MARX ENGELS ET LA GUERRE
(1866/1893)
Le texte que nous faisons
paraître sous ce titre aujourd'hui, s'inscrit en complément et en annexe du
texte sur la Seconde Internationale. Dans notre dernière livraison, (RIMC N°
11), nous avons entamé le chapitre sur la Seconde Internationale en étudiant
les années de fondation, et la tactique du parti historique par rapport à la réémergence
du parti formel.
Dans ce numéro, nous insistons
sur la lutte menée par les communistes contre la dégénérescence opportuniste du
parti.
Cette dégénérescence se
concrétisera, de manière absolue, dans la trahison et la faillite lors de
l'éclatement de la guerre, en 1914. L'analyse des débats et des positions sur
la guerre fera l'objet d'une troisième livraison sur la Seconde Internationale,
dans le N°14 de la RIMC, à paraître en Mai 1994.
Pour mieux comprendre et situer
cette question de la guerre, il nous a
paru opportun, d'autant qu'un tel travail manque cruellement, de rappeler les
positions classiques de Marx et
d'Engels sur la guerre, et
surtout la prévision d'une guerre mondiale, dont le foyer principal
devait être l'Europe, après 1870. La faillite et la trahison de
la II Internationale en
1914 face à la guerre dite à
l'époque "impérialiste", les positions et mots d'ordres
adoptés par l'opposition de gauche,
restée fidèle à la révolution
communiste,tout cela doit être confronté aux
positions classiques.. D'autant
que si Marx et Engels
avaient prévu cette guerre et ses
caractères, la caractérisation de celle- ci comme guerre impérialiste pose un
problème évident.
Dans le n°8 de la RIMC,
l'éditorial de CouC
intitulé: "Le mouvement
communiste et la guerre", nous avons
rappelé un certain nombre de
principes que les communistes doivent
défendre et que le
parti doit mettre en
pratique. Cet éditorial annonçait:
" Si nous abordons cette question,
c'est bien parce que nous estimons que
la guerre du Golfe n'a été qu'un moment dans
un processus qui est caractérisé
par la
montée des tensions au sein de
l'Impérialisme mondial." (p.5 RIMC n°8)
Un
approfondissement des positions
classiques nous montrera par quelle dialectique complexe ce
processus peut mener à l'éclatement de conflits généralisés
dans lesquels les communistes
doivent souhaiter la défaite de
tous les belligérants, ce
qui débouche sur
le défaitisme
révolutionnaire, et se préparer à la
prise du pouvoir, la fameuse
transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. Nous verrons aussi quel rôle joue la
prévision, et quelle importance revêt la
méthode scientifique du mouvement communiste,
le matérialisme historique, dans la
prévision, pour fonder une politique révolutionnaire du prolétariat et déjouer
les pièges de la bourgeoisie internationale, dont les
guerres deviennent de simples
moyens de détourner la lutte des classes vers des buts de rapine
qui ne profitent, en dernière instance,
et contrairement à ce qu'affirment les opportunistes de tous les temps, qu'à la bourgeoisie elle- même.
Enfin, et surtout, cette question se relie
à notre plan de travail général, et
s'inscrit à propos dans le chapitre du "Bref historique" relatif à la II°
Internationale et la guerre. Car
l'opportunisme qui entraîna
le parti du prolétariat dans la faillite et la
trahison la plus odieuse jusque-là de toute l'histoire de la lutte des
classes, cet opportunisme
qui révèle toute sa félonie face à
la guerre dite
"impérialiste", Marx et Engels ont eu à le combattre de 1853 à la fin
de leur jours. Et ce fut essentiellement
dans la personne de Lassalle [1],
figure haute en couleur qui domina
le mouvement ouvrier allemand entre 1853
et 1864 (cf RIMC n°
), que cet opportunisme félon
s'incarna dans un premier temps. Comme nous le montrons par
ailleurs dans ce numéro, le rôle du révisionnisme allemand a été
particulièrement important pour donner à l'opportunisme une assise théorique
durable.
Le communisme de Marx/Engels contre
l'opportunisme face à la guerre.
Avant d'examiner point par point quelles
ont été les prises de position de Marx et Engels sur les conflits de leur
temps, il importe de préciser à nouveau dans quel contexte se situe leur œuvre
par rapport à la périodisation du MPC. Nous avons souligné (cf.
CouC N°5) que le passage à la phase de soumission
réelle s'effectuait dès le premier quart du XIX° siècle en Angleterre, et entre
le milieu et le dernier quart du XIX° siècle sur le continent (France,
Allemagne, Italie etc.)
Cela signifie que dès cette
époque, le parti communiste a pu analyser et anticiper tous les phénomènes
propres au capitalisme moderne, qu'il s'agisse de l'évolution des formes de
propriété du capital [2],
du rôle de l'Etat, de la réalisation du marché mondial, ou des crises. Et bien
évidemment, c'est aussi sur la base de cette connaissance du capitalisme
développé que s'établit la prévision de la lutte des classes et du communisme.
Le programme communiste est la nécrologie du capital, non sa biologie.
Nous avons déjà souligné, dans le
texte sur la Seconde Internationale, que dans cette mesure, la
"coupure" de 1914 devait être relativisée. La plupart des phénomènes
à l'œuvre au début du XX° siècle sont déjà largement entamés, voire réalisés,
en tous les cas fondés au cours des décennies qui précèdent, et donc leur
explication ne nécessite pas le recours à de nouveaux concepts théoriques et à
une nouvelle périodisation du capital, et ceci quelle que soit la nature des
phases que l'on prétend ainsi opposer : phase ascendante/phase de décadence,
phase de libre concurrence/phase impérialiste, ni même phase de soumission
formelle/phase de soumission réelle du travail au capital.
C'est de ce point de vue que nous
avons critiqué le concept de Lénine : l'impérialisme.[3]
Il est en effet doublement ambigu ; à la fois inutile pour qualifier la phase
de soumission réelle du travail au capital, et basé sur des phénomènes qui ne
sont pas toujours correctement analysés [4].
Dans ces conditions, caractériser la première guerre mondiale comme
"guerre impérialiste" n'est pas suffisant. Si l'échelle de cette
guerre a été inconnue jusqu'alors, l'affrontement des puissances capitalistes
pour la suprématie sur le marché mondial n'est pas, en 1914, un fait nouveau [5].
Cette ampleur même du conflit avait d'ailleurs été clairement diagnostiquée par
Engels. Cette prévision a été rendue possible par le fait que, loin de tout
indifférentisme, le parti communiste, sous sa forme historique, suivait et
analysait très précisément les conflits contemporains en essayant à chaque fois
de tirer les fils de l'écheveau des alliances et de définir une ligne propre au
prolétariat révolutionnaire. Le moins que l'on puisse dire est que cette
capacité d'analyse a été perdue par le mouvement révolutionnaire. Ainsi, comme
toujours, la meilleure chose est de revenir à Marx et Engels, de s'imprégner
des leçons passées de l'histoire du mouvement prolétarien pour en réapprendre
les réflexes.
1853-1856: La guerre russo-turque.
Sans
entrer dans les détails du déroulement
de cette guerre, il convient de rappeler la position du parti-Marx à
cette occasion, et elle fera grincer
plus d'une dent dans notre milieu révolutionnaire:
"
En revanche, si la Russie entre en possession de la Turquie,
sa force en sera augmentée de moitié,
et elle l'emportera sur toute l'Europe coalisée. Un tel
évènement serait un malheur
indescriptible pour la
cause révolutionnaire. Le
maintien de l'indépendance turque ou -
dans le
cas d'une désagrégation
toujours possible de l'Empire ottoman - l'échec des projets
annexionnistes de la Russie, sont des questions de la plus haute importance. Sur ce
point, les intérêts de la démocratie révolutionnaire et de l'Angleterre sont étroitement liés. Ni
l'une ni l'autre ne peut permettre au tsar de faire de
Constantinople l'une de ses capitales. Si les choses sont poussées
à l'extrême, nous verrons
l'une et l'autre opposer la
même résistance
énergique." (Engels: L'enjeu
véritable en Turquie. N.Y.D.T 12 avril
1853 dans Marx/Engels: La
Russie p.130/131 UGE 10/18)
Il est important de remarquer qu'Engels ne
confond pas l'Angleterre et son
gouvernement du moment. Or, l'appui à ce gouvernement aurait signifié une
trahison de la "démocratie
révolutionnaire". Toute l'activité
publique du parti-Marx
durant la guerre
russo-turque a justement
consisté à dénoncer les liens
diplomatiques secrets, et les intérêts de la
grande bourgeoisie anglaise qui les
sous-tendaient, du
gouvernement anglais avec la Russie. Au contraire,
toute l'activité de
propagande était tournée
contre ce gouvernement et en
particulier contre Aberdeen,
premier ministre du moment et Palmerston, qui occupait le ministère de l'intérieur avant de lui
succéder comme premier ministre. La
France et Bonaparte figuraient en bonne place dans les
cibles des attaques du Parti.
L'agitation populaire anti-russe était exaltée
contre les gouvernements réactionnaires anglais et français
qui menaient alors une guerre de simulacre contre la Russie.
Mais le Parti Marx ne tombe nullement
dans le travers turcophile,
comme l'explique Riazanov, car
sa position demeure déterminée par l'objectif révolutionnaire:
"
En ce qui concerne la Turquie,
qui n'était que le prétexte
de cette guerre, ce serait une erreur
de croire, comme la plupart des gens, que Marx était turcophile.
Ni Marx, ni Engels n'oubliaient
que la Turquie était un pays encore
plus asiatique, plus barbare que
la Russie. Leurs critiques n'épargnaient aucun des
belligérants. Pour eux, il n'existait qu'un critérium. Ils examinaient chaque
évènement en fonction de son
influence sur l'accélération de la
révolution, sur le renforcement de la poussée révolutionnaire."
("Marx et
Engels" éditions sociales internationales. p.108)
Ce que rappelle ici Riazanov, c'est tout simplement le déterminisme
matérialiste et historique. Le communisme scientifique s'est montré capable,
pour la première fois, d'assigner des lois cohérentes à l'apparent chaos des
faits historiques et de comprendre les causes matérielles des évènements. Il
n'y a donc aucune place pour une vision idéaliste, morale, ou basée sur la
notion de bons sentiments. Au contraire, ces grandes idées humanistes sont
elles-mêmes toujours le reflet de présupposés matériels, comme
l'anti-esclavagisme aux Etats-Unis par exemple, qui pouvait et devait triompher
parce que cette forme d'exploitation des travailleurs ne correspondait pas à
l'évolution du capitalisme moderne. A l'heure où les affrontements entre
nations se font sous le masque hypocrite de "l'humanitaire", ces
notions ne sont pas inutiles à rappeler.
La
politique révolutionnaire de Marx
vise aussi à stigmatiser
tous les traîtres, démocrates
petits-bourgeois et nationalistes divers, polonais, italiens ou
hongrois, qui recrutaient des légions de volontaires pour Bonaparte, et se
faisaient l'écho de la légende libérale
et progressiste du bonapartisme.
En
réalité, comme le dit Riazanov, la défense
de la Turquie, ou son agression,
n'était qu'un prétexte. La Russie cherchait
à s'emparer des
provinces danubiennes et des
détroits, jusque-là aux mains des Turcs,
et elle
espérait que les puissances européennes la laisseraient agir en toute
impunité, pour récompenser les
services contre-
révolutionnaires qu'elle leur avait
rendu en 1848. Or, ces mêmes puissances
furent poussées dans la
guerre malgré elles. Et c'est ce que démontra le Parti tout
en dénonçant les liens
secrets qui liaient ces puissances à
la Russie tsariste, et en particulier le gouvernement anglais,
dont faisait partie Palmerston et Aberdeen. Alors que le dernier était
notoirement russophile, le
premier passait pour un ennemi décidé de la Russie. Cette question
fut l'objet d'une première sortie de Marx et d'Engels contre l'opportunisme de
Lassalle qui vantait les mérites de
Palmerston, tout comme il finit par se
compromettre, et compromettre le Parti, avec Bismarck. Dans une lettre à
Lassalle, Marx met les choses au point concernant Palmerston:
"
Ton opinion sur Palmerston est celle qui prévaut sur le continent et dans la masse libérale du public
anglais. Pour ma part, rien n'est plus certain que la conclusion que Palmerston - en
passant, la princesse Lieven a payé
ses dettes en 1827, le prince Lieven l'a fait
entrer au Foreign
Office en 1830 et, sur son lit de mort, Canning a mis en
garde contre lui - est un agent russe.
Je suis arrivé à ce résultat après avoir
examiné très consciencieusement et avec beaucoup de soin toute sa carrière, et cela dans les Blue Books, les Parlementiary Debates et les déclarations de ses propres agents diplomatiques. "
(...) " Palmerston n'est pas un génie, un génie ne se prête pas à des
rôles de ce genre. Mais c'est un des
plus grands talents qui soit
et un tacticien accompli. Son
tour de force n'est pas de servir la Russie, mais de savoir s'affirmer dans son
rôle de "ministre véritablement
anglais" en la servant. Sa
seule différence avec Aberdeen
est qu'Aberdeen sert la Russie parce qu'il
ne la comprend pas et que Palmerston la sert bien
qu'il la comprenne. C'est
pourquoi le premier est le partisan
avoué, le second, l'agent secret
de la Russie, le premier la sert
gratis, le second contre rétribution." (lettre de Marx à Lassalle du 6 avril 1854)
Lorsque la Russie entre en guerre contre
la Turquie, en Novembre 1853, l'Angleterre est dirigée par un gouvernement conservateur, mais
libre échangiste, avec
Aberdeen comme premier ministre. L'Angleterre et la France ne déclarerons la guerre
à la Russie qu'en Mars 1854, et la
guerre de Crimée se déroulera
avec Palmerston comme premier ministre!
La Russie était déjà intervenue au Monténégro à la suite du soulèvement des Monténégrins et des Bosniaques contre
les Turcs en Février 1853,
conjointement avec les Autrichiens. Mais alors
que l'Autriche avait
réglé l'affaire monténégrine, les
Russes en profitèrent pour
soulever le problème des
orthodoxes et occuper
les Principauté
danubiennes, le 3 juillet 1853. La Turquie sera
sagement conseillée par les puissances anglaise et française de ne pas déclarer la guerre à la Russie. Mais
les Turcs finiront par déclarer la guerre au mois de novembre 1853.
Ainsi, la Russie peut progresser dans
les Balkans et se rapprocher de son but:
Constantinople, après avoir détruit
la flotte turque à
Sinope sous les yeux des flottes
anglaise et française. La Prusse adopte une neutralité
bienveillante à l'égard de la Russie et protège ainsi le coeur
même du territoire russe. Quand à
l'Autriche, la puissance pourtant
la plus décidée à contenir les ambitions
du Tsar, elle se contentera
de chercher à
récupérer à son
profit les provinces
danubiennes. La décomposition de l'Empire
ottoman sous la poussée expansionniste russe
pouvait d'ailleurs servir
les appétits colonialistes des
deux rivaux occidentaux. La
Russie comptait d'ailleurs
sur cette rivalité. Néanmoins, ces mêmes puissances rivales
s'entendirent pour limiter la poussée des russes aux Balkans et à la mer Noire. Ce qu'elles avaient à
redouter le plus dans une guerre contre la Russie,
c'était une défaite russe qui aurait
impulsé une révolution en Russie, et partant dans toute l'Europe. Il est d'ailleurs intéressant
de constater que la défaite Russe en
Crimée, aussi peu glorieuse et aussi limitée
que fût la
victoire anglo-française, eut
des conséquences
considérables en Russie:
émeutes paysannes durant et après la guerre, développement du populisme,
et finalement abolition du
servage. Ce qui
confirme les analyses du Parti-Marx et
aurait pu inaugurer une nouvelle
phase révolutionnaire si la guerre avait été
menée avec décision jusqu'à une
défaite véritable de la Russie.
Autrement dit, la position du
parti révolutionnaire est "défaite de la russie
!", non pour défendre les Turcs, mais pour affaiblir le principal rempart
de la contre-révolution en Europe. A l'inverse, les puissances ne font à la Russie
qu'une guerre limitée, pour les mêmes raisons. L'analyse sur la Russie restera
une constante du parti jusqu'à la révolution de 1917.
1859-1860 guerre austro-italienne.
L'opportunisme de
Lassalle prit un tour encore plus évident
lors de cette guerre. En dénonçant toutes les forces belligérantes en
présence, Marx et Engels se placent du point de vue de l'intérêt
révolutionnaire et soutiennent une
stratégie en harmonie avec
le meilleur résultat révolutionnaire souhaitable dans des
conditions historiques
déterminées. Ceci ne signifie
nullement que cette stratégie
aboutira nécessairement. Mais le Parti ne se compromet pas
avec des forces
réactionnaires en vue d'obtenir un quelconque résultat
immédiat. L'objectif étant de soutenir
et de guider les forces
sociales les plus progressistes et les plus radicales vers la révolution. En l'absence d'un réel mouvement de masse, le
Parti envisage la meilleure issue à la
guerre pour que justement
un tel mouvement puisse naître,
ou tout au moins pour qu'il naisse
dans les
meilleures conditions. Nous reviendrons
sur cet aspect des choses car
notre milieu révolutionnaire en a des
vues tout à
fait contradictoires et
pour le moins superficielles. Il suffit pour
l'instant de rappeler que le souci principal
du Parti Marx dans cette guerre, c'était d'assurer l'unité allemande à la fois contre les
russes et les français
et contre les gouvernements
allemands qui entravaient l'unification par peur de la révolution
et par intérêts dynastiques.
L'unité italienne dont le Parti se préoccupait tout autant en tant que
parti internationaliste du prolétariat, ne pouvait justement pas se réaliser
sans que se réalise une véritable unité allemande. C'est le sens des
textes de Marx et d'Engels à
l'époque ("Le Pô et le
Rhin"; "La Savoie,Nice et le Rhin"; "La question de l'unité italienne" etc.), et
des prises de
positions qu'ils
impliquaient. D'une manière générale,
une telle stratégie, tout en tenant
compte de tous les facteurs, reposait sur
la perspective d'une nouvelle vague révolutionnaire européenne; elle
était une stratégie
révolutionnaire à l'échelle européenne. En revanche, élaborer une
stratégie qui, dans le meilleur
des cas, aurait abouti à la création
par le
haut d'une petite Italie sarde
et d'une petite Allemagne prussienne,
toutes deux gouvernées
par des socialistes d'Etat comme
Bismarck et Cavour sous les ordres
du roi, de l'Empereur et du Pape! n'oublions pas le
Tsar!! non seulement aurait châtré le jeune
mouvement révolutionnaire renaissant, mais encore l'aurait hypothéqué pour
l'avenir. L'exemple des années 1917/23 parlera de lui- même: l'Etat n'est toujours pas
pleinement démocratique, ce qui permettra
à la social-démocratie de
fourvoyer le prolétariat
allemand sur la voie démocratico-légaliste de la
modernisation de l'Etat capitaliste; l'unité n'est toujours pas
réalisée, le prolétariat allemand se fait écraser Etat après
Etat (Allemagne, Bavière,
Autriche) et même Land après
Land (Rhur, Saxe, etc...),
tout comme cela s'était produit pour la révolution démocratique de 1848.
Nous avons vu qu'après la guerre de Crimée
la situation intérieure de la Russie s'était considérablement détériorée, et
que l'absolutisme tsariste commençait à être confronté à une
véritable opposition révolutionnaire. La
France et d'autres pays
subirent aussi les contre-coups de
cette guerre dont les
effets se conjuguèrent avec ceux
d'une nouvelle crise cyclique du MPC en 1857:
"
En 1858 déjà,
un mouvement d'opposition révolutionnaire mettant
à l'ordre du
jour d'anciennes questions pendantes
se manifeste dans tous les Etats
de l'Europe occidentale. En Allemagne, le courant en faveur de l'unification se renforce. La lutte se
ranime entre le parti pangermanique
aspirant à l'union
de l'Allemagne tout entière, y compris l'Autriche, et le parti
allemand modéré mettant au
premier plan la Prusse,
autour de laquelle doivent s'unir
tous les Etats allemands à
l'exception de l'Autriche. En
Italie, on assiste
également à un
réveil des aspirations
nationales. En France, où la crise de 1857 avait entraîné le krach de nombreuses
entreprises et avait eu une répercussion
des plus désastreuses sur l'industrie
textile, l'opposition
petite-bourgeoise se développe,
et les organisations révolutionnaires clandestines,
surtout les groupes blanquistes, manifestent une nouvelle
activité. Le mouvement ouvrier,
qui avait complètement cessé
après la défaite de
Juin, se ranima,
particulièrement dans le bâtiment et le meuble. En Russie, il se
produit à Moscou une série de banqueroutes
de maisons commerciales,
et le gouvernement
entre peu à peu dans la
voie des réformes libérales." (Riazanov idem. p.110/111)
Parmi
les moyens classiques des
classes exploiteuses pour pervertir
le mécontentement populaire,
la guerre représente le
plus efficace. Bonaparte et le
Tsar, comme d'autres le
firent plus tard, utilisèrent à cette
fin un argument qui
sensibilise le philistin: la
libération des nationalités opprimées. Cavour, au même titre que Bismarck exécuteur testamentaire de la révolution de 1848, ministre du
Roi de Sardaigne, Etat équivalent en Italie à la Prusse pour
l'Allemagne, s'allia avec
Bonaparte contre les Autrichiens pour
accroître le royaume
en échange de territoires italiens à la France
impériale. Rien à voir donc avec l'unité italienne! La Sardaigne convoitait la
Lombardie et la Vénétie, la France, Nice et la Savoie. L'accord conclu au détriment
des peuples, la
guerre éclata.
Les révolutionnaires n'étaient pas plus
indifférents à cette guerre qu'ils
ne l'avaient été lors de la
guerre russo-turque:
"
De la sorte surgit une nouvelle
question politique des plus importantes, qui agitait fortement l'Europe
tout entière, et surtout les
révolutionnaires des différents pays. Quelle
position les révolutionnaires et
les socialistes devaient-ils adopter ? Devaient-ils se ranger du
côté de Napoléon,
qui jouait presque
le rôle de révolutionnaire en
lançant le mot d'ordre
du droit de l'Italie
à disposer d'elle-même, ou du côté de
l'Autriche, qui représentait le
despotisme et opprimait l'Italie et la
Hongrie ? C'était
là, on le
voit, une question
très importante qui exigeait une tactique déterminée et qui nous rappelle la situation de 1914." (Riazanov idem p.111/112)
C'est
autour de ces problèmes que
l'opposition entre Marx/Engels et
Lassalle va prendre une tournure plus vive et révéler le dangereux opportunisme
de ce dernier.
Aux arguments louches de Bonaparte en
faveur de l'unité italienne, l'Autriche opposait la non moins suspecte théorie
selon laquelle elle défendait l'Allemagne contre Bonaparte, en défendant le Rhin sur le Pô!
Dans ce différent, la Prusse restait
neutre, se désolidarisant ainsi
d'un Etat allemand... Engels
saisit alors l'occasion de réduire
à néant tous ces sophismes et d'exposer la stratégie et la
tactique du parti révolutionnaire dans
sa brochure: Pô et Rhin, de même que Marx avait dénoncé la
collusion entre les Piémontais et Bonaparte
dans un article du 24 Janvier 1854:
La question de l'unité italienne (cf.RIMC n¯6
p.15/16).
Marx lui-même
résume le sens
général de la
brochure d'Engels, "Pô et Rhin", dans une lettre justement
adressée à Lassalle:
"
Sujet principal: démonter
militairement, c'est-à-dire au
plan de la science militaire, que tous les arguments avancés tendant à prouver
que les Autrichiens doivent tenir
la ligne du
Mincio, afin de
protéger l'Allemagne,
s'appliquent à la
France qui doit avoir
le Rhin pour frontière, afin de se protéger elle-même;
en outre démontrer que, s'il est vrai que l'Autriche a fortement
intérêt à tenir la
ligne du Mincio, l'Allemagne elle,
en tant que puissance unie,
n'en a aucun,
et que l'Italie
sera constamment dominée militairement
par l'Allemagne aussi longtemps que toute la Suisse ne sera
pas française. Le tout principalement
dirigé contre les stratèges de
l'Allgemeine Zeitung d'Augsbourg et par
ailleurs, bien sûr, d'un point de vue
national, contre Bonaparte."
(Marx
à Lassalle le 25
février 1859)
Toutefois,
une défaite de l'Autriche aurait
retardé l'unification nationale allemande, favorisé le renforcement du Bonapartisme
en France, et donc le maintien
du joug
contre-révolutionnaire sur le prolétariat français,
mais encore elle aurait renforcé
le pôle prussien en Allemagne, et
finalement l'influence russe en Europe centrale:
"
La Russie est derrière le parvenu des Tuileries, et le presse. Avec un mouvement panslaviste
en Bohême, Moravie, Galicie, le Sud, le
Nord et l'Est de la Hongrie, l'Illyrie, etc... et une guerre en Italie, la
Russie serait à peu près certaine de briser la résistance que l'Autriche
continue à lui opposer."
(Marx
à Lassalle 4 février 1859)
La
position du Parti Marx, tenant compte
dans son analyse de
tous les rapports de force,
se situe comme toujours par rapport aux perspectives
révolutionnaires même si celles-ci ne
sont que lointaines. Or, dans cette
guerre, la question laissée pendante en 1848 de l'unité nationale de
l'Italie et de l'Allemagne ressurgissait et laissait espérer une reprise
révolutionnaire à la
suite de la
crise économique qui avait secoué le monde capitaliste
et ses dépendances coloniales
ou semi-coloniales. Dans
cette perspective le Parti
devait se délimiter de toutes
les forces réactionnaires d'Europe
et soutenir la
ligne révolutionnaire, autrement dit les Italiens et les Allemands
devaient réaliser leur unité par
eux-mêmes. Les Allemands n'avaient aucun intérêt national à conserver des provinces italiennes et dans le cas d'une
unification révolutionnaire les
restitueraient aux Italiens. La politique révolutionnaire devait donc
s'orienter vers cette unification
contre tous les intérêts dynastiques,
ceux de Bonaparte, comme ceux de la Prusse, de l'Autriche et
de la Sardaigne. Dans le cas où la France attaquerait l'Autriche avec le
soutient de la Russie, les Allemands
auraient dû venir en aide aux Autrichiens et mener une guerre
dès lors révolutionnaire, car
les dynasties régnantes
en Prusse autant qu'en Autriche
faisait obstacle à l'unité allemande.
Les positions de Lassalle étaient
nettement différentes et glissaient vers la collaboration avec Bismarck
et le soutien à Bonaparte et au
tsar contre l'Autriche considérée comme
le seul obstacle à l'unité
allemande et italienne. Marx attaqua
cette position de front dans
une brochure intitulée: " La
guerre d'Italie et la mission de la Prusse". Ce que dit Riazanov des brochures de Lassalle sur la guerre d'Italie est éloquent:
" Lorsqu'on lit les brochures de
Lassalle, qui fait des compliments
à Napoléon et
à la Russie
et ménage le gouvernement prussien,
il faut, pour
comprendre son attitude, se
souvenir qu'il s'efforce de parler en démocrate prussien cherchant
à démontrer aux
classes dominantes, c'est-à-dire
aux Junkers, qu'il ne convient pas de venir
en aide à l'Autriche. Mais, dans
ce rôle, Lassalle exprimait des
idées qui étaient en
contradiction fondamentale avec celles de Marx et d'Engels. Alors déjà
se manifestait entre ces hommes un
dissentiment, qui prit ensuite une forme
plus accusée. Alors, déjà,
entraîné par le
désir d'obtenir
immédiatement un succès tangible, s'attachant à
être un "politique réel" et non un doctrinaire, Lassalle
se permet des arguments qui l'engagent à l'égard du
parti dirigeant, qui l'amènent à
présenter sous un jour favorable ceux
qu'il cherche à persuader de ne
pas venir en aide à l'Autriche. Les injures adressées à l'Autriche,
l'attitude conciliante envers les gouvernements prussiens et russe
pouvaient être considérées encore
comme l'oeuvre d'un
publiciste n'intervenant pas au nom du parti lui-même. Mais la tactique
préconisée pour la lutte pratique
directe du parti était, comme
le montra dans la suite l'action de Lassalle, grosse de dangers." (idem.p.115/116)
Ainsi
il ne pouvait
exister deux orientations différentes dans
le Parti. Marx devait
le signifier à Lassalle
dont l'opportunisme semblait encore
pouvoir être corrigé. Dans une
lettre à Engels du 18 Mai 1859 Marx aborde ce
problème tout en synthétisant
les positions du
parti révolutionnaire en Allemagne:
"
Le pamphlet de Lassalle est
une énorme gaffe.
La parution de ton pamphlet
anonyme l'empêchait de dormir. La position
du parti révolutionnaire en
Allemagne est actuellement difficile, j'en conviens; cependant elle
est claire, si l'on veut bien se livrer tant soit peu
à une analyse critique
de la situation. En ce qui
concerne les
"gouvernements", et quel que soit le point de vue, il faut, c'est
évident, ne serait-ce que pour préserver
l'existence de l'Allemagne, exiger d'eux non pas de rester neutres mais,
comme tu
le dis justement, de se montrer
patriotes. Mais pour donner l'accent révolutionnaire à la chose,
il suffit de souligner encore plus
fortement l'opposition à l'égard de la Russie que celle à l'égard de Boustrapa
[Napoléon.NDLR]. C'est ce que
Lassalle aurait dû faire
en réponse aux vociférations
anti-française de la Neue Preussische
Zeitung. C'est
aussi ce point-là qui, dans la pratique, au cours de la guerre, va entraîner les gouvernements
allemands à trahir le Reich et c'est là où on pourra leur mettre la main
au collet. Cela dit, si Lassalle prend la liberté de parler au nom
du parti, ou bien il doit s'attendre à l'avenir à être ouvertement désavoué
par nous, dans
la mesure où la
situation est trop importante pour que nous prenions
des gants, ou bien, au lieu de
suivre ses inspirations moitié flamme moitié logique, il devra commencer
par se renseigner sur l'opinion que
d'autres ont en dehors de lui. Nous devons maintenant veiller à une discipline
de parti, sinon tout va se casser la
figure."
L'opportunisme ne tient pas compte du but, seuls
lui importent les succès du jour. Lassalle soutenait la voie la moins
révolutionnaire, parce qu'elle
lui paraissait déboucher sur des
succès immédiats du point de vue national. Cette politique
opportuniste le conduisit,
lui et ses adeptes,
à des compromis plus profond avec
Bismarck après cette guerre, notamment au cours de la
campagne d'annexion du
Schleswig-Holstein:
"
(...) Lassalle s'était engagé beaucoup plus à fond
dans la
collaboration avec Bismarck que nous
ne l'avions jamais su. Il
existait littéralement entre eux une
alliance qui en était arrivée au
point où Lassalle devait se rendre au
Schleswig-Holstein pour y défendre l'annexion des Duchés par
la Prusse, tandis que Bismarck s'était engagé de façon moins
sûre en ce qui concerne
l'introduction du suffrage universel et plus sûrement quant au droit
d'association, à des concessions dans le domaine social, une aide
de l'Etat aux associations ouvrières, etc."
(Lettre de Engels à
Marx 10 Mars 1865)
Voici la substance même de l'opportunisme
qui triompha en 1914
et domine toujours
la classe ouvrière
en la trahissant tous les jours.
1866: guerre austro-prussienne.
Les
positions de Marx et d'Engels au
cours de
cette guerre ont généralement
été mal comprises
et souvent déformées ou encore
incriminées. Si nous avons évoqué cette guerre au cours du
"Bref historique",
comme ayant marqué l'acte de
naissance d'une petite Allemagne sous l'égide de la Prusse, d'une part, et celui
de l'empire bicéphale Austro-Hongrois,
d'autre part, il importe d'en étudier
ici les causes et les effets. Il est d'ailleurs
devenu banal de considérer que Marx
et surtout Engels se seraient
gravement mépris au sujet de cette guerre et
que les positions adoptées par
les lassaliens, par exemple, auraient été plus justes. C'est notamment
le point de vue développé par Frantz.Mehring dans son
" Karl Marx". Or, nous
l'avons vu, les positions de Lassalle l'ont mené à la TRAHISON
de la classe ouvrière, et
cette trahison fut renouvelée par Schweitzer. Cette trahison
consécutive à leur opportunisme ne fit que préfigurer la TRAHISON bien
plus tragique encore de
la II° Internationale gagnée
à l'opportunisme, en 1914.
Par contre, les
positions de Marx/Engels demeurent
fermes sur la ligne du
communisme révolutionnaire, et procèdent d'une appréciation du rapport des forces entre les classes et entre
les Etats à l'échelle internationale,
tout comme en 1848. D'après Mehring:
"
La position qu'adoptèrent Marx et Engels face à ces évènements montra à quel point ils n'étaient plus
en prise sur la réalité allemande. Il y eut beaucoup de
flottement dans leur jugement." (p.389 Karl Marx ed.Sociales)
Marx
et Engels avaient
sous-estimé la puissance militaire de la
Prusse et surestimé celle de l'Autriche. Mehring passe entièrement sous silence le fait que
Marx et Engels, et
avec eux toute
l'AIT,
avaient adoptés une politique
qui visait à
ne soutenir ni
la Prusse, ni l'Autriche, tout en souhaitant une défaite
de la Prusse. Or la position
des lassaliens fut tout autre. Il
est donc totalement erroné de
dire comme il le fait:
" A Berlin, Schweitzer adopta la même
attitude que Marx et Engels à Londres,
et ce pour les mêmes raisons et dans les
mêmes termes; pour cette politique
"opportuniste", le
malheureux continue à être couvert d'opprobre par ces hommes politiques importants qui vouent un véritable culte
à Marx et à Engels sans pour autant les
comprendre." (id p.391)
La position du parti dans cette guerre a
été clairement exprimée dans une adresse du Conseil général de l'AIT :
"
Le conseil central de l'Association
générale des Travailleurs considère la présente guerre sur le continent comme une
guerre entre gouvernements. Il
conseille aux ouvriers de rester neutres et de s'unir entre eux dans
le but d'utiliser la force née de
cette union pour conquérir leur émancipation politique et
sociale." (17 Juillet 1866)
Mais
la prévision du cours suivi par cette
guerre et l'analyse qu'il
en fit, ne
peuvent être véritablement appréciés qu'au vu de la
correspondance Marx/Engels.En
l'absence d'une révolution en
Allemagne, Marx et Engels
souhaitaient une victoire
de l'Autriche sur la
Prusse, mais ils
pensaient qu'une victoire
rapide de l'Autriche impulserait une révolution en Allemagne:
" Que dis-tu de Bismarck? On dirait
presque maintenant qu'il pousse à la guerre et qu'il va ainsi offrir à
notre Louis Bonaparte la
plus belle occasion d'acquérir
sans efforts un morceau de la rive gauche du Rhin et, ce faisant,
de s'établir à vie sur le trône. Dans le cas où
l'on en viendrait là, quiconque portera une part de responsabilité dans cette
guerre mériterait d'être pendu, et, en
toute impartialité, je souhaite
étendre cette règle
aux Autrichiens aussi, mais,
malgré tout, le voeu que je forme
en premier, c'est que les Prussiens se
voient infliger une raclée terrible.
Alors il y aurait deux possibilités: 1/. Les Autrichiens dictent la paix à Berlin dans les 15 jours
et par là on évite une ingérence
directe de l'étranger, mais, en même
temps, le régime actuel se rend impossible à Berlin, et un autre mouvement
arrive au pouvoir qui rejette d'emblée le prussianisme spécifique; ou bien 2/.
Les choses changent à Berlin avant que les Autrichiens n'arrivent, et alors
le mouvement se trouve aussi impulsé." (Lettre d'Engels à Marx du 2 Avril 1866 p.250)
En
fait, la Prusse, avide de puissance et
en conflit avec son
frère ennemi l'Autriche, fut amenée
à unifier l'Allemagne malgré elle. A la fois fossoyeur et
exécuteur testamentaire de la
révolution de 1848
en Allemagne, Bismarck n'a
pu vaincre face à
l'Autriche que par la
position de neutralité
qu'avait adopté Bonaparte
et l'alliance qu'il conclut avec l'Italie. Mais la doctrine de Bonaparte
s'apparente à celle de la pègre et la
neutralité du second Empire dans le conflit austro-prussien
devait être payée par la Prusse au prix
de compensations territoriales sur
la rive gauche du Rhin. Compensations
que Bismarck n'avait nullement
l'intention d'accorder à Bonaparte.
Sur ce point des compensations
territoriales, Bonaparte demandait un retours aux
frontière de 1814, autrement dit la Bavière
rhénane et la Hesse rhénane, Sarrelouis et de plus le
retrait des garnisons
prussiennes du Luxembourg
(cf. Correspondance Marx/Engels t.VIII p.306
note 2.)
Engels écrivant à Marx le 10 août 1866
disait:
" Cette note de Bonaparte semble prouver
qu'entre lui et Bismarck,
il s'est produit un accroc. Sans
quoi cette revendication n'aurait
certainement pas été présentée de façon
aussi brutale et soudaine et justement au moment
le plus inopportun pour
Bismarck. Il serait indifférent
à Bismarck de la satisfaire, cela est certain, mais comment le
peut-il maintenant? Que va
en dire
l'armée victorieuse encore sur le pied de guerre? Et le parlement
allemand, et les Chambres,
et les Allemands du Sud? Et le
vieil âne (Guillaume Ier ndlr) qui justement à l'heure qu'il est doit avoir l'air aussi stupidement heureux
que mon chien noir et blanc Dido quand il est repu, et qui a dit: pas un pouce de terre allemande, etc.?"
(id.p.305/306)
Effectivement Bismarck avait
déjà rejeté la demande de Bonaparte le 7
août 1866! Dès lors la perspective d'une guerre franco-allemande était toute
tracée. Dans la même lettre Engels
envisage plusieurs hypothèses:
"
Cette dépêche est une grosse
bêtise de Bonaparte, mais le boucan fait par
l'opposition, et probablement aussi
par l'armée, l'ont sans doute contraint à
précipiter la chose. Elle peut devenir pour lui très dangereuse.
Ou bien Bismarck fait en sorte qu'il
soit possible de céder et alors il est
contraint, à la première occasion, de
commencer la guerre avec Bon [aparte] pour prendre sa revanche; ou alors il ne peut pas céder et alors on en
viendra à la guerre plus tôt. Dans l'un
et l'autre cas, Bon[aparte] court le risque de
devoir faire une
guerre contre sa volonté
et sans préparation diplomatique convenable, sans alliances sûres, dans
un but de conquête ouvertement
exprimé. D'ailleurs Bismarck a dit au ministre du Hanovre, Platen, il y a déjà
plusieurs années de cela, qu'il rassemblerait
l'Allemagne sous le casque
prussien et qu'ensuite,
"pour en forger l'unité" il la lancerait contre les
Français." (id.p.306)
Des deux hypothèses, l'une était déjà
rendue caduque du fait du refus officiel de Bismarck de céder un
pouce de territoire. Quand à la seconde, elle ne
devait pas se vérifier
entièrement quant à la
précipitation du conflit
franco-allemand. Mais de toute
manière une guerre franco- allemande
était désormais inévitable. Il faut tout de même souligner la profondeur de vue d'Engels
qui expose justement les raisons qui ont
d'une part amené Bismarck au refus, et
d'autre part celles qui ont entraîné
les atermoiements de Bonaparte
jusqu'en 1870. Cet aspect de la
prévision est important car il repose sur l'analyse des forces
sociales qui à l'intérieur des nations s'affrontent en donnant à ces affrontements des prolongements internationaux. En
effet, d'un côté, Bonaparte et le second Empire ne pouvaient
se perpétuer, éviter la révolution, qu'en menant une guerre de conquête
incessante qui maintenait en vie la
mystification du premier empire révolutionnaire, et satisfaisait le parti chauvin
en France, mais de l'autre, alors que le
mouvement ouvrier s'était
reconstitué avec l'AIT, que la
révolution montait à la suite du soulèvement polonais de 1863 et de la victoire
du Nord dans la guerre
civile américaine, toute défaite
militaire importante aurait signifié sa
fin. D'où les hésitations de
Bonaparte, mais en
même temps son impossibilité à
terme d'échapper à l'épreuve du
feu avec l'Allemagne. Du côté de
Bismarck, le conflit avec la France
devait aussi faire taire le conflit entre les
classes à l'intérieur et "forger l'unité" de l'Allemagne,
autrement dit maintenir la
paix sociale sous
la domination des Hobereaux prussiens et du militarisme
prussien.
1870/1871: guerre franco-prussienne
Ainsi, si la guerre austro-prussienne
portait les germes de la guerre franco-allemande, cette dernière, qui éclate en
1870, porte en elle ceux d'une future
guerre mondiale qui ensanglantera effectivement
le monde pendant cinq ans à
partir de 1914. Cette perspective sanglante des bourgeoisies d'Europe, le
conseil général de l'AIT en a tracé les grandes
lignes dès 1870:
"
Les patriotes teutons s'imaginent-ils en
réalité qu'ils vont assurer
la liberté et la paix en jetant
la France dans les bras de la Russie ? Si l'Allemagne, emportée par
la fortune des armes,
l'arrogance de la
victoire, l'intrigue dynastique,
commettait une spoliation territoriale
sur la France, de deux choses l'une : ou
elle devrait se faire ouvertement
l'instrument de la politique conquérante de la Russie, ou bien
après un court armistice, elle aurait
à braver une nouvelle guerre défensive,
une guerre qui au lieu de ressembler à ces guerres "localisées" d'invention moderne,
serait une guerre contre les
races slave et romane combinées."
Adresse
de l'AIT du 9 septembre
1870.
Engels
souligne le caractère prévisionnel
de cette Adresse, due à la plume
de Marx, et précise qu'il découle de la méthode que Marx avait développée:
"Et
ne s'est-elle pas
réalisée à la
lettre la prédiction que l'Alsace-Lorraine "jetterait la
France dans les bras
de la Russie"
et qu'après cette
annexion l'Allemagne ou bien
deviendrait le valet patenté de la
Russie, ou bien serait obligée, après un court répit,
de s'armer pour une nouvelle guerre, et, à vrai dire, "pour une
guerre de races,
une guerre contre les races slaves
et latines coalisées"? Est-ce que
l'annexion des provinces françaises n'a
pas poussé la France dans les
bras de la Russie?
Bismarck n'a-t-il pas
vainement, pendant vingt années
entières, brigué les
bonnes grâce du
Tsar, s'abaissant à des services plus vils encore que ceux que la petite
Prusse, avant qu'elle ne fût "la première puissance d'Europe", avait coutume de
déposer aux pieds de la Sainte-
Russie"? "
Et
Engels continue en marquant
l'actualité de ces prévisions de nouvelles précisions qui se
vérifieront avec exactitude en 1914:
"
Et ne voit-on pas quotidiennement, suspendue
au- dessus de notre tête, telle
l'épée de Damoclès, la menace d'une
guerre, au premier jour de laquelle tous les traités d'alliance des
Princes s'en iront en fumée?
D'une guerre dont rien n'est sûr
que l'absolue incertitude de son issue,
d'une guerre de races qui livrera toute l'Europe aux ravages de quinze
à vingt millions d'hommes armés; et si
elle ne fait pas
encore rage, c'est uniquement parce que
le plus fort des
grands Etats militaires est pris de
peur devant l'impossibilité
absolue d'en prévoir le résultat final."
Nous pourrions nous joindre aujourd'hui-même
à Engels qui disait en 1891:
"
Il devient d'autant plus nécessaire de
mettre à nouveau à
la portée des ouvriers allemands
ces preuves brillantes et à demi oubliées de la clairvoyance
de la politique ouvrière
internationale de 1870."
(introduction à "La
guerre civile en
France"1891.Engels)
Dans ses grandes lignes, voici les
enseignements que le Parti communiste a
tiré de la guerre franco-prussienne et que nous avons exposés dans le n°23 de CouC:
1°/
" Lorsque la
guerre éclate, les communistes établissent immédiatement les positions
suivantes:
-
La guerre a été déclenchée par Louis-Napoléon et
c'est une guerre pour l'unification de l'Allemagne.
-
La victoire de
la France entraînerait: la consolidation du
régime du Second Empire et
le recul du mouvement
ouvrier français d'une part;
l'ajournement de l'unité allemande
d'autre part, ce
qui obligerait le mouvement
ouvrier allemand à se
mobiliser pour longtemps encore sur des objectifs bourgeois.
- A l'inverse, la victoire de
l'Allemagne entraînerait la chute du
Bonapartisme, la constitution de l'Etat unitaire en Allemagne et l'essor du mouvement
ouvrier allemand sur des
bases purement prolétariennes. En
même temps le chauvinisme
français dont l'influence gangrène le prolétariat serait battu en brèche.
-
Si ce résultat était obtenu par un
Bismarck, c'est bien parce que la
bourgeoisie allemande s'était montrée
au-dessous de tout et lui avait passé la main.
La défendre elle-même contre
Bismarck serait une absurdité dès lors
que celui-ci, en travaillant
dans le sens de l'histoire
ne faisait que renforcer, à
terme, la révolution." (CouC n° 23 p.55)
Les communistes ne sont pas dogmatiques,
au sens où ils nieraient la réalité
historique au profit
de dogmes intangibles, et dès
lors que l'histoire à pris une
voie déterminée, ceux-ci doivent
la reconnaître et travailler à de nouvelles
prévisions en vue du futur révolutionnaire. Ainsi, ces positions
n'entrent pas en contradiction avec les positions précédemment adoptées, lors des guerres
austro- italienne et austro-prussienne.
Tant qu'il existait
une possibilité plus radicale
que la voie
prussienne vers l'unité allemande,
les communistes orientaient
leur stratégie dans son sens; mais dès que la voie
prussienne s'affirma comme une réalité incontournable, ils modifièrent leur stratégie en fonction de
celle-ci, tout en recherchant le résultat révolutionnaire optimum. Les opportunistes
se sont empressés de
tirer la conclusion erronée
suivant laquelle on pourrait changer de stratégie et de tactique au gré du vent!
Dans
l'Adresse du 19 Juillet 1870, quatre jours après le
déclenchement de la guerre, le Conseil général de l'AIT avance les
positions que nous avons résumées de
la façon suivantes:
"
- Dénonciation des régimes de Louis-Bonaparte
et de
Bismarck comme alliés
dans l'écrasement des
classes populaires.
- Appel aux ouvriers français et
allemands pour qu'ils dénoncent en commun la guerre fratricide, même si du
côté allemand la défense
de la nation pouvait avoir un
sens révolutionnaire.
- Caractérisation de la guerre comme
guerre de défense du côté allemand et
appel au prolétariat allemand pour qu'en aucun
cas cette guerre
ne se transforme
en guerre d'agression contre
la France et
dénonciation de cette éventualité.
- Prévision de la chute du Second Empire
comme résultat de la guerre." (Idem p.56)
La
stratégie et la
tactique du Parti
étaient en parfaite conformité avec la théorie et les
principes. Mais les prévisions
les plus sombres du Parti se
vérifièrent malheureusement,
et les ouvriers allemands
et français, malgré leur
solidarité et leurs
actions héroïques ne parvinrent pas à changer le cours de l'histoire. La guerre de
défensive côté allemand se
transforma en guerre
de rapine, et face à la résistance des ouvriers révolutionnaires de Paris et à la solidarité des
ouvriers allemands, les bourgeoisies
hier encore ennemi se trouvèrent
momentanément réconciliées dans la répression
de leur ennemi le plus mortel: le prolétariat.
Après 1870, conformément aux prévisions
du Parti-Marx,
la Russie devient l'arbitre de l'Europe.
La vieille Sainte Alliance, malgré toutes les dissensions entre ses membres, continue à exister contre la révolution en Europe ;
si elle n'existe pas officiellement,
elle est de fait toujours prête à se reconstituer en premier lieu contre toute
tentative de la Pologne pour se réunifier et acquérir
son indépendance.
En 1882, Engels écrit à Kautsky:
"
L'une des tâches de la révolution de 1848 - et contrairement aux illusoires, les tâches véritables
d'une révolution furent toutes
résolues à la suite
de cette révolution -
, c'était de
restaurer les nationalités opprimées et
déchirées de l'Europe centrale,
pour autant bien sûr qu'elles
étaient douées de vitalité et, à ce moment précis, mûres pour l'indépendance. Cette tâche fut résolue par les exécuteurs testamentaires de
la révolution selon les circonstances
du moment, pour l'Italie, la Hongrie, l'Allemagne, par les Bonaparte, Cavour et autres Bismarck. Restèrent l'Irlande et la Pologne. On peut laisser de côté
ici l'Irlande qui
n'affecte que très indirectement
les rapports du continent. Mais
la Pologne se trouve au milieu du
continent, et le maintien de sa division est
précisément le lien qui
ressoude à chaque
fois entre elles
les puissances de la Sainte Alliance." (Engels à
Kautsky 15 février 1882 dans
"Parti de classe" Maspero t.IV p.13)
La
libération nationale de la
Pologne aurait donc constitué un pas en avant vers la
destruction de la vieille Sainte
Alliance contre-révolutionnaire et par conséquent une impulsion décisive pour la révolution en Europe.
En outre, Engels avance, dans cette même
lettre, que cette libération aurait pu
avoir lieu sans un soulèvement
révolutionnaire en Pologne au préalable,
du simple fait de conflits entre les
puissances européennes ( entre la Prusse et la
Russie par exemple). Un
tel évènement eût néanmoins
constitué une avancée historique
de fait ( comme la
réalisation d'une Petite-Allemagne
sous égide prussienne entre 1864
et 1870, malgré le caractère
dynastique de cette réalisation), car il aurait eu pour effet, tout en
préparant le parachèvement du cycle national en Europe occidentale, de
briser la Sainte Alliance et
d'anéantir toute influence russe
en Europe occidentale:
"
Au demeurant, la guerre entre l'Allemagne
et la Russie était sur le point
d'éclater en 1873, pour restaurer sous
n'importe quelle forme la Pologne, ce qui eût constitué le noyau
d'une véritable Pologne à l'avenir.
De même si messieurs les Russes ne mettent pas
bientôt un terme à leurs intrigues et à
leur propagande panslaviste en
Herzégovine, ils peuvent parfaitement voir leur tomber dessus une guerre qui
dépasserait leur volonté
aussi bien que
celle de l'Autriche et Bismarck.
Les seuls qui aient intérêt à ce que les
choses deviennent sérieuses en Herzégovine, ce sont le
parti panslaviste et le
Tsar. Il n'y a pas lieu
de se préoccuper davantage de la
bande de brigands bosniaques que
des stupides ministres et bureaucrates autrichiens qui y
poursuivent leurs manigances. En conséquence,
même sans soulèvement, à la
suite de simples conflits européens il n'est
pas exclu que
soit restaurée une Petite-Pologne indépendante, de la
même manière que la Petite-Allemagne prussienne inventée par les bourgeois n'a pas été
réalisée par la voie révolutionnaire ou parlementaire dont on rêvait,
mais par la guerre." (id. p.15)
Le parti cherche à prévoir les différentes
voies historiques possibles pour
parvenir à un résultat déterminé,
et il tente toujours de définir quelle serait
la meilleure pour le prolétariat.
En l'absence d'un mouvement prolétarien
organisé, ou même d'un mouvement révolutionnaire bourgeois,
comme dans ce cas pour la Pologne, même la voie la
plus mauvaise, la guerre
entre puissances européennes réactionnaires peut aboutir à un
résultat qui modifiera les rapports de force entre les classes. La guerre
entre Etats peut renvoyer le mouvement en arrière, lorsqu'elle
se fait contre lui,
ou bien qu'elle voit le triomphe
d'un Etat féodal sur un Etat
démocratique bourgeois, elle peut aboutir au maintien du statu quo, mais elle
peut aussi réaliser une avancée lorsque,
par ses développements elle
aboutit à briser définitivement
une entente contre-révolutionnaire, et qu'elle
permet la restauration
de nations jusque-là démembrées et soumises à
des puissances étrangères
et réactionnaires et qui s'entendaient à ces fins. Dans ce dernier cas, le prolétariat
n'apporte aucun soutien
aux belligérants, pas plus que dans les autres, et il
utilise les prévisions de parti sur le cours historique pour forger ses
armes stratégiques et tactiques. Nous ne
développerons pas ici quelles
auraient été les
conséquences d'une restauration
d'une Petite-Pologne sur la stratégie du Parti à l'échelle européenne, mais nous
pouvons affirmer qu'elles auraient été
de taille! Il convient de rappeler aux esprits échauffés,
et le milieu révolutionnaire actuel,
pourtant peu nombreux, n'en manque pas,
que l'on n'empêche pas
les guerres de se produire,
même si dans certains cas un
fort mouvement de classe
peut compromettre et
retarder les préparatifs guerriers des
gouvernements. Si le
prolétariat était en mesure
d'empêcher la guerre, cela signifierait qu'il est à ce moment-là apte à s'emparer du pouvoir,
qu'au moment même où la guerre menacerait d'être déclanchée il
s'emparerait effectivement
du pouvoir. Il s'agit là d'un
rêve petit- bourgeois, et
nous verrons plus loin
que justement la bourgeoisie est
poussée par ces contradictions
propres à faire la guerre
"contre la révolution". Même dans le cas où le
prolétariat est fortement
organisé à l'échelle internationale il ne
peut éviter ce type de guerre.
Les communistes russes ont beaucoup appris de la première guerre et Trotsky nous explique avec beaucoup de clarté pourquoi le prolétariat ne
peut arrêter la guerre,
mais encore comment le
développement même de la guerre peut susciter
la révolution:
"
Partout je remarquais la même
chose: au début, la guerre étourdit les masses laborieuses,
les dupe, les induit en erreur, puis
elle les révolutionne,
les pousse à protester
et à se révolter d'abord contre la
guerre elle- même, puis contre le
régime qui les a conduites à la guerre. Pourquoi, au début la guerre réveille-t-elle le
sentiment patriotique des masses
laborieuses ? Parce que,
malgré l'existence d'un Parlement, de partis socialistes et même de communistes,
autour d'eux il y a encore des
millions de travailleurs qui n'ont pas de vie sociale et morale. Notre grand
malheur, c'est qu'il y ait
encore des millions
de travailleurs qui vivent
comme des automates.
Ils travaillent, ils mangent et ils dorment, ou plus exactement ils dorment
et mangent tout
juste leur compte
et travaillent au-dessus de leurs
forces: dans ces conditions ils ne
pensent qu'à joindre les deux bouts. Leur horizon se limite
là; leur esprit, leurs
pensées, leur conscience somnolent en période
habituelle, et de temps en temps, pris
d'angoisse devant leur situation sans issue, ils s'adonnent à la boisson les
jours de fête. Telle est souvent
l'existence de
l'ouvrier:tragique et effrayante. Tel est
le destin épouvantable de
millions et de millions de travailleurs;
le système du capitalisme les y condamne. Qu'il soit maudit, ce
système, justement parce qu'il voue les
travailleurs à une vie aussi
horrible! Mais la
guerre éclate, on mobilise
le peuple, il descend
dans la rue, il endosse la capote. On
lui dit: "Marchons à
l'ennemi, soyons vainqueurs
et, après, tout changera." Et les masses commencent
à espérer. On abandonne la charrue, le métier. En temps de paix
peut-être, l'homme écrasé sous
son fardeau quotidien est aussi
incapable de penser qu'un boeuf sous le joug, mais là, bon gré
mal gré
il se met à réfléchir : les centaines
de milliers de soldats, l'agitation, la musique
militaire, les journaux qui annoncent de grandes victoires, et il se met à
penser que la vie va changer, et si elle change ce sera en mieux... parce qu'elle ne peut pas être pire. Et il
commence à se persuader que la guerre est un phénomène libérateur qui lui apportera quelque chose de nouveau. C'est pourquoi, au début de la guerre, nous
avons nous- mêmes remarqué dans tous les pays sans exception un
élan patriotique."
(Trotsky: Ecrits Militaires. ed.
l'Herne p.76)
Mais ce type de guerre, la guerre
"impérialiste", qui est menée
directement contre la révolution, et dont les motifs particuliers ne
comportent en réalité
aucune perspective
progressiste mais au contraire seulement
des intérêts réactionnaires, finit par produire dialectiquement son contraire:
la révolution. Ce que ce type de
guerre cherche à faire disparaître, la révolution, resurgit de la guerre
elle-même. Dans la suite de ce
passage admirable Trotsky nous décrit
ce processus du
point de vue de
l'expérience historique de 14/18:
" A ce moment, la bourgeoisie devient
plus forte. Elle dit: " Tout le peuple avec moi." Sous les
drapeaux de la bourgeoisie marchent les travailleurs des champs
et des villes. On
dirait que tout se fond
dans un seul
élan national. Mais, après cela,
la guerre épuise de plus en plus le pays,saigne le peuple, enrichit des tas de
maraudeurs, de spéculateurs, de fournisseurs aux armées,
distribue des grades aux
diplomates et aux généraux, tandis que les masses laborieuses s'appauvrissent de plus en
plus. Pour les nourrices, les
épouses, les mères, les
ouvrières, chaque jour il
devient plus difficile de résoudre
la question lancinante : comment nourrir les enfants ? Et c'est
ce qui provoque la révolution spontanée dans l'esprit des
masses laborieuses. D'abord la guerre les relève en leur donnant de faux
espoirs, puis elle les rejette à terre en leur
faisant craquer la colonne
vertébrale, et la
classe ouvrière commence à
se demander d'où
cela vient, ce
que cela signifie." (ibid. p.76/77)
1877/78: La guerre russo-turque.
Marx
et Engels prirent parti pour les
Turcs lors de cette
guerre, et Marx s'en explique dans
une lettre à Liebknecht du 4 février 1878:
"
Nous prenons résolument parti
pour les Turcs pour deux raisons: 1. parce que nous avons étudié le paysan
turc - et donc la masse du
peuple turc - et nous avons vu
en lui le représentant indubitablement le plus actif
et le plus moral de la paysannerie
d'Europe.[6] 2. parce que la défaite des Russes
accélèrerait considérablement la révolution sociale en Russie, et partant la
révolution dans toute l'Europe."
L'Empire ottoman
ne menaçait nullement la révolution en Europe.
Empire sur le déclin, exempt de
toute velléité d'expansion, il
jouait plutôt le rôle, tant bien que mal, et aux côtés
de l'Autriche-Hongrie, d'un
rempart contre l'expansionnisme
russe vers l'Europe du Sud. Il garantissait en
outre l'unité des
nationalités de cette
partie de l'Europe qui prêtaient le flanc à toutes les
intrigues des russes et des autrichiens,
pour ne rien dire des puissances
colonialistes comme l'Angleterre et la France.
L'élément
déterminant dans cette position
du parti résidait dans la défaite
de la Russie tsariste qui aurait eu pour conséquence de précipiter la
révolution en Russie puis dans toute l'Europe. Ce schéma, le Parti l'a défendu
avec entêtement, et l'histoire en a confirmé la validité en 1917!
L'éventualité d'une guerre qui se déclencherait avant
la révolution, mais qui, en
prenant des proportions mondiales
finirait par ouvrir la perspective
révolutionnaire est une prévision parfaitement
complémentaire, car la
guerre qui advint en 1914 aboutit
à la révolution russe puis mondiale.
En
1878, la victoire russe sur les
Turcs retardait d'autant la
perspective révolutionnaire
et la
chute du tsarisme.Le traité de San
Stefano donnait à la Russie des avantages
tels en Europe orientale qu'il faisait
le lit d'une véritable hégémonie russe en Europe. A ce
stade-là, même l'Angleterre, et surtout elle, ne pouvait qu'intervenir
contre son allié secret. Il fallait
limiter l'expansion russe et
lui barrer le
chemin de Constantinople, lui interdire d'aller au-delà de ce qui était
tolérable pour les intérêts commerciaux anglais. Interventions diplomatiques et
menaces militaires (notamment
navales) de l'Angleterre (Disraeli) entraînèrent
l'annulation du traité
de San
Stefano et la signature du traité de Berlin.
Dans
cette même lettre à Liebknecht, Marx énumère les causes
de la défaite turque, alors
qu'il espérait une défaite de la Russie:
" Les évènements ont pris un autre
cours. Pourquoi? En raison de la
trahison de l'Angleterre et de l'Autriche. L'Angleterre -
ou plus exactement
le gouvernement anglais - a,
par exemple, sauvé les Serbes,
alors qu'ils étaient battus. En leur faisant miroiter toutes sortes
de fausses promesses, elle a incité les Turcs à
arrêter la guerre sous prétexte
que (par le truchement de l'Angleterre) les
Russes ont offert une
armistice, dont la
première condition était l'arrêt des
hostilités. Cette manoeuvre seule a rendu possible la victoire
soudaine des Russes. Sans quoi leur armée eût été décimée par la faim et le
froid: seule l'ouverture des
routes menant en Roumélie où
elle trouva (et rafla) de quoi se
ravitailler, et où le climat était
plus doux, permit à la Russie
de s'échapper de la
souricière bulgare où elle avait
concentré ses troupes qui se déversèrent
ainsi massivement vers le Sud. Disraeli a été (et est encore) paralysé au sein
de son propre gouvernement par l'agent
russe, le marquis de Salisbury,
l'ami intime d'Ignatcheff, le grand-prêtre de Common place, le
comte de Derby et le
comte de Carnavon, aujourd'hui démis
de ses fonctions. L'Autriche a
empêché les Turcs
d'exploiter leurs victoires dans
le Monténégro, etc..."
(Ecrits
militaires de Marx/Engels ed. de l'Herne p.606/607)
1885: guerre serbo-bulgare.
La
Russie joue désormais avec le feu et nous avons un danger
de guerre mondiale qui se précise. Le
traité de Berlin avait entériné l'occupation de fait de la
Bosnie- Herzégovine par les
autrichiens qui avaient
placé ces provinces ottomanes
sous leur administration. Une
des conséquences fut de rendre impossible toute alliance austro-turque
contre la Russie. D'autre part
la question de la
Bosnie-Herzégovine devient une pomme de discorde au
sein même de l'Empire
entre Autrichiens et
Hongrois. Un rapprochement entre
l'Autriche et la Russie
s'amorce par l'intermédiaire de
la Prusse. D'une manière générale, toutes les
puissances européennes entrent
dans une phase d'expansion coloniale et visent à se
partager les dépouilles de l'Empire ottoman (Egypte, Chypre, Syrie, Provinces
d'Afrique du Nord, etc). Dans un tel contexte, et
sachant la France et l'Allemagne paralysées
depuis 1870, la
diplomatie russe intrigue et
manœuvre dans les Balkans, ou elle
agite le drapeau du panslavisme. Les diplomates russes
promettent à l'Italie les régions
d'Istrie et du Trentin, de la Dalmatie
et Tripoli. La Russie mise une nouvelle fois sur la désunion totale de
toutes les puissances occidentales et
sur leur compétition pour les colonies. Eclate alors une
rébellion des bulgares (divisés par le traité de Berlin en Roumélie au
Sud et Bulgarie au Nord). Les russes cherchent à utiliser la rébellion qui se
faisait contre eux en promettant l'unification. La Bulgarie qui refuse les
avances russes se voit attaquée par la Serbie à laquelle la Russie promet des
compensations territoriales :
"Cette
guerre fut menée d'abord sournoisement et indirectement. On réédita pour les
petits Etats des Balkans, la belle doctrine de Bonaparte, suivant laquelle,
quand un peuple jusque-là pars, disons l'Italie ou l'Allemagne, se réunit et se
constitue en nation, les autres Etats, disons la France, ont droit à des
compensations territoriales. La Serbie avala l'amorce et déclara la guerre aux
Bulgares ; la Russie remporta ce triomphe que cette guerre déclenchée dans son
intérêt se fit aux yeux du monde sous les auspices de l'Autriche, qui n'osa
l'empêcher de peur de voir le parti russe arriver au pouvoir en Serbie. De son
côté, la Russie désorganisa l'armée bulgare en rappelant tous les officiers
supérieurs, y compris les chefs de bataillon de l'armée bulgare."
(Engels.
Situation politique de l'Europe. "Le socialiste" 6-11-1886)
Mais les bulgares écrasèrent les
serbes. Ils déjouèrent une tentative de coup d'Etat fomentée par les russes et
les russes ne pouvaient pas intervenir directement en Bulgarie sans risquer une
guerre européenne dont ils ne voulaient pas. En fait Engels explique que le
tsarisme se trouve pris entre le risque de la guerre et la poussée intérieure
de l'opposition. Le panslavisme développe le chauvinisme à l'intérieur
cherchant à détourner la révolution vers la guerre :
Pour se sauver de la
révolution, le pauvre tsar est obligé de faire un nouveau pas en avant. Mais
chaque pas devient plus dangereux ; car il ne se fait qu'au risque d'une guerre
européenne, ce que la diplomatie russe a toujours cherché à éviter. Il est
certain que s'il y a une intervention directe du gouvernement russe en Bulgarie
et qu'elle mène des complications ultérieures, il arrivera un moment où
l'hostilité des intérêts russes et autrichiens éclatera ouvertement. Il sera
alors impossible de localiser la guerre, elle deviendra générale. Etant donné
l'honnêteté des fripons qui gouvernent l'Europe, il est impossible de prévoir
comment se grouperont les deux camps. Bismarck est capable de se ranger du côté
des Russes contre l'Autriche, s'il ne peut retarder autrement la révolution en
Russie. Mais il est plus probable que si la guerre éclate entre la Russie et
l'Autriche, l'Allemagne viendra au secours de cette dernière pour empêcher son
complet écrasement." (idem)
Une fois de plus Engels (ici dès 1886) anticipe sur les
événements qui embraseront le monde en 1914, même si les circonstances
particulières auront changé quelque peu. La prévision du cours historique et
l'élaboration de la stratégie et de la tactique révolutionnaire par le Parti
sont indissociables. Mais il est clair qu'on ne peut changer le cours
historique par un seul acte de volonté et le cours à la guerre serait la voie
la plus défavorable au mouvement ouvrier à cette époque-là compte tenu de la
nature même de cette guerre.
"En France, en Russie et
en Allemagne, les événements tournent si bien à notre profit que, pour le
moment, nous ne pouvons désirer que la continuation du statu quo. Si la
révolution éclatait en Russie, elle créerait un ensemble de conditions des plus
favorables. Une guerre générale, au contraire, nous rejetterait dans le domaine
de l'imprévu (et des événements incalculables). La révolution en Russie et en
France serait retardée ; notre parti subirait le sort de la Commune de 1871.
Sans doute les événements finiront par tourner en notre faveur ; mais quelle
perte de temps, quels sacrifices, quels nouveaux obstacles à surmonter." (idem).[7]
La prévision de la guerre s'accompagne d'une remarque
intéressante sur la nature même de la guerre :
"Si guerre il y a, elle
ne se fera que dans le but d'empêcher la révolution ; en Russie pour prévenir
l'action commune de tous les mécontents, slavophiles, constitutionnels,
nihilistes, paysans ; en Allemagne pour maintenir Bismarck ; en France pour
refouler le mouvement victorieux des socialistes et rétablir la
monarchie." (idem).
La guerre se fera CONTRE LA REVOLUTION, CONTRE LE MOUVEMENT
SOCIALISTE. Voila la cause ultime qui amènera tôt ou tard la guerre mondiale
entre toutes les puissances, si la révolution n'éclate pas avant en Russie.
En 1888 Engels donne des indications précieuses sur le
politique du parti face à une guerre européenne :
"A l'heure actuelle,
l'Alliance semble dissoute, et la guerre imminente. Cependant, même si la
guerre éclatait, ce ne serait que pour remettre au pas la récalcitrante
Autriche et la Prusse. Espérons que cette guerre n'aura pas lieu : dans une
telle guerre, on ne pourrait sympathiser avec aucun des belligérants ; au
contraire, il faudrait souhaiter que tous fussent battus, si cela était
possible. Ce serait une guerre affreuse. Mais quoi qu'il advienne, ce qui est
sûr, c'est que tout s'achèvera en fin de compte au profit du mouvement
socialiste et la conquête du pouvoir par la classe ouvrière en sera
accélérée."
(Engels à I.Nadejde 4-01-1888)
A ce moment-là, il est donc clair que le parti prône le
défaitisme révolutionnaire. Un an plus tard, dans une lettre à L. Lafargue,
Engels reprend le scénario de la guerre européenne et pousse la prévision
jusqu'à déterminer quelle serait la meilleure issue possible pour le
prolétariat qui, nous l'avons vu ne devrait "sympathiser avec aucun des
belligérants" :
"Dans cette guerre, la
neutralité de la Belgique et de la Suisse sera la première chose qui volera en
éclats, et si la guerre prend un tour sérieux, notre seule chance sera que les
Russes soient battus et fassent la révolution. Les Français ne pourront pas la
faire tant qu'ils sont les alliés du tsar : ce serait une haute trahison.
Cependant, si aucune
révolution n'interrompt la guerre, si on la laisse suivre son cours, dans ce
cas, la victoire ira au camp qui se sera assuré le concours de l'Angleterre, à
condition que celle-ci entre en guerre. En effet, on pourra alors, avec l'aide
de l'Angleterre, réduire l'autre camp à la famine, en coupant
l'approvisionnement en blés étrangers dont toute l'Europe occidentale a besoin
désormais..." (Lettre de Engels à L.Lafargue 7 Mai 1889).
On peut résumer la position d'Engels tout au long de ces
années où la guerre menace en disant que la guerre européenne serait moins
favorable que la paix au mouvement ouvrier, mais que si celle-ci éclate, tout
en se faisant essentiellement contre lui, elle sera de toute manière le prélude
à la révolution. Suivant le cours qu'elle empruntera, cette guerre pourra
désorganiser momentanément le mouvement ouvrier mais elle rendra encore plus nécessaire
la révolution prolétarienne. Dans cette guerre, il faudrait souhaiter que tous
les camps soient battus, entendu que les ouvriers n'en soutiennent aucun ! Ils
pratiquent si possible le défaitisme révolutionnaire. Mais il n'est pas
possible que tous soient vaincus. Il y a toujours dans une guerre des
vainqueurs et des vaincus. Pour la perspective révolutionnaire, la défaite de
la Russie serait la meilleure des issues car elle déboucherait certainement sur
une révolution qui ouvrirait alors, comme Marx et Engels l'ont toujours
prophétisé, une vague révolutionnaire dans toute l'Europe. Si aucune révolution
ne vient changer le cours de la guerre, les vainqueurs seront les alliés de
l'Angleterre si cette dernière intervient. Engels revient sur ce dernier aspect
dans un texte de 1890 :
"Une guerre dans laquelle
l'Autriche et l'Allemagne lutteraient contre la Russie et la France empêcherait
l'Occident tout entier de s'approvisionner en blé russe par la voie de terre.
Or tous les pays occidentaux ne vivent que grâce au blé venant de l'extérieur.
Cet approvisionnement ne pourrait donc se faire que par mer, et la supériorité
maritime de l'Angleterre lui permet de couper tout l'approvisionnement en
direction de la France aussi bien que de l'Allemagne, autrement dit d'affamer
celle-là aussi bien que celle-ci - selon qu'elle prendra parti pour l'une ou
pour l'autre."
(La politique extérieure du
tsarisme russe)
Enfin dans ce même texte Engels rappelle qu'une telle guerre
menace à cause du contentieux franco-allemand et des visées russes sur
Constantinople et Que, si elle éclatait, elle mettrait aux prises "dix à
quinze millions de combattants en arme" (idem).
Il nous reste un dernier texte de toute première importance
à examiner. Ecrit par Engels en 1891 et publié dans la "Neue Zeit" et dans
"L'almanach du parti ouvrier" sous le titre : "Le socialisme en
Allemagne", ce texte fut le dernier qu'il consacra à l'étude des rapports
de force entre classes et entre Etats à l'échelle européenne avant sa mort le 5
Août 1895. Pour cette raison même il fut utilisé par l'aile opportuniste de la
II° Internationale en 1914 afin de justifier la politique chauvine de la
majorité social-démocrate. Ce texte apparaissait donc comme le dernier mot
d'Engels en la matière.
A ce moment-là, le mouvement socialiste connaît un
développement sans précédent, surtout en Allemagne, et l'on assiste simultanément
à la montée de tensions internationales. Toutefois, à la fin de 1891, le danger
de guerre s'éloigne momentanément, et pour plusieurs années selon Engels, à
cause de la situation intérieure de la Russie.
En Allemagne la classe ouvrière a acquis une puissance
politique qui plaçait son parti parmi les plus influents. Grâce à son
organisation et à sa tactique, le prolétariat allemand, utilisant le parlement
et toutes les possibilités légales avait obtenu en 1890 au cours des élections
1 427 298 voix, autrement dit plus que n'importe quel autre parti à la même
date :
" En 1867, les députés
bourgeois pouvaient prendre leurs collègues socialistes pour des êtres
étranges, arrivés d'une autre planète : aujourd’hui, qu'ils le veuillent ou
non, ils doivent les regarder comme l'avant-garde du pouvoir à venir. Le parti
socialiste qui a renversé Bismarck, le parti qui, après onze ans de lutte, a
brisé la loi contre les socialistes, le parti qui, comme une marée montante
déborde toutes les digues, envahit villes et campagnes, même dans les Vendées les plus réactionnaires - ce parti, aujourd'hui est
arrivé au point où, par un calcul presque mathématique, il peut fixer l'époque
de son avènement au pouvoir."
(Engels. Le Socialisme en
Allemagne.Neue Zeit N°19
1891-1892)
Comme nous l'avons souligné au cours des chapitres
précédents du "Bref historique", Marx et Engels ont toujours défendu
la tactique du parlementarisme révolutionnaire. Tactique électorale et
préparation révolutionnaire étant alors indissociables, ils n'ont jamais cédé
au légalisme dont certains gnomes les ont accusés. Ce que prouve une fois de
plus la suite du texte où il est précisé que la force principale du socialisme
en Allemagne réside, encore plus que dans les succès électoraux, dans le fait
que le socialisme pénètre l'armée allemande elle-même.
Si les socialistes utilisent la légalité, ils s'attendent
néanmoins à ce que la bourgeoisie brise elle-même cette légalité en passant à
l'offensive contre leur parti, et ils s'y préparent ! Une répression du mouvement
socialiste est possible, mais elle ne pourrait pas empêcher la classe ouvrière
organisée dans un parti de masse majoritaire d'accéder au pouvoir. Par contre,
si l'offensive bourgeoise n'était pas seulement nationale, si elle se
manifestait au travers d'une guerre européenne avant même que ce parti ait pu
accéder au pouvoir, cela compliquerait beaucoup plus les tâches du parti. Dans
cette dernière hypothèse quelle aurait dû être la position des socialistes ? La
réponse à cette question cruciale fait l'objet de la seconde partie du texte
d'Engels, et elle vient tout à la fois conformer et étayer ses positions telles
que nous les avons rappelées jusqu'ici :
"Tout ce qui précède a
été dit sous la réserve que l'Allemagne pourra suivre en paix son développement
économique et politique. Une guerre changerait tout cela. Et la guerre peut
éclater d'un moment à l'autre.
La guerre aujourd'hui, tout le
monde sait ce que cela signifie. Ce serait la Russie et la France d'un côté,
l'Allemagne, l'Autriche, peut-être l'Italie, de l'autre. Les socialistes de
tous ces pays, enrôlés bon gré mal gré, seraient forcés de se battre les uns
contre les autres : que fera, que deviendra en pareil cas le parti socialiste
allemand ?"
La question est posée en termes clairs et précis. Mais avant
d'y répondre, Engels passe en revue tous les belligérants, et cherche à
déterminer si l'un d'entre eux représente une force progressiste :
- L'Allemagne
prussienne est encore dirigée par des forces semi-féodales
et sous Bismarck elle "a commis d'énormes fautes (en politique intérieure
par son régime policier elle était méprisée de l'étranger, en politique
extérieure elle fut le servile agent du tsar, un obstacle à l'unité allemande
par sa rivalité avec l'Autriche et ses sordides intérêts dynastiques, enfin par
son annexion de l'Alsace-Lorraine, contre laquelle le CG de l'AIT avait mis en garde dès les débuts de la guerre franco-prussienne).
- Si la France
représente encore la république bourgeoise moderne et la révolution bourgeoise
face à l'Empire semi-féodal allemand, et par là une
force progressiste, dès lors qu'elle s'est alliée au gendarme de l'Europe, à la
Russie tsariste, pilier de la réaction, c'en est terminé de son caractère
progressiste éventuel vis-à-vis de l'Allemagne :
"Le tsarisme russe, c'est
l'ennemi de tous les peuples occidentaux, même des bourgeois de tous ces
peuples ! Les hordes czariennes, en envahissant
l'Allemagne, y porteraient l'esclavage au lieu de la liberté, la destruction au
lieu du développement, l'abrutissement au lieu du progrès. Bras dessus, bras
dessous avec le tsar, la France ne peut apporter à l'Allemagne aucune idée
libératrice ; le général français qui parlerait aux allemands de république
ferait rire l'Europe et l'Amérique. Ce serait l'abdication du rôle révolutionnaire
de la France, ce serait permettre à l'Empire bismarckien de se poser comme le
représentant du progrès occidental contre la barbarie de l'Orient."
Cette analyse rejoint la conclusion
déjà établie par Engels, comme quoi la guerre européenne mettrait aux prises
des belligérants dont aucun, finalement, ne serait progressiste, et dont les
buts de guerre seraient autant dirigés contre la classe ouvrière que vers la
rapine.
Si, par contre, le parti ouvrier le plus développé, celui
d'Allemagne, prenait le pouvoir, il réduirait à néant toutes ces manœuvres en
réglant le contentieux alsacien entre la France et l'Allemagne, la question de
la Pologne et du Schleswig-Holstein etc. Ainsi la
politique étrangère du tsar perdrait tous ces appuis, et la Russie n'aurait
plus d'exutoire aux pressions révolutionnaires internes :
"Mais derrière
l'Allemagne, il y a le parti socialiste allemand, et l'avenir prochain du pays.
Dès que ce parti arrivera au pouvoir, il ne pourra s'y maintenir sans réparer
les injustices commises par ses prédécesseurs envers d'autres nationalités. Il
devra préparer la restauration de la Pologne, trahie si honteusement par la
bourgeoisie française ; il devra faire appel au Schleswig du Nord et à
l'Alsace-Lorraine pour décider librement de leur avenir politique. Toutes ces
questions se résoudront donc sans efforts et dans un avenir prochain, si on
laisse l'Allemagne à elle-même. Entre une France et une Allemagne socialistes,
il ne peut y avoir de question d'Alsace-Lorraine : le cas sera vidé en un clin
d'œil. Il s'agit donc d'attendre une dizaine d'années. Le prolétariat français,
anglais, allemand attend encore sa délivrance : les patriotes alsaciens-lorrains ne sauraient-ils pas attendre ? Y a-t-il
là matière à dévaster tout un continent et à le soumettre, en fin de compte, au
knout tsarien ? Le jeu en vaut-il la chandelle
?"
(idem.
p.87)
Ensuite Engels envisage la situation où la guerre éclate et
cherche à déterminer si l'Allemagne peut avoir quelque intérêt national que ce
soit à y défendre. Et la conclusion est claire, alors que l'opportunisme a bien
voulu y voir une justification de l'Union sacrée. Engels part de l'hypothèse
que la Russie déclenchera la guerre contre l'Allemagne et l'Autriche, et que la
France se jettera aussitôt sur le Rhin :
"Alors, l'Allemagne
combat pour son existence même. Victorieuse, elle ne trouve rien à annexer. A
l'Est comme à l'Ouest, elle ne trouve que ds
provinces de langue étrangère : de celles-là, elle n'en a déjà que trop.
Battue, écrasée entre le marteau français et l'enclume russe, elle devra céder
à la Russie l'ancienne Prusse et les provinces polonaises, au Danemark le
Schleswig, à la France toute la rive gauche du Rhin."
L'Allemagne n'a donc aucun intérêt national à une telle
guerre, et le prolétariat allemand n'a pas à souhaiter une victoire militaire
allemande quelconque qui non seulement renforcerait le parti de la réaction au
pouvoir mais entretiendrait la haine franco-allemande. Il en serait de même si
la France gagnait une telle guerre aux côtés de la Russie et annexait des
territoires allemands. Or :
"(...) ce qu'il faut
avant tout à la Russie, c'est une cause d'inimitié permanente entre la France
et l'Allemagne. Réconciliez ces deux grands pays, et c'en est fait de la suprématie
russe en Europe."
Toutefois, une défaite allemande serait certainement la pire
des issues historiques à un conflit européen, car elle aboutirait à un
démembrement de l'Allemagne tel qu'il préparerait une nouvelle guerre encore
plus sanglante. Entre temps, le tsarisme se serait consolidé et l'Allemagne
continuerait à lui servir "d'instrument". Mais la pire des choses
résiderait dans l'écrasement du parti le plus avancé du prolétariat
international :
"Il va sans dire que ni
le tsar ni les républicains bourgeois français, ni le gouvernement allemand
lui-même ne laisseraient passer une si bonne occasion pour écraser le seul
parti qui est, pour eux tous, l'ennemi. Nous avons vu comment Thiers et
Bismarck se sont donnés la main sur les ruines du Paris de la Commune ; nous
verrions alors le Tsar, Constans, Caprivi (ou leurs successeurs quelconques)
s'embrasser sur le cadavre du socialisme allemand."
Enfin, Engels envisage le cas où l'Allemagne serait envahie
par les russes et les français, et en conclut que le parti socialiste, soit
"forcerait" le parti au pouvoir à employer des moyens
révolutionnaires, soit le remplacerait. C'est ce passage qui fut manipulé par
les social-traîtres et les social-chauvins
afin de justifier l'union sacrée en Allemagne [8].
Or cette interprétation tournait le dos, non seulement aux positions
historiques de Marx/Engels et du parti révolutionnaire, mais encore au sens
général de ce texte et à sa conclusion donnée par Engels dix lignes plus loin,
et que nous citerons intégralement. Elle souligne parfaitement que la position
révolutionnaire excluait toute solidarité avec le gouvernement :
"Résumons. La paix assure
la victoire du parti socialiste allemand dans une dizaine d'années : la guerre
lui offre ou la victoire dans deux ou trois ans, ou la ruine complète pour
quinze à vingt ans. Dans cette position, les socialistes allemands devraient
être fous pour préférer le va-tout de la guerre au triomphe assuré que leur
promet la paix. Il y a plus. Aucun socialiste, de n'importe quel pays, ne peut
désirer le triomphe guerrier, soit du gouvernement allemand actuel, soit de la
république bourgeoise française ; encore moins celui du Tsar, qui équivaudrait
à la subjugation de l'Europe. Voilà pourquoi les socialistes demandent partout
que la paix soit maintenue. Mais si néanmoins la guerre doit éclater, une chose
est certaine. Cette guerre, où quinze à vingt millions d'hommes armés
s'entrégorgeraient et dévasteraient l'Europe comme jamais elle n'a été
dévastée, cette guerre ou bien amènerait le triomphe immédiat du socialisme, ou
bien elle bouleverserait tellement l'ordre ancien des choses, elle laisserait
partout après elle un tel monceau de ruines que la vieille société capitaliste
deviendrait plus impossible que jamais, et que la révolution sociale, retardée
de dix à quinze ans, n'en serait que plus radicale et plus rapidement
parcourue".
[1] " En
réalité, leurs divergences n'étaient
pas moins profondes que
celles qui, au
début de la
guerre impérialiste,
divisèrent les social-démocrates, unis pourtant sur la même plate-forme
marxiste." (Riazanov: Marx et Engels. p.113 ed.sociales internationales)
[2] C'est une chose que n'a absolument pas compris, par
exemple Kamunist Kranti,
qui s'obstine, texte après texte, à reprocher à Marx de n'avoir pas su saisir
les formes modernes de la propriété capitaliste, et ce au mépris de toute
compréhension du B-A,BA de la théorie révolutionnaire.
[3] Citer Invariance
[4] Référence sur classiques
[5] En revnache,
comme on le verra dans les exemples historiques, il existait au cours de
certains épisodes une dimension liée à l'achèvement de l'unification nationale
de l'état bourgeois.
[6] Ce passage est à rapprocher
des études de Marx sur la Commune Ruuse d'où il ocncluait à la possibilité, jusaquà
une certaine époque, du raccourciussement d l'étape révolutiionnaire en Russie.
[7] En fait, - dans le genre imprévu et
"incalculable" - la première guerre mondiale précipita la révolution
en Russie au lieu de la retarder et déclencha ainsi la vague révolutionnaire la
plus puissante qui ait jamais ébranlé le capitalisme
mondial. Ce qu'il est important de noter ici c'est la permanence de l'axe
central de la prévision et de la tactique : le tsarisme est le rempart de la
contre-révolution en Europe et notamment le principal soutien du pouvoir de
Bismarck. Tout échec de la Russie, toute défaite, tout progrès de la révolution
dans ce pays constituent donc un progrès pour l'ensemble du mouvement
révolutionnaire. La liaison entre la révolution en Russie et l'extension du
mouvement révolutionnaire notamment en Allemagne, déjà fermement établie à
cette époque ne s'est pas démentie et a été défendue notamment par Lénine et la
Gauche Communiste d'Italie.
[8] Ces citations cruciales seront reprises et commentées plus avant dans la
suite du texte sur la II° Internationale, lorsqu'il s'agira d'aborder les
arguments respectifs des chauvins français et allemands pour balancer par dessus-bord toutes les résolutions des congrès et les beaux
discours pacifistes.