestait  entre ces hommes un dissentiment, qui prit ensuite une forme  plus accusée.  Alors,  déjà,  entraîné  par  le  désir  d'obtenir immédiatement  un  succès tangible, s'attachant  à  être  un "politique  réel" et non un doctrinaire, Lassalle se  permet des  arguments qui l'engagent à l'égard du parti  dirigeant, qui l'amènent à présenter sous un jour favorable ceux  qu'il cherche  à persuader de ne pas venir en aide  à  l'Autriche. Les  injures adressées à l'Autriche, l'attitude  conciliante envers  les gouvernements prussiens et russe pouvaient  être considérées   encore   comme   l'oeuvre   d'un    publiciste n'intervenant pas au nom du parti lui-même. Mais la tactique préconisée  pour la lutte pratique directe du  parti  était, comme  le montra dans la suite l'action de Lassalle,  grosse de dangers." (idem.p.115/116)

     Ainsi   il   ne  pouvait  exister   deux   orientations différentes  dans  le  Parti. Marx  devait  le  signifier  à Lassalle  dont l'opportunisme semblait encore  pouvoir  être corrigé. Dans une lettre à Engels du 18 Mai 1859 Marx aborde ce  problème  tout en synthétisant les  positions  du  parti révolutionnaire en Allemagne:

     "  Le  pamphlet de Lassalle est une  énorme  gaffe.  La parution  de ton pamphlet anonyme l'empêchait de dormir.  La  position   du   parti  révolutionnaire  en   Allemagne   est actuellement  difficile, j'en conviens; cependant  elle  est claire,  si  l'on veut bien se livrer tant soit  peu  à  une analyse  critique  de la situation. En ce qui  concerne  les "gouvernements", et quel que soit le point de vue, il  faut, c'est  évident, ne serait-ce que pour préserver  l'existence de l'Allemagne, exiger d'eux non pas de rester neutres mais, comme  tu  le dis justement, de se montrer  patriotes.  Mais pour  donner l'accent révolutionnaire à la chose, il  suffit de souligner encore plus fortement l'opposition à l'égard de la Russie que celle à l'égard de Boustrapa  [Napoléon.NDLR]. C'est  ce  que  Lassalle  aurait dû  faire  en  réponse  aux vociférations anti-française de la Neue Preussische Zeitung. C'est  aussi ce point-là qui, dans la pratique, au cours  de la guerre, va entraîner les gouvernements allemands à trahir le  Reich  et c'est là où on pourra leur mettre la  main  au collet. Cela dit, si Lassalle prend la liberté de parler  au nom  du parti, ou bien il doit s'attendre à l'avenir à  être ouvertement  désavoué  par  nous,  dans  la  mesure     la situation  est  trop importante pour que nous  prenions  des gants,  ou bien, au lieu de suivre ses  inspirations  moitié flamme moitié logique, il devra commencer par se  renseigner sur l'opinion que d'autres ont en dehors de lui. Nous devons maintenant veiller à une discipline de parti, sinon tout  va se casser la figure."

     L'opportunisme  ne tient pas compte du but,  seuls  lui importent les succès du jour. Lassalle soutenait la voie  la moins   révolutionnaire,   parce  qu'elle   lui   paraissait déboucher sur des succès immédiats du point de vue national. Cette  politique  opportuniste  le  conduisit,  lui  et  ses adeptes,  à des compromis plus profond avec  Bismarck  après cette  guerre, notamment au cours de la campagne  d'annexion du Schleswig-Holstein:

     "  (...) Lassalle s'était engagé beaucoup plus  à  fond dans  la  collaboration avec Bismarck que nous  ne  l'avions jamais su. Il existait littéralement entre eux une  alliance qui  en était arrivée au point où Lassalle devait se  rendre au Schleswig-Holstein pour y défendre l'annexion des  Duchés par  la Prusse, tandis que Bismarck s'était engagé de  façon moins  sûre  en ce qui concerne l'introduction  du  suffrage universel  et plus sûrement quant au droit d'association,  à des  concessions dans le domaine social, une aide de  l'Etat aux associations ouvrières, etc."

(Lettre  de Engels à  Marx 10 Mars 1865)

     Voici la substance même de l'opportunisme qui  triompha en  1914  et  domine  toujours  la  classe  ouvrière  en  la trahissant tous les jours.

 

     1866: guerre austro-prussienne.

     Les  positions  de Marx et d'Engels au cours  de  cette guerre  ont  généralement  été  mal  comprises  et   souvent déformées ou encore incriminées. Si  nous  avons évoqué cette guerre au cours  du  "Bref historique",  comme ayant marqué l'acte de  naissance  d'une petite  Allemagne sous l'égide de la Prusse, d'une part,  et celui  de l'empire bicéphale Austro-Hongrois, d'autre  part, il importe d'en étudier ici les causes et les effets. Il est d'ailleurs  devenu banal de considérer que Marx  et  surtout Engels se seraient gravement mépris au sujet de cette guerre et  que  les  positions adoptées  par  les  lassaliens,  par exemple, auraient été plus justes. C'est notamment le  point de  vue développé par Frantz.Mehring dans son " Karl  Marx".  Or, nous  l'avons vu, les positions de Lassalle l'ont mené à  la TRAHISON  de  la  classe ouvrière,  et  cette  trahison  fut renouvelée par Schweitzer. Cette trahison consécutive à leur opportunisme  ne  fit que préfigurer la TRAHISON  bien  plus tragique   encore   de  la  II°  Internationale   gagnée   à l'opportunisme,  en  1914.  Par  contre,  les  positions  de Marx/Engels  demeurent  fermes sur la  ligne  du  communisme révolutionnaire, et procèdent d'une appréciation du  rapport des forces entre les classes et entre les Etats à  l'échelle internationale, tout comme en 1848.      D'après Mehring:

     "  La position qu'adoptèrent Marx et Engels face à  ces évènements  montra à quel point ils n'étaient plus en  prise sur  la réalité allemande. Il y eut beaucoup  de  flottement dans leur jugement." (p.389 Karl Marx  ed.Sociales)

     Marx   et  Engels  avaient  sous-estimé  la   puissance militaire  de  la Prusse et surestimé celle  de  l'Autriche. Mehring  passe entièrement sous silence le fait que Marx  et Engels,  et  avec  eux  toute  l'AIT,  avaient  adoptés  une politique  qui  visait  à  ne  soutenir  ni  la  Prusse,  ni l'Autriche, tout en souhaitant une défaite de la Prusse.  Or la  position  des  lassaliens fut tout autre.  Il  est  donc totalement erroné de dire comme il le fait:

     " A Berlin, Schweitzer adopta la même attitude que Marx et  Engels à Londres, et ce pour les mêmes raisons  et  dans les  mêmes termes; pour cette politique  "opportuniste",  le malheureux continue à être couvert d'opprobre par ces hommes politiques  importants qui vouent un véritable culte à  Marx et à Engels sans pour autant les comprendre." (id p.391)

 

     La position du parti dans cette guerre a été clairement exprimée dans une adresse du Conseil général de l'AIT :

     "  Le  conseil central de  l'Association  générale  des Travailleurs  considère la présente guerre sur le  continent comme  une  guerre  entre gouvernements.  Il  conseille  aux ouvriers  de rester neutres et de s'unir entre eux  dans  le but  d'utiliser la force née de cette union  pour  conquérir leur émancipation politique et sociale." (17 Juillet 1866)

     Mais  la prévision du cours suivi par cette  guerre  et l'analyse  qu'il  en  fit,  ne  peuvent  être  véritablement appréciés qu'au vu de la correspondance Marx/Engels.En  l'absence  d'une révolution en Allemagne,  Marx  et Engels  souhaitaient  une  victoire  de  l'Autriche  sur  la Prusse,  mais  ils  pensaient  qu'une  victoire  rapide de l'Autriche impulserait une révolution en Allemagne:

     " Que dis-tu de Bismarck? On dirait presque  maintenant qu'il  pousse à la guerre et qu'il va ainsi offrir  à  notre Louis  Bonaparte  la  plus belle  occasion  d'acquérir  sans efforts un morceau de la rive gauche du Rhin et, ce faisant, de  s'établir  à vie sur le trône. Dans le cas    l'on  en viendrait  là, quiconque portera une part de  responsabilité dans  cette  guerre mériterait d'être pendu,  et,  en  toute impartialité,   je   souhaite  étendre   cette   règle   aux Autrichiens  aussi, mais, malgré tout, le voeu que je  forme en  premier, c'est que les Prussiens se voient infliger  une raclée terrible. Alors il y aurait deux possibilités: 1/. Les Autrichiens  dictent la paix à Berlin dans les 15  jours  et par  là on évite une ingérence directe de l'étranger,  mais, en même temps, le régime actuel se rend impossible à Berlin, et un autre mouvement arrive au pouvoir qui rejette d'emblée le prussianisme spécifique; ou bien 2/. Les choses changent à Berlin  avant  que les Autrichiens n'arrivent, et  alors  le mouvement se trouve aussi impulsé." (Lettre d'Engels à  Marx du 2 Avril 1866 p.250)

 

     En  fait, la Prusse, avide de puissance et  en  conflit avec  son  frère  ennemi l'Autriche, fut  amenée  à  unifier l'Allemagne  malgré elle. A la fois fossoyeur  et  exécuteur testamentaire  de  la  révolution  de  1848  en   Allemagne, Bismarck  n'a  pu  vaincre  face à  l'Autriche  que  par  la position   de  neutralité  qu'avait  adopté   Bonaparte   et l'alliance qu'il conclut avec l'Italie. Mais la doctrine  de Bonaparte  s'apparente à celle de la pègre et la  neutralité du second Empire dans le conflit austro-prussien devait être payée  par la Prusse au prix de compensations  territoriales  sur  la  rive  gauche du Rhin.  Compensations  que  Bismarck n'avait nullement l'intention d'accorder à Bonaparte.     

Sur ce point des compensations territoriales, Bonaparte demandait un retours aux frontière de 1814, autrement dit la Bavière  rhénane et la Hesse rhénane, Sarrelouis et de  plus le  retrait  des garnisons prussiennes  du  Luxembourg  (cf. Correspondance Marx/Engels t.VIII p.306 note 2.)

     Engels écrivant à Marx le 10 août 1866 disait:

      "  Cette note de Bonaparte semble prouver qu'entre  lui et  Bismarck,  il s'est produit un accroc. Sans  quoi  cette revendication  n'aurait  certainement pas été  présentée  de façon  aussi brutale et soudaine et justement au  moment  le plus  inopportun  pour  Bismarck. Il  serait  indifférent  à Bismarck de la satisfaire, cela est certain, mais comment le peut-il  maintenant?  Que  va en  dire  l'armée  victorieuse encore  sur le pied de guerre? Et le parlement allemand,  et les  Chambres,  et  les Allemands du Sud? Et  le  vieil  âne (Guillaume  Ier ndlr) qui justement à l'heure qu'il est  doit avoir l'air aussi stupidement heureux que mon chien noir  et blanc Dido quand il est repu, et qui a dit: pas un pouce  de terre allemande, etc.?" (id.p.305/306)

     Effectivement Bismarck avait déjà rejeté la demande  de Bonaparte le 7 août 1866!     Dès  lors la perspective d'une guerre  franco-allemande était  toute  tracée. Dans la même  lettre  Engels  envisage plusieurs hypothèses:

 

     "  Cette  dépêche est une grosse bêtise  de  Bonaparte, mais le boucan fait par l'opposition, et probablement  aussi par  l'armée,  l'ont sans doute contraint  à  précipiter  la chose.  Elle peut devenir pour lui très dangereuse. Ou  bien Bismarck fait en sorte qu'il soit possible de céder et alors il  est contraint, à la première occasion, de  commencer  la guerre avec Bon [aparte] pour prendre sa revanche; ou  alors il ne peut pas céder et alors on en viendra à la guerre plus tôt.  Dans l'un et l'autre cas, Bon[aparte] court le  risque de  devoir  faire  une  guerre contre  sa  volonté  et  sans préparation  diplomatique convenable, sans alliances  sûres, dans  un  but de conquête  ouvertement  exprimé.  D'ailleurs Bismarck  a dit au ministre du Hanovre, Platen, il y a  déjà plusieurs  années de cela, qu'il  rassemblerait  l'Allemagne sous  le  casque  prussien et qu'ensuite,  "pour  en  forger l'unité" il la lancerait contre les Français." (id.p.306)

     Des deux hypothèses, l'une était déjà rendue caduque du fait  du  refus officiel de Bismarck de céder  un  pouce  de territoire.  Quand  à  la seconde, elle  ne  devait  pas  se vérifier  entièrement  quant à la précipitation  du  conflit  franco-allemand.  Mais de toute manière une guerre franco- allemande  était désormais inévitable. Il faut tout de  même souligner la profondeur de vue d'Engels qui expose justement les  raisons qui ont d'une part amené Bismarck au refus,  et d'autre  part celles qui ont entraîné les  atermoiements  de Bonaparte  jusqu'en  1870. Cet aspect de  la  prévision  est important  car il repose sur l'analyse des  forces  sociales qui à l'intérieur des nations s'affrontent en donnant à  ces affrontements  des prolongements internationaux.  En  effet, d'un  côté,  Bonaparte et le second Empire ne  pouvaient  se perpétuer, éviter la révolution, qu'en menant une guerre  de conquête  incessante qui maintenait en vie la  mystification du premier empire révolutionnaire, et satisfaisait le  parti chauvin  en France, mais de l'autre, alors que le  mouvement ouvrier  s'était reconstitué avec l'AIT, que  la  révolution montait à la suite du soulèvement polonais de 1863 et de  la victoire  du  Nord dans la guerre civile  américaine,  toute défaite  militaire importante aurait signifié sa  fin.  D'où les  hésitations  de  Bonaparte,  mais  en  même  temps  son impossibilité  à  terme d'échapper à l'épreuve du  feu  avec l'Allemagne. Du côté de Bismarck, le conflit avec la  France devait  aussi  faire taire le conflit entre  les  classes  à l'intérieur  et "forger l'unité" de  l'Allemagne,  autrement dit  maintenir  la  paix  sociale  sous  la  domination  des Hobereaux prussiens et du militarisme prussien.

      1870/1871: guerre franco-prussienne

     Ainsi, si la guerre austro-prussienne portait les germes de la guerre franco-allemande, cette dernière, qui éclate en 1870,  porte en elle ceux d'une future guerre  mondiale  qui ensanglantera  effectivement  le monde pendant  cinq  ans  à partir de 1914. Cette perspective sanglante des bourgeoisies d'Europe, le conseil général de l'AIT en a tracé les grandes lignes dès 1870:

     "  Les  patriotes teutons  s'imaginent-ils  en  réalité qu'ils  vont  assurer  la liberté et la paix  en  jetant  la France dans les bras de la Russie ? Si l'Allemagne,  emportée par  la  fortune  des armes,  l'arrogance  de  la  victoire, l'intrigue  dynastique, commettait une spoliation territoriale  sur la France, de deux choses l'une : ou  elle devrait  se faire ouvertement l'instrument de  la  politique conquérante de la Russie, ou bien après un court  armistice, elle  aurait  à braver une nouvelle  guerre  défensive,  une guerre qui au lieu de ressembler à ces guerres  "localisées" d'invention  moderne,  serait une guerre  contre  les  races slave et romane combinées."

Adresse de l'AIT du 9  septembre 1870.

     Engels  souligne  le caractère  prévisionnel  de  cette Adresse, due à la plume de Marx, et précise qu'il découle de la méthode que Marx avait développée:

     "Et   ne  s'est-elle  pas  réalisée  à  la  lettre   la prédiction  que l'Alsace-Lorraine "jetterait la France  dans les   bras  de  la  Russie"  et  qu'après   cette   annexion l'Allemagne  ou  bien  deviendrait le valet  patenté  de  la Russie,  ou  bien serait obligée, après un court  répit,  de s'armer pour une nouvelle guerre, et, à vrai dire, "pour une guerre  de  races,  une guerre contre les  races  slaves  et latines  coalisées"?  Est-ce que  l'annexion  des  provinces françaises  n'a  pas poussé la France dans les  bras  de  la Russie?  Bismarck  n'a-t-il  pas  vainement,  pendant  vingt années   entières,   brigué  les  bonnes  grâce   du   Tsar, s'abaissant à des services plus vils encore que ceux que  la petite  Prusse, avant qu'elle ne fût "la première  puissance d'Europe", avait coutume de déposer aux pieds de la  Sainte- Russie"? "

     Et  Engels  continue  en marquant  l'actualité  de  ces prévisions  de nouvelles précisions qui se vérifieront  avec exactitude en 1914:

     "  Et  ne voit-on pas  quotidiennement,  suspendue  au- dessus  de notre tête, telle l'épée de Damoclès,  la  menace d'une  guerre, au premier jour de laquelle tous les  traités d'alliance  des  Princes s'en iront en fumée?  D'une  guerre dont rien n'est sûr que l'absolue incertitude de son  issue, d'une guerre de races qui livrera toute l'Europe aux ravages de  quinze  à vingt millions d'hommes armés; et si  elle  ne fait  pas  encore rage, c'est uniquement parce que  le  plus fort  des  grands Etats militaires est pris de  peur  devant l'impossibilité absolue d'en prévoir le résultat final."

     Nous  pourrions nous joindre aujourd'hui-même à  Engels qui disait en 1891:

     "  Il  devient  d'autant plus nécessaire  de  mettre  à nouveau  à  la  portée des ouvriers  allemands  ces  preuves brillantes  et  à  demi oubliées de la  clairvoyance  de  la politique ouvrière internationale de 1870."

(introduction   à   "La  guerre   civile   en   France"1891.Engels)

     Dans ses grandes lignes, voici les enseignements que le Parti  communiste a tiré de la guerre  franco-prussienne  et que nous avons exposés dans le n°23 de CouC:

     1°/   "  Lorsque  la  guerre  éclate,  les communistes  établissent immédiatement les positions suivantes:     

 -  La  guerre a été déclenchée  par  Louis-Napoléon  et c'est une guerre pour l'unification de l'Allemagne.

     -   La   victoire  de  la   France   entraînerait:   la consolidation  du  régime du Second Empire et  le  recul  du mouvement  ouvrier  français d'une  part;  l'ajournement  de l'unité  allemande  d'autre  part,  ce  qui  obligerait   le mouvement  ouvrier  allemand à se mobiliser  pour  longtemps encore sur des objectifs bourgeois.

      - A l'inverse, la victoire de l'Allemagne  entraînerait la chute du Bonapartisme, la constitution de l'Etat unitaire en  Allemagne et l'essor du mouvement ouvrier  allemand  sur des  bases  purement  prolétariennes.  En  même  temps le chauvinisme français dont l'influence gangrène le prolétariat serait battu en brèche.

     -  Si ce résultat était obtenu par un  Bismarck,  c'est bien parce que la bourgeoisie allemande s'était montrée  au-dessous  de  tout et lui avait passé la  main.  La  défendre elle-même contre Bismarck serait une absurdité dès lors  que celui-ci,  en  travaillant  dans le sens  de  l'histoire  ne faisait  que renforcer, à terme, la révolution." (CouC  n° 23 p.55)

     Les communistes ne sont pas dogmatiques, au sens où ils nieraient   la  réalité  historique  au  profit  de   dogmes intangibles,  et  dès lors que l'histoire à  pris  une  voie déterminée,  ceux-ci doivent la reconnaître et travailler  à de  nouvelles  prévisions en vue du  futur  révolutionnaire. Ainsi, ces positions n'entrent pas en contradiction avec les positions  précédemment adoptées, lors des  guerres  austro- italienne  et  austro-prussienne. Tant  qu'il  existait  une possibilité  plus  radicale  que  la  voie  prussienne  vers l'unité   allemande,   les  communistes   orientaient   leur stratégie  dans  son sens; mais dès que la  voie  prussienne s'affirma comme une réalité incontournable, ils  modifièrent leur stratégie en fonction de celle-ci, tout en  recherchant le  résultat révolutionnaire optimum. Les  opportunistes  se sont  empressés  de  tirer la  conclusion  erronée  suivant laquelle on pourrait changer de stratégie et de tactique  au gré du vent!

     Dans  l'Adresse du 19 Juillet 1870, quatre jours  après le  déclenchement de la guerre, le Conseil général de  l'AIT avance  les  positions que nous avons résumées de  la  façon suivantes:

      "  - Dénonciation des régimes de Louis-Bonaparte et  de  Bismarck   comme  alliés  dans  l'écrasement   des   classes populaires.

      - Appel aux ouvriers français et allemands pour  qu'ils dénoncent  en commun la guerre fratricide, même si  du  côté allemand  la  défense  de la nation pouvait  avoir  un  sens révolutionnaire.

     - Caractérisation de la guerre comme guerre de  défense du côté allemand et appel au prolétariat allemand pour qu'en aucun   cas  cette  guerre  ne  se  transforme   en   guerre d'agression  contre  la  France  et  dénonciation  de  cette éventualité.

     - Prévision de la chute du Second Empire comme résultat de la guerre." (Idem p.56)

      La  stratégie  et  la  tactique  du  Parti  étaient  en parfaite  conformité avec la théorie et les principes.  Mais les  prévisions  les plus sombres du  Parti  se  vérifièrent malheureusement,  et  les ouvriers  allemands  et  français, malgré  leur  solidarité  et  leurs  actions  héroïques   ne parvinrent  pas à changer le cours de l'histoire. La  guerre de  défensive  côté  allemand se  transforma  en  guerre  de rapine, et face à la résistance des ouvriers révolutionnaires  de Paris et à la solidarité  des  ouvriers allemands,   les   bourgeoisies  hier  encore ennemi se trouvèrent momentanément réconciliées dans la répression  de leur ennemi le plus mortel: le prolétariat.

     Après 1870, conformément aux prévisions du  Parti-Marx, la  Russie devient l'arbitre de l'Europe. La vieille  Sainte Alliance,  malgré toutes les dissensions entre ses  membres, continue  à exister contre la révolution en Europe ; si  elle n'existe pas officiellement, elle est de fait toujours prête à se reconstituer en premier lieu contre toute tentative  de la  Pologne pour se réunifier et acquérir son  indépendance.

En 1882, Engels écrit à Kautsky:

     "  L'une des tâches de la révolution de 1848 -  et contrairement  aux illusoires, les tâches  véritables  d'une révolution  furent  toutes  résolues à  la  suite  de  cette révolution  -  ,  c'était  de  restaurer  les   nationalités opprimées  et  déchirées de l'Europe centrale,  pour  autant bien sûr qu'elles étaient douées de vitalité et, à ce moment précis,  mûres pour l'indépendance. Cette tâche fut  résolue par les exécuteurs testamentaires de la révolution selon les circonstances   du  moment,  pour l'Italie, la Hongrie, l'Allemagne,  par les Bonaparte, Cavour et autres  Bismarck. Restèrent  l'Irlande et la Pologne. On peut laisser de  côté  ici  l'Irlande  qui  n'affecte que  très  indirectement  les rapports  du continent. Mais la Pologne se trouve au  milieu du continent, et le maintien de sa division est  précisément le  lien  qui  ressoude  à  chaque  fois  entre  elles   les puissances  de  la Sainte Alliance." (Engels  à  Kautsky  15 février 1882 dans "Parti de classe" Maspero t.IV p.13)

     La  libération  nationale  de la  Pologne  aurait  donc constitué un pas en avant vers la destruction de la  vieille Sainte Alliance contre-révolutionnaire et par conséquent une impulsion  décisive pour la révolution en Europe. En  outre, Engels avance, dans cette même lettre, que cette  libération aurait pu avoir lieu  sans un soulèvement révolutionnaire en Pologne  au préalable, du simple fait de conflits entre  les puissances  européennes ( entre la Prusse et la  Russie  par exemple).  Un  tel  évènement eût  néanmoins  constitué  une avancée   historique  de fait ( comme la  réalisation  d'une Petite-Allemagne  sous égide prussienne entre 1864  et  1870, malgré le caractère dynastique de cette réalisation), car il aurait eu pour effet, tout en préparant le parachèvement  du cycle  national en Europe occidentale, de briser  la  Sainte Alliance  et  d'anéantir  toute influence  russe  en  Europe occidentale:

     "  Au  demeurant,  la guerre entre  l'Allemagne  et  la Russie était sur le point d'éclater en 1873, pour  restaurer sous n'importe quelle forme la Pologne, ce qui eût constitué le  noyau  d'une véritable Pologne à l'avenir.  De  même  si messieurs les Russes ne mettent pas bientôt un terme à leurs intrigues  et à leur propagande panslaviste en  Herzégovine, ils peuvent parfaitement voir leur tomber dessus une  guerre qui  dépasserait  leur  volonté  aussi  bien  que  celle  de l'Autriche et Bismarck. Les seuls qui aient intérêt à ce que les  choses deviennent sérieuses en Herzégovine, ce sont  le  parti  panslaviste  et  le Tsar. Il n'y a  pas  lieu  de  se préoccuper davantage de la bande de brigands bosniaques  que des  stupides  ministres et bureaucrates autrichiens  qui  y poursuivent  leurs  manigances. En  conséquence,  même  sans soulèvement,  à  la suite de simples conflits  européens  il n'est  pas  exclu  que  soit  restaurée  une  Petite-Pologne indépendante,  de  la même manière que  la  Petite-Allemagne prussienne  inventée par les bourgeois n'a pas  été  réalisée par la voie révolutionnaire ou parlementaire dont on rêvait, mais par la guerre." (id. p.15)

     Le parti cherche à prévoir les  différentes  voies historiques possibles pour  parvenir à un résultat  déterminé, et il tente toujours de définir quelle serait  la meilleure  pour le prolétariat. En l'absence d'un  mouvement prolétarien organisé, ou même d'un mouvement révolutionnaire  bourgeois,  comme dans ce cas pour la Pologne, même la  voie la  plus  mauvaise, la guerre entre  puissances  européennes réactionnaires peut aboutir à un résultat qui modifiera  les rapports  de force entre les classes. La guerre entre  Etats peut  renvoyer le mouvement en arrière, lorsqu'elle se  fait contre  lui,  ou  bien qu'elle voit le  triomphe  d'un  Etat féodal sur un Etat démocratique bourgeois, elle peut aboutir au maintien du statu quo, mais elle peut aussi réaliser  une avancée  lorsque,  par  ses développements  elle  aboutit  à briser définitivement une entente contre-révolutionnaire, et qu'elle   permet  la  restauration  de   nations   jusque-là démembrées  et  soumises  à  des  puissances  étrangères  et réactionnaires et qui s'entendaient à ces  fins. Dans ce dernier cas, le prolétariat n'apporte  aucun  soutien  aux  belligérants,  pas plus que dans les autres, et  il  utilise les prévisions de parti sur le cours historique pour  forger ses  armes stratégiques et tactiques. Nous ne  développerons pas   ici  quelles  auraient  été  les  conséquences   d'une restauration d'une Petite-Pologne sur la stratégie du  Parti à l'échelle européenne, mais nous pouvons affirmer  qu'elles auraient été de taille!  Il  convient de rappeler aux esprits échauffés, et le milieu  révolutionnaire actuel, pourtant peu nombreux,  n'en manque  pas,  que  l'on  n'empêche pas  les  guerres  de  se  produire,  même  si dans certains cas un fort  mouvement  de classe   peut  compromettre  et  retarder  les   préparatifs guerriers  des  gouvernements. Si le  prolétariat  était  en mesure  d'empêcher la guerre, cela signifierait qu'il est  à ce moment-là apte à s'emparer du pouvoir, qu'au moment  même où  la guerre menacerait d'être déclanchée  il  s'emparerait effectivement  du  pouvoir. Il s'agit là  d'un  rêve  petit- bourgeois,  et  nous  verrons plus  loin  que  justement  la bourgeoisie  est  poussée par ces contradictions  propres  à faire la guerre "contre la révolution". Même dans le cas  où le   prolétariat   est  fortement   organisé   à   l'échelle internationale  il  ne peut éviter ce type  de  guerre.  Les communistes russes ont beaucoup appris de la première guerre et Trotsky nous explique avec beaucoup de clarté pourquoi le prolétariat  ne  peut arrêter  la  guerre,  mais  encore comment le développement même de la guerre peut susciter  la révolution:

     "  Partout  je remarquais la même chose: au  début,  la guerre étourdit les masses laborieuses, les dupe, les induit en  erreur,  puis  elle  les  révolutionne,  les  pousse   à protester  et à se révolter d'abord contre la  guerre  elle- même, puis contre le régime qui les a conduites à la guerre. Pourquoi,  au début la guerre réveille-t-elle  le  sentiment patriotique  des  masses  laborieuses ?  Parce  que,  malgré l'existence d'un Parlement, de partis socialistes et même de  communistes,  autour  d'eux il y a encore  des  millions  de travailleurs  qui n'ont pas de vie sociale et morale.  Notre grand  malheur,  c'est qu'il y ait encore  des  millions  de travailleurs   qui   vivent   comme   des   automates.   Ils travaillent, ils mangent et ils dorment, ou plus  exactement ils   dorment  et  mangent   tout  juste  leur   compte   et travaillent  au-dessus de leurs forces: dans ces  conditions ils ne pensent qu'à joindre les deux bouts. Leur horizon  se limite  là;  leur  esprit, leurs  pensées,  leur  conscience somnolent en période habituelle, et de temps en temps,  pris d'angoisse devant leur situation sans issue, ils s'adonnent à la boisson les jours de fête. Telle est souvent  l'existence de  l'ouvrier:tragique  et  effrayante. Tel  est  le  destin épouvantable de millions et de millions de travailleurs;  le système du capitalisme les y condamne. Qu'il soit maudit, ce système,  justement parce qu'il voue les travailleurs à  une vie aussi horrible!      Mais  la  guerre  éclate, on  mobilise  le  peuple,  il descend  dans  la  rue, il endosse la capote.  On  lui  dit: "Marchons  à  l'ennemi, soyons vainqueurs  et,  après,  tout changera." Et les masses commencent à espérer. On  abandonne la  charrue, le métier. En temps de paix peut-être,  l'homme écrasé  sous  son fardeau quotidien est aussi  incapable  de penser  qu'un boeuf sous le joug, mais là, bon gré mal  gré  il  se  met  à  réfléchir : les  centaines  de  milliers  de soldats, l'agitation, la musique militaire, les journaux qui annoncent de grandes victoires, et il se met à penser que la vie va changer, et si elle change ce sera en mieux...  parce qu'elle ne peut pas être pire. Et il commence à se persuader que la guerre est un phénomène libérateur qui lui  apportera quelque chose de nouveau.  C'est pourquoi, au début de la guerre, nous avons nous- mêmes  remarqué  dans tous les pays sans exception  un  élan patriotique."

(Trotsky: Ecrits Militaires. ed. l'Herne p.76)

      Mais ce type de guerre, la guerre "impérialiste", qui est menée  directement contre la révolution, et dont les motifs particuliers  ne  comportent  en   réalité   aucune perspective  progressiste  mais au contraire  seulement  des intérêts réactionnaires, finit par produire  dialectiquement son  contraire:  la  révolution. Ce que ce type de guerre cherche à faire disparaître, la révolution, resurgit de  la guerre  elle-même.  Dans la suite de  ce  passage  admirable Trotsky  nous  décrit  ce  processus  du  point  de  vue  de l'expérience historique de 14/18:

     " A ce moment, la bourgeoisie devient plus forte. Elle dit: " Tout le peuple avec moi." Sous les drapeaux  de  la bourgeoisie marchent  les travailleurs des  champs  et  des villes.  On  dirait  que  tout se fond  dans  un  seul  élan  national. Mais, après cela, la guerre épuise de plus en plus le pays,saigne le peuple, enrichit des tas de maraudeurs, de spéculateurs,  de  fournisseurs aux  armées,  distribue  des grades aux diplomates et aux généraux, tandis que les masses laborieuses  s'appauvrissent  de  plus  en  plus.  Pour  les nourrices,  les  épouses, les mères, les  ouvrières,  chaque jour  il  devient  plus difficile de  résoudre  la  question lancinante  : comment nourrir les enfants ? Et c'est ce  qui provoque  la révolution spontanée dans l'esprit  des  masses laborieuses. D'abord la guerre les relève en leur donnant de faux espoirs, puis elle les rejette à terre en leur  faisant craquer  la  colonne  vertébrale,  et  la  classe   ouvrière commence  à  se  demander  d'où  cela  vient,  ce  que  cela signifie." (ibid. p.76/77)

     1877/78: La guerre russo-turque.

      Marx  et  Engels prirent parti pour les Turcs  lors  de cette  guerre,  et  Marx s'en explique  dans  une  lettre  à Liebknecht du 4 février 1878:

     "  Nous  prenons résolument parti pour les  Turcs  pour deux raisons:      1. parce que nous avons étudié le paysan turc - et donc la  masse  du  peuple  turc - et nous avons  vu  en  lui  le représentant indubitablement le plus actif et le plus  moral de la paysannerie d'Europe.[6]      2. parce que la défaite des Russes accélèrerait considérablement la révolution sociale en Russie, et partant la révolution dans toute l'Europe."

     L'Empire ottoman ne menaçait nullement la révolution en Europe.  Empire  sur  le déclin, exempt  de  toute  velléité d'expansion, il jouait plutôt le rôle, tant bien que mal, et aux   côtés  de  l'Autriche-Hongrie,  d'un  rempart   contre l'expansionnisme russe vers l'Europe du Sud. Il garantissait en  outre  l'unité  des  nationalités  de  cette  partie  de l'Europe  qui prêtaient le flanc à toutes les intrigues  des russes et des autrichiens, pour ne rien dire des  puissances colonialistes comme l'Angleterre et la France.

     L'élément  déterminant  dans cette  position  du  parti résidait dans la défaite de la Russie tsariste qui aurait eu pour conséquence de précipiter la révolution en Russie  puis dans  toute l'Europe. Ce schéma, le Parti l'a  défendu  avec entêtement, et l'histoire en a confirmé la validité en 1917! L'éventualité  d'une  guerre qui se déclencherait  avant  la révolution,  mais qui, en prenant des proportions  mondiales finirait  par ouvrir la perspective révolutionnaire est  une prévision  parfaitement  complémentaire, car la  guerre  qui advint en 1914 aboutit à la révolution russe puis mondiale.

     En  1878,  la victoire russe sur  les  Turcs retardait d'autant la  perspective  révolutionnaire et  la  chute  du tsarisme.Le  traité de San Stefano donnait à la  Russie  des avantages  tels  en Europe orientale qu'il  faisait  le  lit d'une  véritable hégémonie russe en Europe. A  ce  stade-là, même l'Angleterre, et surtout elle, ne pouvait qu'intervenir contre  son  allié secret. Il  fallait  limiter  l'expansion russe  et  lui  barrer  le  chemin  de  Constantinople,  lui interdire d'aller au-delà de ce qui était tolérable pour les intérêts commerciaux anglais. Interventions diplomatiques et menaces  militaires  (notamment  navales)  de   l'Angleterre (Disraeli)  entraînèrent  l'annulation  du  traité  de   San Stefano et la signature du traité de Berlin.

      Dans  cette même lettre à Liebknecht, Marx énumère  les causes  de  la  défaite turque,  alors  qu'il  espérait  une défaite de la Russie:

     " Les évènements ont pris un autre cours. Pourquoi?  En raison de la trahison de l'Angleterre et de l'Autriche. L'Angleterre  -  ou  plus  exactement  le  gouvernement anglais  -  a, par exemple, sauvé les Serbes,  alors  qu'ils étaient  battus. En leur faisant miroiter toutes  sortes  de fausses  promesses,  elle a incité les Turcs  à  arrêter  la guerre sous prétexte que (par le truchement de l'Angleterre) les  Russes  ont  offert une  armistice,  dont  la  première condition  était  l'arrêt des  hostilités.  Cette  manoeuvre seule a rendu possible la victoire soudaine des Russes. Sans quoi  leur  armée eût été décimée par la faim et  le  froid: seule  l'ouverture  des  routes menant en  Roumélie    elle trouva  (et rafla) de quoi se ravitailler, et où  le  climat était  plus  doux, permit à la Russie de  s'échapper  de  la souricière  bulgare où elle avait concentré ses troupes  qui se déversèrent ainsi massivement vers le Sud. Disraeli a été (et est encore) paralysé au sein de son propre  gouvernement par  l'agent  russe, le marquis de Salisbury,  l'ami  intime d'Ignatcheff,  le grand-prêtre de Common place, le comte  de Derby  et  le comte de Carnavon, aujourd'hui  démis  de  ses fonctions. L'Autriche  a  empêché  les  Turcs  d'exploiter   leurs victoires dans le Monténégro, etc..."

(Ecrits militaires  de Marx/Engels ed. de l'Herne p.606/607)

 

     1885: guerre serbo-bulgare.

 

     La  Russie joue désormais avec le feu et nous avons  un danger  de  guerre  mondiale qui se précise.  Le  traité  de Berlin  avait entériné l'occupation de fait de  la  Bosnie- Herzégovine  par  les  autrichiens  qui  avaient  placé  ces provinces  ottomanes  sous  leur  administration.  Une   des conséquences fut de rendre impossible toute alliance austro-turque  contre  la Russie. D'autre part la  question  de  la Bosnie-Herzégovine  devient  une pomme de discorde  au  sein même   de  l'Empire  entre  Autrichiens  et   Hongrois.   Un rapprochement  entre  l'Autriche et la Russie  s'amorce  par l'intermédiaire de la Prusse. D'une manière générale, toutes les   puissances   européennes  entrent   dans   une   phase d'expansion coloniale et visent à se partager les dépouilles de l'Empire ottoman (Egypte, Chypre, Syrie, Provinces d'Afrique du Nord, etc). Dans un tel contexte, et sachant la France  et l'Allemagne  paralysées  depuis  1870,  la  diplomatie  russe intrigue  et  manœuvre dans les Balkans, ou elle  agite  le drapeau  du panslavisme. Les diplomates russes promettent  à l'Italie les régions d'Istrie et du Trentin, de la  Dalmatie et Tripoli. La Russie mise une nouvelle fois sur la désunion totale  de  toutes les puissances occidentales et  sur  leur compétition  pour les colonies. Eclate alors  une  rébellion des bulgares (divisés par le traité de Berlin en Roumélie au Sud et Bulgarie au Nord). Les russes cherchent à utiliser la rébellion qui se faisait contre eux en promettant l'unification. La Bulgarie qui refuse les avances russes se voit attaquée par la Serbie à laquelle la Russie promet des compensations territoriales :

"Cette guerre fut menée d'abord sournoisement et indirectement. On réédita pour les petits Etats des Balkans, la belle doctrine de Bonaparte, suivant laquelle, quand un peuple jusque-là pars, disons l'Italie ou l'Allemagne, se réunit et se constitue en nation, les autres Etats, disons la France, ont droit à des compensations territoriales. La Serbie avala l'amorce et déclara la guerre aux Bulgares ; la Russie remporta ce triomphe que cette guerre déclenchée dans son intérêt se fit aux yeux du monde sous les auspices de l'Autriche, qui n'osa l'empêcher de peur de voir le parti russe arriver au pouvoir en Serbie. De son côté, la Russie désorganisa l'armée bulgare en rappelant tous les officiers supérieurs, y compris les chefs de bataillon de l'armée bulgare."

(Engels. Situation politique de l'Europe. "Le socialiste" 6-11-1886)

Mais les bulgares écrasèrent les serbes. Ils déjouèrent une tentative de coup d'Etat fomentée par les russes et les russes ne pouvaient pas intervenir directement en Bulgarie sans risquer une guerre européenne dont ils ne voulaient pas. En fait Engels explique que le tsarisme se trouve pris entre le risque de la guerre et la poussée intérieure de l'opposition. Le panslavisme développe le chauvinisme à l'intérieur cherchant à détourner la révolution vers la guerre :

Pour se sauver de la révolution, le pauvre tsar est obligé de faire un nouveau pas en avant. Mais chaque pas devient plus dangereux ; car il ne se fait qu'au risque d'une guerre européenne, ce que la diplomatie russe a toujours cherché à éviter. Il est certain que s'il y a une intervention directe du gouvernement russe en Bulgarie et qu'elle mène des complications ultérieures, il arrivera un moment où l'hostilité des intérêts russes et autrichiens éclatera ouvertement. Il sera alors impossible de localiser la guerre, elle deviendra générale. Etant donné l'honnêteté des fripons qui gouvernent l'Europe, il est impossible de prévoir comment se grouperont les deux camps. Bismarck est capable de se ranger du côté des Russes contre l'Autriche, s'il ne peut retarder autrement la révolution en Russie. Mais il est plus probable que si la guerre éclate entre la Russie et l'Autriche, l'Allemagne viendra au secours de cette dernière pour empêcher son complet écrasement." (idem)

Une fois de plus Engels (ici dès 1886) anticipe sur les événements qui embraseront le monde en 1914, même si les circonstances particulières auront changé quelque peu. La prévision du cours historique et l'élaboration de la stratégie et de la tactique révolutionnaire par le Parti sont indissociables. Mais il est clair qu'on ne peut changer le cours historique par un seul acte de volonté et le cours à la guerre serait la voie la plus défavorable au mouvement ouvrier à cette époque-là compte tenu de la nature même de cette guerre.

"En France, en Russie et en Allemagne, les événements tournent si bien à notre profit que, pour le moment, nous ne pouvons désirer que la continuation du statu quo. Si la révolution éclatait en Russie, elle créerait un ensemble de conditions des plus favorables. Une guerre générale, au contraire, nous rejetterait dans le domaine de l'imprévu (et des événements incalculables). La révolution en Russie et en France serait retardée ; notre parti subirait le sort de la Commune de 1871. Sans doute les événements finiront par tourner en notre faveur ; mais quelle perte de temps, quels sacrifices, quels nouveaux obstacles à surmonter." (idem).[7]

La prévision de la guerre s'accompagne d'une remarque intéressante sur la nature même de la guerre :

"Si guerre il y a, elle ne se fera que dans le but d'empêcher la révolution ; en Russie pour prévenir l'action commune de tous les mécontents, slavophiles, constitutionnels, nihilistes, paysans ; en Allemagne pour maintenir Bismarck ; en France pour refouler le mouvement victorieux des socialistes et rétablir la monarchie." (idem).

La guerre se fera CONTRE LA REVOLUTION, CONTRE LE MOUVEMENT SOCIALISTE. Voila la cause ultime qui amènera tôt ou tard la guerre mondiale entre toutes les puissances, si la révolution n'éclate pas avant en Russie.

En 1888 Engels donne des indications précieuses sur le politique du parti face à une guerre européenne :

"A l'heure actuelle, l'Alliance semble dissoute, et la guerre imminente. Cependant, même si la guerre éclatait, ce ne serait que pour remettre au pas la récalcitrante Autriche et la Prusse. Espérons que cette guerre n'aura pas lieu : dans une telle guerre, on ne pourrait sympathiser avec aucun des belligérants ; au contraire, il faudrait souhaiter que tous fussent battus, si cela était possible. Ce serait une guerre affreuse. Mais quoi qu'il advienne, ce qui est sûr, c'est que tout s'achèvera en fin de compte au profit du mouvement socialiste et la conquête du pouvoir par la classe ouvrière en sera accélérée."

(Engels à I.Nadejde 4-01-1888)

A ce moment-là, il est donc clair que le parti prône le défaitisme révolutionnaire. Un an plus tard, dans une lettre à L. Lafargue, Engels reprend le scénario de la guerre européenne et pousse la prévision jusqu'à déterminer quelle serait la meilleure issue possible pour le prolétariat qui, nous l'avons vu ne devrait "sympathiser avec aucun des belligérants" :

"Dans cette guerre, la neutralité de la Belgique et de la Suisse sera la première chose qui volera en éclats, et si la guerre prend un tour sérieux, notre seule chance sera que les Russes soient battus et fassent la révolution. Les Français ne pourront pas la faire tant qu'ils sont les alliés du tsar : ce serait une haute trahison.

Cependant, si aucune révolution n'interrompt la guerre, si on la laisse suivre son cours, dans ce cas, la victoire ira au camp qui se sera assuré le concours de l'Angleterre, à condition que celle-ci entre en guerre. En effet, on pourra alors, avec l'aide de l'Angleterre, réduire l'autre camp à la famine, en coupant l'approvisionnement en blés étrangers dont toute l'Europe occidentale a besoin désormais..." (Lettre de Engels à L.Lafargue 7 Mai 1889).

On peut résumer la position d'Engels tout au long de ces années où la guerre menace en disant que la guerre européenne serait moins favorable que la paix au mouvement ouvrier, mais que si celle-ci éclate, tout en se faisant essentiellement contre lui, elle sera de toute manière le prélude à la révolution. Suivant le cours qu'elle empruntera, cette guerre pourra désorganiser momentanément le mouvement ouvrier mais elle rendra encore plus nécessaire la révolution prolétarienne. Dans cette guerre, il faudrait souhaiter que tous les camps soient battus, entendu que les ouvriers n'en soutiennent aucun ! Ils pratiquent si possible le défaitisme révolutionnaire. Mais il n'est pas possible que tous soient vaincus. Il y a toujours dans une guerre des vainqueurs et des vaincus. Pour la perspective révolutionnaire, la défaite de la Russie serait la meilleure des issues car elle déboucherait certainement sur une révolution qui ouvrirait alors, comme Marx et Engels l'ont toujours prophétisé, une vague révolutionnaire dans toute l'Europe. Si aucune révolution ne vient changer le cours de la guerre, les vainqueurs seront les alliés de l'Angleterre si cette dernière intervient. Engels revient sur ce dernier aspect dans un texte de 1890 :

"Une guerre dans laquelle l'Autriche et l'Allemagne lutteraient contre la Russie et la France empêcherait l'Occident tout entier de s'approvisionner en blé russe par la voie de terre. Or tous les pays occidentaux ne vivent que grâce au blé venant de l'extérieur. Cet approvisionnement ne pourrait donc se faire que par mer, et la supériorité maritime de l'Angleterre lui permet de couper tout l'approvisionnement en direction de la France aussi bien que de l'Allemagne, autrement dit d'affamer celle-là aussi bien que celle-ci - selon qu'elle prendra parti pour l'une ou pour l'autre."

(La politique extérieure du tsarisme russe)

Enfin dans ce même texte Engels rappelle qu'une telle guerre menace à cause du contentieux franco-allemand et des visées russes sur Constantinople et Que, si elle éclatait, elle mettrait aux prises "dix à quinze millions de combattants en arme" (idem).

Il nous reste un dernier texte de toute première importance à examiner. Ecrit par Engels en 1891 et publié dans la "Neue Zeit" et dans "L'almanach du parti ouvrier" sous le titre : "Le socialisme en Allemagne", ce texte fut le dernier qu'il consacra à l'étude des rapports de force entre classes et entre Etats à l'échelle européenne avant sa mort le 5 Août 1895. Pour cette raison même il fut utilisé par l'aile opportuniste de la II° Internationale en 1914 afin de justifier la politique chauvine de la majorité social-démocrate. Ce texte apparaissait donc comme le dernier mot d'Engels en la matière.

A ce moment-là, le mouvement socialiste connaît un développement sans précédent, surtout en Allemagne, et l'on assiste simultanément à la montée de tensions internationales. Toutefois, à la fin de 1891, le danger de guerre s'éloigne momentanément, et pour plusieurs années selon Engels, à cause de la situation intérieure de la Russie.

En Allemagne la classe ouvrière a acquis une puissance politique qui plaçait son parti parmi les plus influents. Grâce à son organisation et à sa tactique, le prolétariat allemand, utilisant le parlement et toutes les possibilités légales avait obtenu en 1890 au cours des élections 1 427 298 voix, autrement dit plus que n'importe quel autre parti à la même date :

" En 1867, les députés bourgeois pouvaient prendre leurs collègues socialistes pour des êtres étranges, arrivés d'une autre planète : aujourd’hui, qu'ils le veuillent ou non, ils doivent les regarder comme l'avant-garde du pouvoir à venir. Le parti socialiste qui a renversé Bismarck, le parti qui, après onze ans de lutte, a brisé la loi contre les socialistes, le parti qui, comme une marée montante déborde toutes les digues, envahit villes et campagnes, même dans les Vendées les plus réactionnaires - ce parti, aujourd'hui est arrivé au point où, par un calcul presque mathématique, il peut fixer l'époque de son avènement au pouvoir."

(Engels. Le Socialisme en Allemagne.Neue Zeit N°19 1891-1892)

Comme nous l'avons souligné au cours des chapitres précédents du "Bref historique", Marx et Engels ont toujours défendu la tactique du parlementarisme révolutionnaire. Tactique électorale et préparation révolutionnaire étant alors indissociables, ils n'ont jamais cédé au légalisme dont certains gnomes les ont accusés. Ce que prouve une fois de plus la suite du texte où il est précisé que la force principale du socialisme en Allemagne réside, encore plus que dans les succès électoraux, dans le fait que le socialisme pénètre l'armée allemande elle-même.

Si les socialistes utilisent la légalité, ils s'attendent néanmoins à ce que la bourgeoisie brise elle-même cette légalité en passant à l'offensive contre leur parti, et ils s'y préparent ! Une répression du mouvement socialiste est possible, mais elle ne pourrait pas empêcher la classe ouvrière organisée dans un parti de masse majoritaire d'accéder au pouvoir. Par contre, si l'offensive bourgeoise n'était pas seulement nationale, si elle se manifestait au travers d'une guerre européenne avant même que ce parti ait pu accéder au pouvoir, cela compliquerait beaucoup plus les tâches du parti. Dans cette dernière hypothèse quelle aurait dû être la position des socialistes ? La réponse à cette question cruciale fait l'objet de la seconde partie du texte d'Engels, et elle vient tout à la fois conformer et étayer ses positions telles que nous les avons rappelées jusqu'ici :

"Tout ce qui précède a été dit sous la réserve que l'Allemagne pourra suivre en paix son développement économique et politique. Une guerre changerait tout cela. Et la guerre peut éclater d'un moment à l'autre.

La guerre aujourd'hui, tout le monde sait ce que cela signifie. Ce serait la Russie et la France d'un côté, l'Allemagne, l'Autriche, peut-être l'Italie, de l'autre. Les socialistes de tous ces pays, enrôlés bon gré mal gré, seraient forcés de se battre les uns contre les autres : que fera, que deviendra en pareil cas le parti socialiste allemand ?"

La question est posée en termes clairs et précis. Mais avant d'y répondre, Engels passe en revue tous les belligérants, et cherche à déterminer si l'un d'entre eux représente une force progressiste :

         - L'Allemagne prussienne est encore dirigée par des forces semi-féodales et sous Bismarck elle "a commis d'énormes fautes (en politique intérieure par son régime policier elle était méprisée de l'étranger, en politique extérieure elle fut le servile agent du tsar, un obstacle à l'unité allemande par sa rivalité avec l'Autriche et ses sordides intérêts dynastiques, enfin par son annexion de l'Alsace-Lorraine, contre laquelle le CG de l'AIT avait mis en garde dès les débuts de la guerre franco-prussienne).

         - Si la France représente encore la république bourgeoise moderne et la révolution bourgeoise face à l'Empire semi-féodal allemand, et par là une force progressiste, dès lors qu'elle s'est alliée au gendarme de l'Europe, à la Russie tsariste, pilier de la réaction, c'en est terminé de son caractère progressiste éventuel vis-à-vis de l'Allemagne :

"Le tsarisme russe, c'est l'ennemi de tous les peuples occidentaux, même des bourgeois de tous ces peuples ! Les hordes czariennes, en envahissant l'Allemagne, y porteraient l'esclavage au lieu de la liberté, la destruction au lieu du développement, l'abrutissement au lieu du progrès. Bras dessus, bras dessous avec le tsar, la France ne peut apporter à l'Allemagne aucune idée libératrice ; le général français qui parlerait aux allemands de république ferait rire l'Europe et l'Amérique. Ce serait l'abdication du rôle révolutionnaire de la France, ce serait permettre à l'Empire bismarckien de se poser comme le représentant du progrès occidental contre la barbarie de l'Orient."

Cette analyse rejoint la conclusion déjà établie par Engels, comme quoi la guerre européenne mettrait aux prises des belligérants dont aucun, finalement, ne serait progressiste, et dont les buts de guerre seraient autant dirigés contre la classe ouvrière que vers la rapine.

Si, par contre, le parti ouvrier le plus développé, celui d'Allemagne, prenait le pouvoir, il réduirait à néant toutes ces manœuvres en réglant le contentieux alsacien entre la France et l'Allemagne, la question de la Pologne et du Schleswig-Holstein etc. Ainsi la politique étrangère du tsar perdrait tous ces appuis, et la Russie n'aurait plus d'exutoire aux pressions révolutionnaires internes :

"Mais derrière l'Allemagne, il y a le parti socialiste allemand, et l'avenir prochain du pays. Dès que ce parti arrivera au pouvoir, il ne pourra s'y maintenir sans réparer les injustices commises par ses prédécesseurs envers d'autres nationalités. Il devra préparer la restauration de la Pologne, trahie si honteusement par la bourgeoisie française ; il devra faire appel au Schleswig du Nord et à l'Alsace-Lorraine pour décider librement de leur avenir politique. Toutes ces questions se résoudront donc sans efforts et dans un avenir prochain, si on laisse l'Allemagne à elle-même. Entre une France et une Allemagne socialistes, il ne peut y avoir de question d'Alsace-Lorraine : le cas sera vidé en un clin d'œil. Il s'agit donc d'attendre une dizaine d'années. Le prolétariat français, anglais, allemand attend encore sa délivrance : les patriotes alsaciens-lorrains ne sauraient-ils pas attendre ? Y a-t-il là matière à dévaster tout un continent et à le soumettre, en fin de compte, au knout tsarien ? Le jeu en vaut-il la chandelle ?"

(idem. p.87)

Ensuite Engels envisage la situation où la guerre éclate et cherche à déterminer si l'Allemagne peut avoir quelque intérêt national que ce soit à y défendre. Et la conclusion est claire, alors que l'opportunisme a bien voulu y voir une justification de l'Union sacrée. Engels part de l'hypothèse que la Russie déclenchera la guerre contre l'Allemagne et l'Autriche, et que la France se jettera aussitôt sur le Rhin :

"Alors, l'Allemagne combat pour son existence même. Victorieuse, elle ne trouve rien à annexer. A l'Est comme à l'Ouest, elle ne trouve que ds provinces de langue étrangère : de celles-là, elle n'en a déjà que trop. Battue, écrasée entre le marteau français et l'enclume russe, elle devra céder à la Russie l'ancienne Prusse et les provinces polonaises, au Danemark le Schleswig, à la France toute la rive gauche du Rhin."

L'Allemagne n'a donc aucun intérêt national à une telle guerre, et le prolétariat allemand n'a pas à souhaiter une victoire militaire allemande quelconque qui non seulement renforcerait le parti de la réaction au pouvoir mais entretiendrait la haine franco-allemande. Il en serait de même si la France gagnait une telle guerre aux côtés de la Russie et annexait des territoires allemands. Or :

"(...) ce qu'il faut avant tout à la Russie, c'est une cause d'inimitié permanente entre la France et l'Allemagne. Réconciliez ces deux grands pays, et c'en est fait de la suprématie russe en Europe."

Toutefois, une défaite allemande serait certainement la pire des issues historiques à un conflit européen, car elle aboutirait à un démembrement de l'Allemagne tel qu'il préparerait une nouvelle guerre encore plus sanglante. Entre temps, le tsarisme se serait consolidé et l'Allemagne continuerait à lui servir "d'instrument". Mais la pire des choses résiderait dans l'écrasement du parti le plus avancé du prolétariat international :

"Il va sans dire que ni le tsar ni les républicains bourgeois français, ni le gouvernement allemand lui-même ne laisseraient passer une si bonne occasion pour écraser le seul parti qui est, pour eux tous, l'ennemi. Nous avons vu comment Thiers et Bismarck se sont donnés la main sur les ruines du Paris de la Commune ; nous verrions alors le Tsar, Constans, Caprivi (ou leurs successeurs quelconques) s'embrasser sur le cadavre du socialisme allemand."

Enfin, Engels envisage le cas où l'Allemagne serait envahie par les russes et les français, et en conclut que le parti socialiste, soit "forcerait" le parti au pouvoir à employer des moyens révolutionnaires, soit le remplacerait. C'est ce passage qui fut manipulé par les social-traîtres et les social-chauvins afin de justifier l'union sacrée en Allemagne [8]. Or cette interprétation tournait le dos, non seulement aux positions historiques de Marx/Engels et du parti révolutionnaire, mais encore au sens général de ce texte et à sa conclusion donnée par Engels dix lignes plus loin, et que nous citerons intégralement. Elle souligne parfaitement que la position révolutionnaire excluait toute solidarité avec le gouvernement :

"Résumons. La paix assure la victoire du parti socialiste allemand dans une dizaine d'années : la guerre lui offre ou la victoire dans deux ou trois ans, ou la ruine complète pour quinze à vingt ans. Dans cette position, les socialistes allemands devraient être fous pour préférer le va-tout de la guerre au triomphe assuré que leur promet la paix. Il y a plus. Aucun socialiste, de n'importe quel pays, ne peut désirer le triomphe guerrier, soit du gouvernement allemand actuel, soit de la république bourgeoise française ; encore moins celui du Tsar, qui équivaudrait à la subjugation de l'Europe. Voilà pourquoi les socialistes demandent partout que la paix soit maintenue. Mais si néanmoins la guerre doit éclater, une chose est certaine. Cette guerre, où quinze à vingt millions d'hommes armés s'entrégorgeraient et dévasteraient l'Europe comme jamais elle n'a été dévastée, cette guerre ou bien amènerait le triomphe immédiat du socialisme, ou bien elle bouleverserait tellement l'ordre ancien des choses, elle laisserait partout après elle un tel monceau de ruines que la vieille société capitaliste deviendrait plus impossible que jamais, et que la révolution sociale, retardée de dix à quinze ans, n'en serait que plus radicale et plus rapidement parcourue".

 



[1] "  En  réalité, leurs divergences n'étaient  pas  moins profondes   que   celles  qui,  au  début   de   la   guerre impérialiste,   divisèrent   les   social-démocrates,   unis pourtant sur la même plate-forme marxiste." (Riazanov:  Marx et Engels. p.113 ed.sociales internationales)

[2] C'est une chose que n'a absolument pas compris, par exemple Kamunist Kranti, qui s'obstine, texte après texte, à reprocher à Marx de n'avoir pas su saisir les formes modernes de la propriété capitaliste, et ce au mépris de toute compréhension du B-A,BA de la théorie révolutionnaire.

[3] Citer Invariance

[4] Référence sur classiques

[5] En revnache, comme on le verra dans les exemples historiques, il existait au cours de certains épisodes une dimension liée à l'achèvement de l'unification nationale de l'état bourgeois.

[6] Ce passage est à rapprocher des études de Marx sur la Commune Ruuse d'où il ocncluait à la possibilité, jusaquà une certaine époque, du raccourciussement d l'étape révolutiionnaire en Russie.

[7] En fait, - dans le genre imprévu et "incalculable" - la première guerre mondiale précipita la révolution en Russie au lieu de la retarder et déclencha ainsi la vague révolutionnaire la plus puissante qui ait jamais ébranlé le capitalisme mondial. Ce qu'il est important de noter ici c'est la permanence de l'axe central de la prévision et de la tactique : le tsarisme est le rempart de la contre-révolution en Europe et notamment le principal soutien du pouvoir de Bismarck. Tout échec de la Russie, toute défaite, tout progrès de la révolution dans ce pays constituent donc un progrès pour l'ensemble du mouvement révolutionnaire. La liaison entre la révolution en Russie et l'extension du mouvement révolutionnaire notamment en Allemagne, déjà fermement établie à cette époque ne s'est pas démentie et a été défendue notamment par Lénine et la Gauche Communiste d'Italie.

[8] Ces citations cruciales seront  reprises et commentées plus avant dans la suite du texte sur la II° Internationale, lorsqu'il s'agira d'aborder les arguments respectifs des chauvins français et allemands pour balancer par dessus-bord toutes les résolutions des congrès et les beaux discours pacifistes.