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La nature de la révolution d’octobre 1917 Conférence du 22 octobre 2017
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Date |
Octobre 2017 ; Vendémiaire 226 |
Auteur |
Robin Goodfellow |
Version |
V 1.0 |
5. Avril : le retour de Lénine et les journées d’avril
6. Juin, la fin du « cours pacifique » de la révolution
7. Juillet, répétition et répression
9. Octobre, la prise du pouvoir
Le texte que nous présentons ici a servi de trame à une conférence sur « La nature de la révolution d’octobre 1917 », tenue au Moulin de Saint-Félix (Oise), à l’initiative de jeunes camarades.
Tout en étant rédigé, il faut garder à l’esprit qu’il s’agit d’un support à une communication orale, d’une heure trente environ. Il ne saurait dont prétendre à fournir une étude exhaustive de la révolution russe, comme nous le disons en entrée du texte. Nous nous sommes limités à la séquence février-octobre, et avons privilégié l’analyse en termes de rapports de classes et de forces politiques, l’enjeu étant la caractérisation de la révolution d’octobre.
Certains faits rapportés sont forcément, dans ce contexte, lapidaires.
Nous nous sommes appuyés sur un travail en cours, beaucoup plus détaillé, sur le cours de la révolution russe, qui devrait être publié début 2018 dans le cadre de la réédition augmentée de notre texte de 2011 : « Le cours historique de la révolution prolétarienne ».
Nous allons commencer par nous présenter. Robin Goodfellow est le pseudonyme collectif d’un petit groupe de militants communistes, marxistes, qui travaille depuis plus de 40 ans, au moyen de la publication de textes et interventions dans les milieux militants à la défense intransigeante du programme marxiste. Nous tirons ce nom d’un discours célèbre de Marx en 1856 adressé aux ouvriers anglais et qui concluait : « Aux signes qui déconcertent la bourgeoisie, l'aristocratie, et les piètres prophètes de malheur, nous reconnaissons notre brave ami Robin Goodfellow, la vieille taupe qui sait si vite travailler sous la terre, le digne pionnier - la révolution. » Robin Goodfellow est un personnage du folklore anglais, il représente l’esprit malin, l’esprit farceur. Shakespeare, Marx le lisait beaucoup, le met en scène avec Puck, le lutin du « songe d’une nuit d’été ».
Parmi nos travaux en cours, figure l’édition d’un ouvrage qui sera consacré au cycle des révolutions et contre-révolutions, reprenant des textes en partie déjà édités, mais augmenté d’une forte partie consacrée à la révolution russe de 1917. C’est un premier éclairage sur ces travaux que nous présenterons aujourd’hui.
Pour terminer rapidement cette présentation et faire la transition avec notre sujet, nous préciserons que notre filiation politique et théorique s’inscrit dans celle des oppositions de gauche au sein de la Troisième Internationale qui ont émergé dans les années 1920, et notamment la Gauche communiste d’Italie, mais nous avons, depuis 40 ans, privilégié, le « retour à Marx ». C’est donc une analyse de la révolution d’octobre à partir des concepts marxistes que nous proposerons aujourd’hui.
Les courants que nous venons d’évoquer ont très tôt détecté et analysé les dérives de la révolution, et identifié un cours vers, non pas le « socialisme », mais le développement du mode de production capitaliste, quoiqu’à partir de prémisses qui n’étaient pas forcément justes. C’est le cas par exemple, en Russie même de l’opposition ouvrière (Miasnikov…), à l’étranger de la gauche Germano-Hollandaise dite « conseilliste » (Otto Rühle, Herman Görter, Anton Pannekoek) ; la gauche dite italienne (Amadeo Bordiga) que nous avons citée posera un diagnostic final plus tardif. Quant à l’opposition de gauche russe (Trotsky), elle ne renoncera jamais à voir dans l’URSS un « état ouvrier dégénéré » à défendre au nom du socialisme.
Or, rappelons - mais nous aurons l’occasion d’y revenir - que Lénine n’a jamais prétendu qu’il pouvait y avoir la moindre trace de socialisme en Russie en l’absence d’une révolution internationale et en premier lieu de la révolution en Allemagne, dont le succès aurait permis de déplacer l’épicentre de la vague révolutionnaire de cet immense pays arriéré qu’était la Russie, vers un pays centre-européen industrialisé et fort d’un immense prolétariat et d’une longue tradition social-démocrate. La vague qui va de 1917 à 1919 est aussi celle de la révolution allemande, de la révolution en Hongrie, en Autriche, en Finlande, des grèves et occupations d’usine en Italie, des mouvements ouvriers en Europe, mais aussi en Amérique du Sud (Argentine, Brésil…)
L’échec de la révolution allemande de 1919, l’assassinat de Luxembourg et Liebknecht, la ruée d’une Sainte-Alliance des puissances occidentales contre la Russie, la guerre civile, les immenses difficultés économiques ont d’emblée grevé les chances de la révolution russe, dont la dégénérescence s’accentue dans la première moitié des années 1920, jusqu’à l’aboutissement de la contre-révolution que constitue la reconnaissance officielle (en 1926) de la possibilité du « socialisme dans un seul pays ».
Nous allons nécessairement vite, et de manière lapidaire dans cette introduction, pour laisser du temps à l’exposé sur le fond, mais il est indispensable de rappeler ici que le socialisme, pour les marxistes, ce n’est pas la nationalisation ni la direction de l’économie par l’Etat, c’est l’abolition de l’économie marchande, du salariat, de l’argent, c’est l’extinction de l’Etat. Toute révolution prolétarienne qui ne prendrait pas des mesures allant dans ce sens (même si l’objectif ne peut pas être réalisé du jour au lendemain) s’ôte toute chance de succès. Or, les conditions objectives en Russie – encore une fois en dehors d’un mouvement mondial – n’étaient pas réunies pour cela, et c’est au développement du capitalisme, à une accumulation du capital brutale, rapide, extensive que l’on a assisté à partir de la fin des années 1920.
Du coup, la caractérisation de l’URSS comme aire d’accumulation capitaliste, du rôle de la bureaucratie comme, non pas une nouvelles classe (thèse défendue en France par exemple par le groupe « Socialisme ou Barbarie »), mais comme un agent historique du développement capitaliste et fourrier d’une future bourgeoisie, pose rétrospectivement la question de la nature de la révolution qui eut lieu en octobre et c’est un débat qui a beaucoup agité les cercles marxistes jusqu’à la dissolution de l’URSS. Elle a ensuite un peu perdu de son acuité avec la dissolution de l’URSS qui a pu apparaître alors comme la confirmation de l’analyse historique : le dévoilement plein et entier de la nature capitaliste de la société dite « soviétique ». Mais cela reste une question théorique importante et une question vivante, même si nous la posons aujourd’hui à l’occasion d’un centenaire. Centenaire dont on n’a pas lieu de se réjouir, car cela signifie que depuis 100 ans, le prolétariat mondial a collectivement échoué à renverser le capitalisme. Comme le disait Amadeo Bordiga :
« En Russie, la phase révolutionnaire était mûre pour que s’imposent à court terme des forces neuves et que se désagrègent des formes mortes ; à l’extérieur de la Russie, en Europe, la situation était faussement révolutionnaire et l’alignement des forces ne fut pas décisif, l’incertitude et la versatilité des attitudes fut un effet et non une cause de la déflexion de la courbe historique du potentiel de classe.
Si erreur il y eut et s’il est sensé de parler d’erreurs d’hommes et de politiciens, celle-ci ne consista pas dans le fait d’avoir manqué des autobus historiques qu’il était possible d’attraper, mais d’avoir compris qu’on était, dans la lutte en Russie, en présence de la situation suprême, d’avoir cru, en Europe, que l’on pouvait lui substituer illusoirement d’habiles manœuvres, de ne pas avoir eu, de la part du mouvement, la force de dire que l’autobus du pouvoir prolétarien en Occident, n’était pas passé et donc que, c’était un mensonge que d’annoncer l’arrivée de celui de l’économie socialiste en Russie. Pour nous l’histoire n’est pas faite par les Héros : mais pas plus par les Traîtres. » (Bordiga, Structure économique et sociale de la Russie d’aujourd’hui)
La question est vivante et garde toute sa valeur politique : quelle a été la nature de la révolution en Russie ? Si la caractérisation de février comme révolution bourgeoise ne fait aucun doute, octobre a-t-il été simplement un parachèvement de cette révolution bourgeoise (thèse des conseillistes et de la gauche germano-hollandaise), une révolution prolétarienne qui a accompli des tâches bourgeoises, une révolution socialiste… ?
C’est une question politique importante car avec elle, se joue la validité de l’analyse marxiste, et même si le monde d’aujourd’hui n’a que peu à voir, dans ses contours et ses développements avec celui de 1917, Octobre reste, avec la Commune de Paris, l’un des rares exemples démontrant la capacité de la classe prolétarienne à prendre le pouvoir contre toutes les représentations bourgeoises et démocratiques liguées pour l’étrangler. Rappelons-nous le mot de Rosa Luxembourg : « Ils ont osé ». Au 72° jour de la révolution, on raconte que Lénine esquissa un pas de danse car l’exercice du pouvoir prolétarien en Russie dépassait alors en durée ce qu’avait duré la Commune de Paris.
La Russie avait été, depuis la fin du 19° siècle, et encore du vivant de Marx (mort en 1883) qui correspondait avec les populistes russes, un des pays au monde où l’influence du marxisme s’était fait le plus sentir et les dirigeants du mouvement ouvrier (ce qui n’était pas le cas, par exemple, en Angleterre) disposaient d’une solide culture marxiste. Ils avaient donc, non pas des « schémas » mais disons des « canevas » très fortement inspirés des analyses que Marx et Engels avaient développé à partir des expériences révolutionnaires précédentes, la Commune de Paris, déjà citée, sur la question de l’Etat, mais aussi, sur la question des rapports de classe et de la dynamique de la révolution, les épisodes de 1848 en Europe.
Un texte que nous allons suivre pour cette analyse de la nature de la révolution russe est « L’adresse au comité central de la Ligue des Communistes » de 1850. Dans ce texte, fondamental et qui est à bien des égards encore fortement actuel, Marx analyse, à partir de l’échec des révolutions de 1848, notamment en Allemagne, les scénarios possibles pour une reprise révolutionnaire.
Au moment même de ces révolutions, en 1848, dans les articles de la Nouvelle Gazette Rhénane, Marx et Engels, en l’absence d’une autonomisation escomptée du prolétariat, considèrent que le rôle des communistes était de faire valoir le point de vue prolétarien sous le drapeau de la démocratie. En 1850, dans la perspective d’une nouvelle crise qui relancerait la vague révolutionnaire (et en tenant compte des enseignements de la contre-révolution de 1848) Marx estime que le prolétariat serait capable de mener cette politique de manière autonome et en toute indépendance de classe. C’est-à-dire qu’il serait capable de NE PLUS se comporter comme l’extrême-gauche de la démocratie. Le texte montre qu’une révolution démocratique qui ne reste QUE une révolution démocratique, finit toujours par se retourner contre le prolétariat – lequel fournit les forces vives de l’action – et à le massacrer dès qu’il prétend défendre ses propres intérêts de classe, c’est-à-dire, finalement, en finir avec le régime d’exploitation capitaliste, dont la république démocratique n’est que l’enveloppe politique. Rappelons que pour Marx et Engels, la république démocratique, le régime qui permet à l’ensemble de la bourgeoisie de gouverner, est « l’ultime terrain de lutte » que doit conquérir le prolétariat pour pouvoir mener une lutte de classe directe, frontale, contre cette même bourgeoisie.
En Allemagne, dans le déroulé d’une telle révolution démocratique, le prolétariat doit conquérir son autonomie pour pousser le plus loin possible la révolution, faire pression sur les démocrates pour qu’ils prennent des mesures qui bouleversent l’organisation sociale existante et renchérir sur leurs propositions en les tournant contre la propriété privée, en appeler à la révolution internationale pour poursuivre la révolution afin que le pouvoir tombe entre les mains du prolétariat ; la révolution doit être permanente.
« Tandis que les petits bourgeois démocratiques veulent terminer la révolution au plus vite et après avoir tout au plus réalisé les revendications ci-dessus, il est de notre intérêt et de notre devoir de rendre la révolution permanente, jusqu'à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été écartées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir et que non seulement dans un pays, mais dans tous les pays régnants du monde l'association des prolétaires ait fait assez de progrès pour faire cesser dans ces pays la concurrence des prolétaires et concentrer dans leurs mains au moins les forces productives décisives. Il ne peut s'agir pour nous de transformer la propriété privée, mais seulement de 1'anéantir ; ni de masquer les antagonismes de classes, mais d'abolir les classes ; ni d'améliorer la société existante, mais d'en fonder une nouvelle. »
Dans cette optique, le prolétariat urbain fait alliance avec le prolétariat rural (ouvriers agricoles), tandis que la petite-bourgeoisie fait alliance avec la paysannerie propriétaire.
La conclusion que Marx et le parti communiste de l’époque ont tiré de la révolution de 1848 en Allemagne se résume dans les points suivants :
- La bourgeoisie est incapable, politiquement, d’assumer ses responsabilités historiques et de mener à bien une véritable révolution démocratique
- Pour la bonne raison qu’elle est trop liée aux forces réactionnaires et qu’elle craint, en créant le terrain favorable à sa domination politique propre d’ouvrir en même temps un espace permettant l’expression autonome du prolétariat
- Pour cette raison, tout en ayant besoin de la mobilisation du prolétariat pour servir de masse de manœuvre efficace contre la monarchie et les résidus de la société féodale, elle se prépare à lui donner le coup de grâce dès qu’il ferait preuve d’une action politique autonome
- Dans ces conditions, compte tenu du fait que la bourgeoisie est trop liée à l’ancien régime pour mener une lutte résolue et ouverte, il revenait, en Allemagne, à la petite bourgeoisie et aux fractions avancées de la bourgeoisie démocratique de mener le combat politique en lieu et place de la bourgeoisie, mais cette petite bourgeoisie qui formait le parti démocrate, dès qu’elle aurait consolidé son pouvoir se retournerait contre le prolétariat.
Et il conclut que le « cri de guerre » des prolétaires doit être : « la révolution en permanence », c’est-à-dire qu’il faut toujours pousser plus loin, dépasser les actions qui seront entreprises par la petite-bourgeoisie jusqu’à ce que le pouvoir échoie au prolétariat et ce non nationalement mais internationalement. Au cas où la révolution (en 1850) atteindrait une limite en Allemagne, le prolétariat de ce pays pourrait compter sur le prolétariat français conclut l’Adresse.
Dans quelle mesure ce scénario a-t-il été suivi dans le cours de la révolution russe ? La position exposée par Lénine dans les thèses d’avril est de fait très proche de celle de Marx en 1850.
Nous suivrons beaucoup Lénine au cours de cet exposé. Il est souvent présenté par les historiens comme un opportuniste, une girouette qui aurait changé plusieurs fois d’avis et de tactiques. Au contraire Lénine est un dogmatique : il cherche à « coller » aux positions de Marx et Engels au plus près, même s’il n’en fut pas toujours le fidèle continuateur.
La révolution russe, sur laquelle ont été écrites des millions de pages ne peut évidemment être résumée en une heure et quelque d’exposé. Mais disons ici que s’il fallait choisir un ouvrage parmi tous, ce serait l’« Histoire de la révolution russe » de Trotsky, le livre d’un marxiste, bon écrivain et membre du parti vainqueur, ce qui est rare, le livre d’un acteur, d’un témoin.
C’est pourquoi nous avons choisi de nous limiter à l’année 1917 jusqu’en octobre et nous avons privilégié un angle : l’évolution des acteurs eux-mêmes (les forces sociales, les courants politiques…) et les rôles qu’ils sont contraints de jouer dans la fournaise de la révolution. Nous ne traiterons pas de la question des nationalités, faute de temps. C’est notamment à partir d’une analyse serrée des écrits de Lénine de la période que nous aborderons ce sujet.
Avant cela, rappelons très brièvement le contexte historique :
La Russie, déjà secouée en 1905 par une révolution qui avait vu naître une nouvelle forme d’organisation politique, les soviets, était aussi un rempart de la contre-révolution en Occident et les marxistes avaient toujours misé sur l’importance d’une révolution dans ce pays. Sauf que, si on suit les leçons de 1848 en Allemagne, il était clair que ce n’était pas la bourgeoisie, faible au plan industriel, quasi nulle au plan politique, qui pouvait la mener.
Au plan social et politique, les principales forces qui vont s’affronter ouvertement à partir de février sont :
· L’autocratie et l’armée (gradés de haut rang), la noblesse (grands propriétaires fonciers).
Ce sont les premières victimes de la révolution de Février. Ce sont aussi les candidats à être les forces d’une contre-révolution restauratrice, qui n’arrivera jamais vraiment à se réaliser au cours de l’année 1917 comme on le verra. Mais ils formeront le cadre des forces « blanches » dans la guerre civile. Ils sont représentés par des partis réactionnaires comme les Cent-Noirs mais une partie collabore avec la bourgeoisie
· La bourgeoisie capitaliste
La bourgeoisie libérale, qui est représentée par le parti Cadet (constitutionnel-démocrate) souhaite des réformes, à partir d’une activité essentiellement parlementaire, dans le cadre de la Douma. Comme on l’a dit, elle n’est aucunement prête à prendre la tête d’un mouvement ouvertement révolutionnaire.
On l’a dit, en Russie la classe intermédiaire constituée de petits entrepreneurs, développant un tissu économique capitaliste dense en complément des grandes entreprises industrielles, est quasiment inexistante. En dehors de la bureaucratie dans les villes (fonctionnaires) et des commerçants, le gros de la petite-bourgeoisie est rurale, la petite-bourgeoisie urbaine est faible.
Outre les (environ 30 000) grands propriétaires terriens, c’est une classe non homogène, composée de millions de paysans petits propriétaires depuis les lois de Stolypine ou vivant encore, c’est la majorité, en se partageant les terres de la commune rurale (le mir). Ces paysans peuvent être divisés en paysans riches (koulaks) qui peuvent employer des salariés, des paysans moyens et pauvres. Pour Lénine, les paysans pauvres parce qu’ils sont partiellement salariés sont des semi-prolétaires. Enfin, au bas de cette hiérarchie sociale et au sommet des attentes du parti de classe, figure le prolétariat rural, les ouvriers agricoles.
La force politique qui représente la petite bourgeoise paysanne est représentée par les socialistes révolutionnaires. Les bolcheviks ont peu d’influence à la campagne, même dans le prolétariat rural (minoritaire) ou chez les semi-prolétaires.
Les réformes de Stolypine, après 1906, ont développé une paysannerie propriétaire en essayant de désagréger la commune rurale mais n’ont en rien résolu la question de la grande propriété de la terre. Une réforme agraire profonde reste la grande œuvre à accomplir.
Ce n’est pas une classe sociale en soi – la majorité sont des paysans, ce qui contribue d’emblée à lier de manière indissoluble la question de la paix et celle de la terre – mais à coup sûr ils forment une force sociale qui va jouer un rôle prépondérant dans les mobilisations, notamment à travers les soviets.
On l’a dit, l’industrie en Russie est par certains côtés très développée, mais très concentrée. Les usines Poutilov (sidérurgie, armement) par exemple emploient 30.000 ouvriers, mais le tissu des petites entreprises est très peu développé. Le parti ouvrier social-démocrate, séparé depuis 1903 en deux fractions (mencheviks et bolcheviks), se pose comme le parti du prolétariat et les deux se disputent l’influence sur le prolétariat. A partir de février, Lénine classe les menchéviks comme un allié sinon une composante de la petite-bourgeoisie.
On l’a dit, dans la perspective marxiste qui est celle de Lénine, parmi toutes ces forces sociales, il en est une seule qui est capable de mener la révolution démocratique jusqu’au bout, c’est le prolétariat. Mais il est aussi clair que, pour Lénine, le prolétariat est la seule classe capable historiquement de mener jusqu’au bout la révolution qui renversera le tsarisme (donc un objectif typique d’une révolution bourgeoise anti monarchiste. Mais, une fois cet objectif atteint, une fois le champ de bataille conquis et débarrassé au maximum de tous les obstacles, le prolétariat, en allant « au-delà de la révolution démocratique » (Lénine), ira vers une dictature du prolétariat qui ouvrira avec l’appui du prolétariat international le chemin du socialisme.
Rappelons ici deux éléments fondamentaux de la position politique de Marx et Engels, maintenue tout au long de leur vie : le premier est la nécessité pour le prolétariat de se constituer en parti politique « distinct et opposé » à tous les autres partis. Il s’agit d’un organe de classe, qui unit science (théorie), conscience, volonté et instinct et de ce fait doit jouer un rôle déterminant dans la conduite de la révolution et l’exercice du pouvoir.
« Mais nous sommes d'accord sur le fait que le prolétariat ne peut conquérir sans révolution violente le pouvoir politique, seule porte donnant sur la société nouvelle. Pour qu'au jour de la décision le prolétariat soit assez fort pour vaincre et cela, Marx et moi nous l'avons défendu depuis 1847, il est nécessaire qu'il se forme un parti autonome, séparé de tous les autres et opposé à eux tous, un parti de classe conscient. » (Engels, Brouillon de la lettre du 18 décembre 1889 envoyée à Gerson Trier).
Le deuxième élément, fondamental pour notre sujet est le fait que, une fois au pouvoir, le prolétariat doive exercer une dictature sur les anciennes classes dominantes. Vous voulez savoir ce qu’est la dictature du prolétariat disait Engels, regardez la Commune de Paris. Le terme fait référence à la Rome antique, à savoir l’existence d’un pouvoir exceptionnel, non délimité par la loi, et d’une durée temporaire.
« (…) le parti ouvrier social-démocrate allemand, précisément parce qu'il est un parti ouvrier, mène nécessairement une « politique de classe », la politique de la classe ouvrière. Comme tout parti politique s'efforce de conquérir le pouvoir dans l'Etat, le parti social-démocrate allemand aspire nécessairement à établir son pouvoir, la domination de la classe ouvrière, donc une « domination de classe ». D'ailleurs, tout parti véritablement prolétarien, à commencer par les chartistes anglais a toujours posé comme première condition la politique de classe, l'organisation du prolétariat en un parti politique indépendant et, comme but premier de la lutte, la dictature du prolétariat. En déclarant cela « ridicule », Mülberger se place en dehors du mouvement prolétarien et à l'intérieur du socialisme petit-bourgeois. » (Engels, la question du logement 1872)
Or, compte tenu de la situation arriérée en Russie on ne peut pas envisager immédiatement une révolution socialiste dont la première étape serait la dictature du prolétariat. C’est pourquoi, avant la révolution, (notamment dans le texte de 1905 : « Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique ») Lénine défend le mot d’ordre de « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ». Il manifeste ainsi le caractère bourgeois, encore non socialiste, de cette révolution.
Que signifie ici « dictature démocratique » ? N’est-ce pas une contradiction dans les termes ? L’adjectif démocratique ne désigne pas des formes d’exercice du pouvoir, mais un contenu. On est encore dans le cadre d’une révolution démocratique impliquant une autre classe que le prolétariat : la paysannerie. Il s’agit de réaliser le programme minimum de la social-démocratie : la république démocratique, la liberté politique maximum pour que le prolétariat puisse s’organiser, détruire les vestiges de l’ancien régime, du féodalisme, séparer l’Eglise et l’Etat, obtenir l’armement du prolétariat, nationaliser la terre, etc.
Or, cet objectif qui était celui du parti bolchevik AVANT la révolution, Lénine le juge dépassé après février. Il le juge dépassé parce qu’il considère qu’il a d’une certaine manière été réalisé. C’est un mot d’ordre, dit-il qui a « vieilli ».
Contrairement aux prévisions, le gouvernement provisoire qui est sorti de la révolution de février n’est pas un gouvernement ouvrier et paysan, encore moins un gouvernement ouvrier, c’est un gouvernement purement bourgeois. Il n’y a rien à en espérer et il faut au contraire le combattre. L’apparition de la nouvelle forme politique, les soviets, a changé la donne : la lutte pour le pouvoir ne se fera pas au sein du gouvernement provisoire, mais au sein des soviets qui, « dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point », dit Lénine ont réalisé cette dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie.
Il faut donc lutter désormais au sein des soviets pour que s’y affirme nettement la position autonome du prolétariat, qui puisse se différencier des autres classes, en faisant alliance, non plus avec la paysannerie dans son ensemble, mais avec la paysannerie pauvre (semi-prolétaires) et bien sûr le prolétariat rural.
D’où l’infléchissement du mot d’ordre qui devient « dictature du prolétariat et de la paysannerie pauvre » ou encore « dictature du prolétariat et du semi-prolétariat ». Il ne s’agit pas pour autant de prendre des mesures socialistes mais des mesures de transition vers le socialisme en attendant la révolution internationale que la révolution russe ne manquera pas d’initier.
C’est tout ce rapport entre les classes qui forme la dynamique de la révolution et que nous allons voir en six dates-clés.
Il faut bien voir que la révolution de février 1917 a été d’une ampleur historique considérable. Rétrospectivement, on a parfois eu tendance à la minimiser devant octobre qui aurait ouvert le vrai cours historique nouveau. Pourtant, en mettant à bas le tsarisme, cette monarchie de droit divin, la révolution de février détruit un régime social politique et religieux millénaire et renverse, avec les Romanov une dynastie séculaire. Quand on dit « la révolution de février », il faut bien sûr entendre : le prolétariat et les soldats car, comme on le sait et comme en Allemagne en 1848, la bourgeoisie par elle-même en était incapable. Sur tous les terrains commence en février une mutation très profonde de la société russe. Dans les campagnes s’ouvre avec un peu de retard, en mars, un cycle de luttes spontanées contre les propriétaires fonciers qui iront jusqu’à des expropriations. Dans les villes, avec la conquête d’un seul coup de toutes les libertés politiques. Lénine dira de la Russie de cette époque qu’elle était « l’état le plus libre du monde ». Le mouvement ouvrier obtient directement sur le terrain des conquêtes importantes comme la journée de huit heures et crée des comités d’usines qui interviennent dans le fonctionnement des entreprises.
Dans le schéma suivi par les menchéviks, cette ouverture vers l’établissement d’une république bourgeoise aurait dû constituer un aboutissement. Après quoi, à l’issue d’un long développement économique (capitaliste) et constitution d’un prolétariat moderne, une perspective de révolution socialiste se serait ouverte.
Pour les bolcheviks au contraire, elle n’était que le début. Ce qui apparaissait clairement c’est que la bourgeoisie ne satisferait pas aux aspirations des masses telles que la paix, la terre et la liberté. Et que dans ces conditions, c’était au prolétariat de mener cette lutte, et donc d’assumer les tâches correspondant à l’achèvement de cette révolution bourgeoise. Mais, il est aussi possible que le cycle révolutionnaire bourgeois soit clos, que la petite-bourgeosie ne se détache pas de la bourgeoisie, et dans ce cas, le prolétariat doit aussi acquérir son autonomie et mener une politique indépendante afin d’arracher la petite-bourgeoisie à l’influence de la bourgeoisie et mener une lutte pour le socialisme. Dans un cas comme dans l’autre l’extension à un caractère socialiste dépendait, redisons-le encore une fois, de la survenue d’une révolution socialiste en Europe et notamment en Allemagne.
Comme en 1905, une forme politique spécifique apparaît : les soviets, qui se déclinent à tous les échelons. Leur contenu de classe est marqué : ils sont les soviets des ouvriers et soldats. De son côté, le gouvernement provisoire représente la bourgeoisie. Une personnalité comme Kerensky y représente une caution « socialiste » ; il est en même temps vice-président su soviet de Petrograd. Le gouvernement provisoire poursuit une politique bourgeoise et impérialiste en continuant à soutenir l’effort de guerre et en maintenant le statu quo en matière de réforme agraire et de régime politique (on ne proclame pas la république) en attendant la réunion d’une Assemblée constituante dont la bourgeoisie souhaite différer la convocation.
A partir de là, tout le calendrier de février à octobre va être rythmé par l’affrontement pour le contrôle du pouvoir politique entre le gouvernement provisoire et les forces révolutionnaires – dans et hors des soviets –. Toute la question va être (et en cela, même chez les bolcheviks les positions sont loin d’être alignées) de saisir le meilleur moment pour le faire, compte tenu de l’évolution de la situation sur tous les fronts : militaire, politique, économique, international. Globalement, si on veut résumer à grands traits, on peut dire qu’il y a une course de vitesse entre une contre-révolution toujours en alerte (venant notamment des états-majors de l’armée, de la haute bourgeoisie, de l’ancien régime) qui s’organise en coulisse dès le mois de mars, fait une première tentative en avril, relève la tête entre juillet et août et qui est prête à balayer la démocratie et le gouvernement provisoire lui-même, les masses prolétariennes et paysannes qui veulent recueillir les fruits de leur révolution et le gouvernement provisoire qui penche pour une contre révolution démocratique et cherche à ménager les deux extrêmes.
Les différents partis politiques, en tant que représentants des différentes classes ou fractions de celles-ci vont évoluer également en fonction de cette alternative : contre-révolution ou achèvement et dépassement de la révolution bourgeoise. Comme dans toute révolution on a une dynamique où les forces en présence et les représentations politiques des différentes classes (partis) se succèdent au pouvoir et sont évacués de la scène historique (cf. Révolution française).
L’évolution des forces en présence pousse les uns toujours plus vers la droite et la contre-révolution (le parti cadet, les mencheviks, les SR…) et les autres vers la gauche (bolcheviks, une partie des SR et des menchéviks… avec des impatients (gauche des bolcheviks, anarchistes)
Trotsky résume parfaitement ce mouvement :
« Chacune des manifestations de masse, indépendamment de son but direct, est un avertissement pour la direction. L'admonestation est d'abord modérée, mais devient ensuite de plus en plus hardie. En juillet, elle devient une menace. En octobre, c'est le dénouement.
A tous les moments critiques, les masses interviennent comme « forces élémentaires » — obéissant, en d'autres termes, à leurs propres déductions d'expérience politique et à leurs leaders non reconnus encore officiellement. En s'assimilant tels ou tels éléments d'agitation, les masses, spontanément, en traduisent les déductions dans le langage de l'action. Les bolcheviks, en tant que parti, ne dirigeaient pas encore la campagne pour la journée de huit heures. Les bolcheviks n'avaient pas non plus appelé les masses à la manifestation d'avril. Les bolcheviks n'appelleront pas non plus les masses armées à descendre dans la rue au début de juillet. C'est seulement en octobre que le parti parviendra définitivement à prendre le pas et marchera à la tête de la masse, non plus déjà pour une manifestation, mais pour l'insurrection. » (Trotsky, Histoire de la révolution russe, Editions du seuil, Février, T.1, p.402-403)
Dès son retour d’exil, Lénine, fixe le cap dans les fameuses « Thèses d’avril » (7 avril 1917) :
· Ce qu'il y a d'original dans la situation actuelle en Russie, c'est la transition de la première étape de la révolution, qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie par suite du degré insuffisant de conscience et d'organisation du prolétariat, à sa deuxième étape, qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie.
· Cette transition est caractérisée, d'une part, par un maximum de possibilités légales (la Russie est aujourd'hui, de tous les pays belligérants, le plus libre du monde); de l'autre, par l'absence de contrainte exercée sur les masses, et enfin, par la confiance irraisonnée des masses à l'égard du gouvernement des capitalistes, ces pires ennemis de la paix et du socialisme.
· Aucun soutien au Gouvernement provisoire; démontrer le caractère entièrement mensonger de toutes ses promesses, notamment de celles qui concernent la renonciation aux annexions. Le démasquer, au lieu d'« exiger » - ce qui est inadmissible, car c'est semer des illusions - que ce gouvernement, gouvernement de capitalistes, cesse d'être impérialiste.
· Tant que nous sommes en minorité, nous nous appliquons à critiquer et à expliquer les erreurs commises, tout en affirmant la nécessité du passage de tout le pouvoir aux Soviets des députés ouvriers, afin que les masses s'affranchissent de leurs erreurs par l'expérience.
· Non pas une république parlementaire, - y retourner après les Soviets des députés ouvriers serait un pas en arrière, - mais une république des Soviets de députés ouvriers, salariés agricoles et paysans dans le pays tout entier, de la base au sommet.
· Prendre l'initiative de la création d'une Internationale révolutionnaire, d'une Internationale contre les social-chauvins et contre le « centre » (c’est-à-dire les kautskystes)
Cependant, là encore, la question du moment et donc de la maturité du phénomène révolutionnaire est cruciale.
Dans les journées d’avril c’est la question de la guerre qui jette les soldats dans les rues, contre le ministre des affaires étrangères, Milioukov, qui début avril, confirme aux alliés que la Russie continuera la guerre jusqu’à la victoire finale. Les manifestations se déroulent aux cris de « A bas Milioukov et A bas le gouvernement provisoire ». Les bolcheviks ne font que suivre le mouvement tandis que la crise est l’occasion pour le parti bourgeois (Cadet) d’en appeler aux troupes loyalistes pour mater les protestations. Contre cette menace, les dirigeants du Soviet renouvellent leur confiance au gouvernement provisoire.
Dans cette crise, Lénine s’est opposé aux bolcheviks (il condamne vertement les mots d’ordre pour le renversement du gouvernement provisoire qui met en lumière un défaut dans l’organisation bolchévique) qui avaient pris trop tôt un cours à gauche avec ce mot d’ordre de renversement du gouvernement provisoire. Il estime que, tant que l’on conserve la liberté d’organisation, de presse, etc., tant qu’il n’y a pas eu de violence du gouvernement contre le prolétariat et la petite-bourgeoisie, il faut appeler au calme, ne pas se lancer dans des actions prématurées contre le gouvernement provisoire et poursuivre la politique de conquête pacifique de la majorité dans les soviets à travers l’explication, la propagande, la critique, l’organisation, tout en respectant les ordres du Soviet.
Ces journées ont cependant déstabilisé le gouvernement qui connaît un remaniement. Les socialistes qui voulaient rester minoritaires obtiennent 6 ministères dans la nouvelle coalition. Notamment, Kerenski (socialiste-révolutionnaire) quitte le ministère de la Justice devient ministre de la Guerre. Tchernov (socialiste révolutionnaire) devient ministre de l’agriculture.
Lénine critique par avance l’impuissance de ce nouveau gouvernement. Il dénonce son incapacité à régler la question agraire en montrant qu’il est en retard sur les aspirations de la paysannerie. Celle-ci veut la terre et d’ailleurs dans maints endroits elle a commencé à s’en emparer en dépit des injonctions du gouvernement. Sous le flot des belles paroles, Lénine ne voit que l’impuissance d’un gouvernement de coalition qui souhaite maintenir les privilèges des classes dominantes et des capitalistes en particulier et poursuivre la guerre impérialiste. Par conséquent, « La crise est si profonde, si ramifiée, si universelle, que la lutte contre le Capital doit inévitablement prendre la forme de l’hégémonie du prolétariat et des semi-prolétaires » (Lénine, Collaboration de classe avec le capital ou lutte de classe contre le capital ? Œuvres, Editions sociales, T.24, p.366)
Les événements de juin sont une nouvelle illustration du cours vers la polarisation.
Une partie de l’état-major bolchevik appuie la tenue d’une manifestation convoquée par les soldats, en cherchant à y adjoindre les ouvriers. Mais le soviet s’oppose à ce qu’il assimile à un coup de force et la manifestation est finalement annulée. Arguant, notamment d’un risque contre-révolutionnaire, le Bureau du Comité exécutif du soviet enjoint le parti bolchevik de décommander la manifestation et le congrès interdit toute démonstration pendant trois jours. Il fait ainsi un acte d’autorité qui relevait du gouvernement. Les délégués du congrès des soviets chargés de prévenir la manifestation se rendent dans les quartiers, les usines et les casernes. Ils y sont généralement très mal accueillis et prennent conscience de l’adéquation croissante de l’état d’esprit du prolétariat et des soldats avec le bolchévisme. Cela renforce, chez les dirigeants du soviet, l’idée d’un complot bolchevik et pousse la démocratie à déclarer le bolchévisme traître à la révolution, ce qui supposait que l’on désarmât le prolétariat et les soldats. Mais la démocratie n’avait pas cette force. Cherchant à monter une contre-manifestation (le 18 juin) celle-ci se transforme finalement en démonstration de force du bolchévisme. Le gouvernement de coalition est discrédité. Le 19 juin, une manifestation importante organisée par les cadets permet aux forces contre-révolutionnaires de se rassurer à bon compte. Surgissent les velléités de désarmer les ouvriers, réprimer l’avant-garde et ramener la révolution dans un cours « légal ».
La roue a tourné. En avril, le gouvernement bourgeois menaçait de désarmer les ouvriers et de faire taire le parti bolchevik. En juin c’est la même chose, mais de la part d’une coalition qui comprend le parti démocrate qui du coup se dévoile comme un auxiliaire de la bourgeoisie. Désormais, la lutte a atteint un tel degré d’acuité que sous le drapeau de la démocratie révolutionnaire se tient la bourgeoisie et ses alliés impérialistes contre le prolétariat. Les tenants du parti démocrate sont les seuls à pouvoir réaliser ce que la bourgeoisie souhaite : poursuivre la guerre impérialiste, maintenir la propriété foncière, soutenir l’existence de la classe capitaliste par l’intermédiaire des impôts.
Le 18 juin, Lénine considère que le cours pacifique de la révolution est terminé
Lénine voit dans cet épisode un tournant dans le bras de fer engagé entre les forces conservatrices et la révolution. L’enjeu, derrière cela est de construire effectivement le rapport de forces à partir duquel les bolcheviks pourront passer outre et lancer effectivement la phase prolétarienne de la révolution.
La manifestation du 10 juin visait à pousser à la rupture de la démocratie révolutionnaire avec la bourgeoisie en écartant les dix ministres capitalistes qui dominent le gouvernement de coalition. Cela aurait signifié un glissement du pouvoir vers la petite-bourgoisie – à travers un gouvernement petit-bourgeois sans participation du prolétariat - et dans les soviets qui ne n’auraient pas été dominés par le parti bolchevik mais par la démocratie petite-bourgeoise. Cela signifiait qu’il fallait continuer à mener une lutte pacifique au sein des soviets pour le pouvoir : c’est toujours l’idée que la république des soviets est plus démocratique que la république parlementaire bourgeoise.
Rappelons ici que les soviets ne valent que s’ils prennent la forme d’un Etat-commune et de ce point de vue les bolcheviks lutteront pour que la représentation au sein de ceux-ci soit plus démocratique (mode d’élection des délégués par exemple). Il n’y a pas de fétichisme de la forme « soviet » chez Lénine. Le mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets » ne vaut plus s’ils sont dominés par une petite-bourgeoisie qui serait contre-révolutionnaire. Dans ce cas, les conditions d’une lutte pacifique ne seraient plus remplies et on irait à l’affrontement.
L’hypothèse de tout le pouvoir aux soviets, jugée peu probable par Lénine après Février est tout de même traduite en mot d’ordre par le parti bolchevik et il ne fait guère de doute qu’elle correspondait à la volonté des classes qui portaient la révolution.
On doit en déduire que Lénine a nuancé sa position en admettant à la fois un pouvoir des soviets qui ne soit pas sous la direction du parti bolchevik et une plus grande probabilité quant à l’existence d’un gouvernement petit-bourgeois autonome. En tout état de cause, le parti bolchevik fait pression sur la petite-bourgeoisie pour qu’elle prenne le pouvoir ; ce n’est plus le renversement pur et simple du gouvernement provisoire qui est revendiqué mais sa radicalisation dans le cadre d’un pouvoir soviétique.
A nouveau à l’initiative des soldats et donc, essentiellement, de la petite bourgeoisie, plus impatients, menacés par la perspective de monter au front, disposant d’armes, une manifestation armée qui visait à faire passer le pouvoir entre les mains du soviet était lancée. Le prolétariat se rallia avec enthousiasme à ce mouvement malgré les tentatives du parti bolchevik de calmer les esprits. Mais, les anarchistes comme l’aile gauche du parti bolchevik poussaient à la confrontation. La veille, les ministres cadets, informés par ailleurs des premiers échecs de l’offensive de juin, avaient démissionné au prétexte d’un désaccord sur la politique ukrainienne du gouvernement. L’intérêt de la coalition en était d’autant plus réduit aux yeux des manifestants.
La majorité du parti bolchevik pensait, sauf son aile gauche qui militait pour une insurrection, qu’il était encore trop tôt pour la prise du pouvoir par les soviets. Si la manifestation pacifique décommandée de juin avait été qualifiée de complot par les forces de la démocratie, qu’en serait-il d’une nouvelle manifestation armée ? Ne pouvant pas empêcher la manifestation, le parti bolchevik s’y rallie sous la pression des classes mobilisées afin d’essayer de l’encadrer et lui donner un caractère pacifique. Des affrontements ont lieu dans la nuit du 3 juillet à Petrograd. Les conciliateurs attendent l’arrivée de troupes du front pour rétablir l’ordre. Le parti bolchevik ne pouvant arrêter la manifestation du 4 juillet se résout à l’organiser tout en restant dans l’expectative quant à la suite des événements.
La conséquence en sera un reflux du mouvement. Le comité exécutif des soviets mobilise des troupes favorables au soviet et au gouvernement provisoire et une campagne de calomnie contre les bolcheviks est lancée. On les accuse d’être des agents à la solde de l’Allemagne ce qui entraine un certain écho dans certains secteurs de la classe ouvrière et de l’armée.
La création d’un rapport de force favorable et la versatilité de la petite bourgeoisie permettent ainsi aux dirigeants du soviet et au gouvernement de reprendre la situation en main.
Cependant les tiraillements au sein du gouvernement quant aux accusations anti-bolchevik entraînent la démission du ministre de la Justice, Pereverzev n’ayant pas hésité à s’engager sans preuves sérieuses dans les accusations de trahison. Une forte répression contre les bolcheviks est lancée, des dirigeants (Trotsky, Kamenev, …) sont arrêtés, Lénine et Zinoviev passent dans la clandestinité, le siège du journal la Pravda est saccagé, le siège du parti est attaqué... Des ouvriers ou des militants font l’objet d’agressions dans leurs quartiers ou leurs usines. Dans ces circonstances, non seulement, la contre-révolution bourgeoise mais aussi les forces liées à l’ancien régime relèvent la tête. On dissout des régiments, on expédie des soldats au front où la peine de mort est rétablie, on tente de désarmer les ouvriers …
Kerensky, après avoir menacé à son tour de démissionner, parvient, après deux semaines, à former un nouveau gouvernement de coalition qui comprend 8 ministres socialistes et 7 libéraux. Il y cumule les fonctions de premier ministre et de ministre de la guerre et de la marine.
Lénine, pense que la contre-révolution (les cadets, l’Etat-major, les forces de l’ancien régime, …) s’est emparée du pouvoir d’Etat. La contre-révolution a fait la jonction avec la classe des propriétaires fonciers. Par conséquent, un front commun contre-révolutionnaire se forme entre les capitalistes et les propriétaires fonciers. La petite-bourgeoisie, ses personnes, ses partis, ses soviets, s’y rallie de fait. Ainsi, le « développement pacifique » de la révolution est définitivement terminé et le mot d’ordre de tout le pouvoir au soviet n’a, à ce moment-là, plus de validité.
Lénine ne remet pas en cause la nécessité d’un pouvoir soviétique en général mais les soviets actuels qui sont passés sous la coupe de la contre-révolution. D’autres devront renaître pour être à la base de l’Etat.
La contre-révolution bourgeoise a triomphé et quel que soit le degré d’autonomie de la petite-bourgeoisie, il s’agit du fait essentiel.
La perspective d’un pouvoir prolétarien conquis par la force et soutenu par le semi-prolétariat est donc affirmée comme la seule voie désormais possible. La polarisation des antagonismes est arrivée à un point de non-retour. Le prolétariat ne doit pas pour autant par esprit de vengeance se tourner contre la petite bourgeoisie mais lui montrer que seule la victoire du prolétariat lui donnera satisfaction.
En juillet, cependant, la contre-révolution ne va pas jusqu’au bout. Ses forces manquent d’énergie et de volonté. Si le parti bolchevik et ses militants doivent se replier, victimes de la répression, celle-ci n’est pas d’une intensité telle qu’elle menace le cours ascendant du bolchevisme qui se poursuivra jusqu’à octobre, et notamment après l’épisode Kornilov.
Les questions de la guerre et de la terre restent pendantes et les bolcheviks retrouvent un capital de sympathie dans la mesure où ce sont les seuls qui maintiennent ces mots d’ordre. En même temps, Lénine prend toujours plus en compte le programme des socialistes révolutionnaires tout en affirmant que seul un pouvoir prolétarien sera à même de donner satisfaction à la paysannerie.
Les aspirations du mouvement des soldats et du prolétariat allaient vers un gouvernement entièrement composé de socialistes mais les représentants de la démocratie, toujours fidèles à l’idée d’une coalition avec la bourgeoisie, n’allèrent pas aussi loin. Toutefois, une fraction des socialistes révolutionnaires comme des menchéviks se montrait désormais ouverts à l’idée d’un pouvoir des soviets. La polarisation des antagonismes entre bourgeoisie et petite-bourgeoisie a monté d’un cran, une partie du pouvoir s’est déplacé vers la droite mais les soviets exercent encore un pouvoir et ce pouvoir est d’autant plus grand quand les décisions des dirigeants sont en phase avec l’aspiration des masses. Les deux pouvoirs se redoutent mais ont encore besoin l’un de l’autre.
Dans la montée des contradictions entre les différentes forces, Kérensky continuait à faire le trait d’union entre les conciliateurs et la bourgeoisie dont il partageait les vues sur les questions essentielles. Il souhaitait mettre en place une politique visant à rétablir l’ordre bourgeois en s’appuyant le cas échéant sur un Cavaignac (le général républicain de 1848).
Il était le tenant d’une contre-révolution démocratique quand la haute bourgeoise, les propriétaires fonciers, les représentants des alliés se tournaient vers la solution d’une contre-révolution reposant sur une dictature militaire dirigée par le général Kornilov devenu le chef de l’état-major des armées.
En juillet, Kérensky n’avait pas pu aller au bout de la répression contre les bolcheviks ; il n’ira pas non plus jusqu’au bout de la contre-révolution préparée par la bourgeoisie. En février, Kérensky, vice-président du soviet, était la caution démocratique, le bouclier de la bourgeoisie. En juillet il en était devenu le rempart, le représentant de son aile la plus avancée, républicaine et démocratique.
Pour la bourgeoisie, le régime républicain et démocratique était trop instable et donc dangereux ; il ne s’agissait en rien d’une solution viable. Elle souhaitait donc une autre issue pour gouverner la Russie. Pour elle, le gouvernement se montrait incapable de faire revenir la société dans le cadre d’un système parlementaire débarrassé des soviets et qui puisse poursuivre la guerre selon les accords avec les alliés. La bourgeoisie et avec elle toutes les forces de l’ancien régime était prête à sacrifier la démocratie qui se révélait une boîte de pandore.
Sur le fond, Kérensky et Kornilov étaient d’accord : poursuite de la guerre impérialiste, rétablissement de la discipline aux armées, encadrement du rôle des comités et des commissaires, fin des soviets, … Mais ils différaient, dans les modalités de cette contre-révolution, dans l’appréciation des rapports de force et par le degré d’impatience pour réaliser ce programme. Il semble que pendant longtemps, Kornilov se soit contenté d’être le Cavaignac potentiel du gouvernement provisoire. Mais, en même temps, les forces contre-révolutionnaires de la bourgeoisie et de l’ancien régime dont une bonne partie était gagnée par l’impatience alors que la situation se délitait sur tous les fronts (militaire, paysannerie, ravitaillement, luttes ouvrières, …) lui soufflaient à l’oreille que le gouvernement serait trop faible et divisé pour agir résolument et qu’il faudrait qu’il devienne un Bonaparte. Il est vrai que nombre de préparatifs qu’ils soient ceux d’un Cavaignac ou d’un Bonaparte étaient les mêmes. Kornilov était à peine nommé que Kérensky se défiait de lui. Mais une rupture avec Kornilov aurait signifié une rupture avec la bourgeoisie.
L’aventure de Kornilov se termine en fiasco. Le camp bourgeois n’a pas eu l’énergie nécessaire pour attaquer de front la révolution et, du côté de Kerensky, de porter un coup fatal aux bolcheviks.
Au cours de la mobilisation contre Kornilov, dont ils sont partie prenante, les bolcheviks, en défendant la démocratie, gagnent un ascendant supplémentaire au sein des masses dans les organismes de défense de la révolution. Effectivement, l’un des effets pervers (pour la bourgeoisie) de l’aventure Kornilov, est d’avoir redonné un crédit immense aux bolcheviks, qui apparaissent comme la seule force capable de réaliser les promesses de la révolution. Aussi bien sur le plan du renforcement du parti, que du poids électoral dans le soviet de Petrograd, la situation évolue en faveur des bolcheviks tout au long des mois de septembre et octobre.
Le chemin du pouvoir est ouvert.
Comme on l’a dit, le fil rouge, le leitmotiv de Lénine était l’action autonome et indépendante du prolétariat. Début septembre, à la suite de cette action commune contre Kornilov, Lénine estime qu’un compromis est alors possible avec la petite-bourgeoisie, si celle-ci s’autonomisait. On revient, très temporairement, aux mots d’ordre de juin. Mais très rapidement en ce début septembre, Lénine, seul, estime que cette fenêtre s’est refermée et que désormais on a un cours inéluctable vers la prise du pouvoir. Ceci implique une lutte au sein du parti bolchevik, loin d’être monolithique sur cette question comme sur bien d’autres, pour imposer sa position. Il appelle donc à lancer l’insurrection avant même la réunion du congrès des Soviets. Désormais le parti bolchévik est majoritaire dans le soviet des deux capitales, tandis que la lutte des classes à la campagne atteint un paroxysme. La prise du pouvoir devrait libérer la dynamique qui a été enclenchée. De plus, Lénine considère que la révolution internationale, notamment en Allemagne, a commencé et que la victoire du prolétariat en Russie ouvrira le chemin. D’autre part, il craint que la bourgeoisie livre Petrograd aux allemands et que soit signée une paix séparée qui pourrait aliéner la victoire du prolétariat.
La question du calendrier et du juste moment est encore ici cruciale. Après Marx, Lénine et Trotsky répétaient : « L’insurrection est un art ».
Faisons d’abord justice de la vision, véhiculée le plus souvent par des historiens bourgeois quand il ne s’agit pas d’anarchistes ou d’ultra-gauches, de la théorie du « putsch » ou complot. On peut lire à ce propos le libertaire Victor Serge :
« On affirme encore que l’insurrection du 7 novembre (25 octobre, vieux style, calendrier julien) 1917 fut l’œuvre d’une minorité de conspirateurs, le Parti bolchevik. Rien n’est plus contraire aux faits véritables. 1917 fut une année d’action de masses étonnante par la multiplicité, la variété, la puissance, la persévérance des initiatives populaires dont la poussée soulevait le bolchevisme. Les troubles agraires s’étendaient à toute la Russie. L’insubordination annihilait dans l’armée la vieille discipline. Cronstadt et la flotte de la Baltique avaient catégoriquement refusé l’obéissance au gouvernement provisoire et l’intervention de Trotsky auprès du Soviet de la base navale avait seule évité un conflit armé. Le Soviet de Tachkent, au Turkestan, avait pris le pouvoir pour son propre compte… Kerenski menaçait le Soviet de Kalouga de son artillerie… Sur la Volga, une armée de 40 000 hommes refusait l’obéissance. Dans les faubourgs de Petrograd et de Moscou, des gardes rouges ouvrières se formaient. La garnison de Petrograd se plaçait aux ordres du Soviet. Dans les Soviets, la majorité passait pacifiquement et sans fraude des socialistes modérés aux bolcheviks, du reste surpris eux-mêmes de ce changement. Les socialistes modérés se détournaient de Kerenski. Celui-ci ne pouvait plus compter que sur des militaires devenus tout à fait impopulaires. C’est pourquoi l’insurrection vainquit à Petrograd presque sans effusion de sang, dans l’enthousiasme. (…) Le complot bolchevik fut littéralement porté par une colossale vague montante. »
L’historiographie stalinienne a fait d’Octobre une révolution socialiste en opposition à Février, la révolution démocratique bourgeoise. De ce fait on a minoré l’importance de ce qui s’est passé en février. Mais par bien des côtés, Octobre est la réalisation de Février. Lénine ne s’y est pas trompé. Pour lui, c’est Octobre qui va réaliser ce qu’il appelait la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie[1]. Les premiers discours de Lénine sont explicites. La révolution est une « révolution ouvrière et paysanne » qui met en place un « gouvernement ouvrier et paysan » provisoire. Cette représentation devient officielle dans le décret sur la formation du gouvernement ouvrier et paysan qui déclare que « Pour diriger le pays jusqu’à la convocation de l’assemblée constituante, un gouvernement provisoire d’ouvriers et de paysans sera formé qui portera le nom de Conseil des Commissaires du peuple. ». Quant à l’Etat, il est également caractérisé comme « Etat ouvrier et paysan ». Rappelons que Marx et Engels ont rarement parlé d’Etat bourgeois et d’Etat ouvrier. En général, ils parlent de l’Etat. Ce n’est pas qu’ils considèrent que l’Etat soit neutre, au-dessus des classes. Mais, en le caractérisant rarement, ils montrent à quel point ils sont pour la destruction de l’Etat et Engels évoquait la nécessité d’employer « le vieux mot français « commune » pour caractériser la nouvelle forme politique qui se met en place avec la révolution prolétarienne. Ceci dit Lénine publiera fin août 1917, « L’Etat et la révolution ». Dans ce texte, il s’efforce de revenir au plus près des analyses de Marx et Engels et donc critique les interprétations des sociaux-démocrates.
Le cours à gauche de la révolution permanente de Marx qui voit la démocratie petite-bourgeoisie parvenir au pouvoir ne s’est effectué que partiellement. Le poids de la démocratie dans le gouvernement n’a cessé de croître mais elle n’a jamais rompu avec la bourgeoisie et, en matière de programme, elle a eu tendance à se rallier à la bourgeoisie. Cela tient à la faiblesse tant de la bourgeoisie que de la petite bourgeoisie russes. Cette faiblesse explique aussi la rapidité de l’évolution du processus révolutionnaire ; de février à octobre, il ne s’est écoulé que huit mois. C’est donc le prolétariat qui a du accomplir ce que la petite-bourgeoisie s’est montrée incapable de réaliser. Et cela est également passé par une forme de pouvoir inédite : le pouvoir des soviets. Si le parti bolchévik se présente comme le parti du prolétariat sa politique n’a pas été pour autant rectiligne. Lénine et pour une grande part Trotsky, représentent bien le point de vue du prolétariat indépendant mais l’aile droite du parti, souvent majoritaire dans les faits, s’est tout le temps comportée comme l’extrême-gauche de la démocratie, ce qui tend à faire du parti bolchévik un parti hybride et il n’aurait sans doute pas été au pouvoir s’il n’avait pas été ainsi. Il faut ajouter qu’après Octobre, le parti bolchévik n’est pas le seul parti au pouvoir. En septembre 1917, l’aile gauche du parti-socialiste révolutionnaire s’est détachée pour former un parti indépendant, petit-bourgeois, qui aura une participation minoritaire, dont le ministère de l’agriculture, au gouvernement suivant.
Pour Lénine, la république démocratique ne valait pas tant par ses institutions que par le fait qu’elle réaliserait, c’est l’objectif de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, le programme minimum de la social-démocratie pour ensuite, dans une nouvelle étape qui s’ouvre dès la conquête du pouvoir, marcher au socialisme avec l’aide de la révolution mondiale. Cette marche serait d’autant plus facile que la révolution démocratique aura été conséquente.
Mais ce programme minimum n’est pas complètement appliqué. Sur la question agraire, les bolcheviks reprennent explicitement le programme des socialistes révolutionnaires. Tout en reconnaissant ouvertement que le programme mis en œuvre n’est pas celui qui leur convient le mieux, les bolcheviks entérinent l’état de la lutte des classes à la campagne, en reprenant, avec toutes les réserves d’usage, mais aussi en le légalisant le programme de « socialisation de la terre » (alors que les socialistes révolutionnaires se contentaient d’en parler ou n’osaient pas l’appliquer quand ils étaient au pouvoir quand ils ne se préparaient pas à le trahir, tandis que la paysannerie le mettait en œuvre illégalement avant Octobre).
La terre n’est plus nationalisée comme le souhaitait le programme bolchevik, mais remise entre les mains des autorités locales pour promouvoir une « jouissance égalitaire » de la terre. Lénine était partisan d’une gestion collective par l’Etat, à partir du moment où une république démocratique aurait été établie, avec l’introduction d’une agriculture basée sur les méthodes modernes qui ne peut pas exister sur la base de la parcelle (cf. Thèse 6 des thèses d’avril : « Transformation de tout grand domaine (de 100 à 300 hectares environ en tenant compte des conditions locales et autres et sur la décision des organismes locaux) en une exploitation modèle placée sous le contrôle des députés des salariés agricoles et fonctionnant pour le compte de la collectivité. ».
C’était aussi le programme de Marx et Engels dans l’Adresse au comité central de la ligue
« Dans l'intérêt du prolétariat rural et dans leur propre intérêt, les ouvriers doivent contrecarrer ce plan. Ils doivent exiger que la propriété féodale confisquée reste propriété de l'Etat et soit transformée en colonies ouvrières que le prolétariat rural groupé en associations exploite avec tous les avantages de la grande culture. Par là, dans le cadre des rapports déséquilibrés de la propriété bourgeoise, le principe de la propriété commune va acquérir aussitôt une base solide. De même que les démocrates font alliance avec les cultivateurs, de même les ouvriers doivent faire alliance avec le prolétariat rural. »
Dans le cours de la révolution, la grande propriété foncière est expropriée mais la différenciation des classes au sein de la paysannerie reste généralement à accomplir. Non seulement la lutte des classes entre le prolétariat et la bourgeoisie rurale n’a pas éclaté à la campagne, mais la révolution bourgeoise n’y a pas été poussée jusqu’au bout. Les paysans dans leur grande majorité, se sont contentés de la distribution des terres. La question de la forme de la propriété leur importait moins que l’usufruit dont ils pouvaient jouir pour nourrir leurs familles, et le rôle du prolétariat agricole et du semi-prolétariat (paysans en partie salariés) n’a pas été aussi important qu’attendu.
Avec la prise du pouvoir en Octobre, c’est le parti bolchevik qui hérite des questions brûlantes qui avaient miné l’autorité des gouvernements provisoires successifs et au premier chef la question de la guerre et la réforme agraire.
De fait, il se trouve confronté, comme cela avait été prévu, à la réalisation de tâches bourgeoises, qui ne sont pas encore socialistes, mais qui sont indispensables pour balayer le terrain et créer les conditions favorables pour une future application de mesures socialistes.
Concernant la guerre, c’est la question qui se résoudra par les négociations et le traité de Brest-Litovsk en mars 1918, c’est-à-dire la conclusion d’une paix séparée avec l’Allemagne, ce qui n’était pas au programme et scellera la rupture avec les socialistes-révolutionnaires de gauche, mais la poursuite d’une guerre révolutionnaire aurait sans doute amené la troupe à se rebeller contre le nouveau pouvoir. Il ne pouvait y avoir d’autre solution.
Si l’on ajoute à cela l’échec de la révolution allemande, le non engagement révolutionnaire des prolétariats occidentaux, la situation économique intérieure catastrophique, la guerre civile, l’intervention étrangère pour étrangler la jeune Russie révolutionnaire, la bureaucratisation de l’Etat tout concourait à isoler le parti prolétaire et à permettre une contre-révolution qui orientera la société vers un cours de développement exclusivement capitaliste.
Néanmoins, Octobre aura bien été une révolution prolétarienne, et même socialiste au sens où elle se fixait comme but le dépassement de la phase démocratique bourgeoise de la révolution pour installer la dictature du prolétariat et développer les CONDITIONS d’un passage au socialisme.
C’est en ce sens-là que nous la revendiquons aujourd’hui en héritage.
Parmi les leçons que nous pouvons tirer d’Octobre, il y a le constat que la révolution démocratique bourgeoise s’est donc faite non seulement sans la bourgeoisie mais, dans sa dynamique vers la révolution prolétarienne, elle se retourne contre elle.
D’autre part, la révolution démocratique ne peut pas se définir exclusivement comme une révolution qui met en place des institutions démocratiques bourgeoises (assemblée constituante, parlement, …), c’est-à-dire une république démocratique bourgeoisie banale, une république parlementaire ; l’expérience soviétique y a ouvert de nouvelles perspectives.
En même temps, c’est bien cette république soviétique qui va être le théâtre de la contre-révolution ; les soviets vont perdre de leur vitalité, l’état va se bureaucratiser[2], etc. pour aboutir à une forme de bonapartisme assurant le développement du capitalisme.
La révolution russe s’est finalement commuée en révolution bourgeoise dont la radicalité, tout comme la faiblesse de la bourgeoisie, a permis un développement rapide du mode de production capitaliste, contre cette bourgeoisie elle-même. Trotski et Bordiga ont toujours refusé d'admettre que la bureaucratie était une classe spécifique, une nouvelle classe. La gauche d'Italie l'a définie comme un appendice de la classe bourgeoise internationale en charge de la gestion du capitalisme russe. La suite a montré qu’à cette fonction s’ajoutait celle de préparer l’avènement de la bourgeoisie.
Nous avons dit en entrée que la question de la nature de la révolution russe restait une question vivante et qu’elle était d’une grande importance politique.
Les courants qui critiquaient le stalinisme et dénonçaient la nature capitaliste de l’URSS en ont aussi déduit que la prochaine révolution prendrait la tournure d’un affrontement pur, direct, entre les deux classes antagoniques fondamentales : le prolétariat et la bourgeoisie. Notamment en Europe où le poids de la paysannerie n’a cessé de décroître tout au long du 20° siècle.
Cependant, une prochaine révolution ne naîtra pas ex abrupto avec la réincarnation d’un prolétariat pur et d’emblée révolutionnaire. Elle sera précédée d’une série de crises économiques, politiques, institutionnelles qui mettront en branle toutes les classes de la société et mettront sur le devant de la scène des alternatives politiques successives, réformistes, collaboratrices et exciteront des forces réactionnaires et contre-révolutionnaires. Dans ce climat général, le prolétariat devra, encore et toujours lutter soit pour la conquête (comme en Chine) soit pour l’élargissement de la démocratie, c’est-à-dire de son ultime terrain de lutte, se constituer en parti politique distinct, conquérir le pouvoir politique, briser la machine d’Etat, instaurer la dictature du prolétariat et prendre les mesures les plus hardies pour briser ces chaînes que sont le salariat, l’économie marchande… Tout ceci dans la plus grande indépendance et sans jamais se laisser enrôler par les forces représentant la démocratie bourgeoise ou petite-bourgeoise.
Là aussi, la question du moment sera cruciale. Là encore et plus que jamais, la question de l’internationalisation de la révolution sera primordiale.
D’où l’importance de voir resurgir un nouveau parti international qui sera capable, dans la tourmente, d’indiquer et de suivre un cap.
Tout ceci, 100 ans après ne peut que nous inviter à poursuivre et approfondir l’étude des leçons d’octobre 1917.
[1] [1] « Le mot d'ordre bolchevique [La dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie NDR] s'est réalisé effectivement, non comme une illusion sémantique, mais comme la plus grande réalité historique. Mais il s'est accompli après le mois d'octobre, et pas avant. La guerre paysanne, pour se servir d'une expression de Marx, a soutenu la dictature du prolétariat. Grâce à Octobre, la collaboration des deux classes fut obtenue sur une gigantesque échelle. Chaque paysan ignorant a senti et compris alors, même sans les commentaires de Lénine, que le mot d'ordre bolchevique s'incarnait dans la vie. Et Lénine lui-même a considéré cette révolution, la révolution d'Octobre, dans sa première étape, comme la véritable révolution démocratique et, par conséquent, comme la véritable incarnation, bien que modifiée, du mot d'ordre stratégique du bolchévisme. » (Trotsky, La révolution permanente)
[2] On ne doit pas fétichiser les soviets d’avant Octobre. Ils sont alors loin d’être des parangons de démocratie et nous avons vu qu’en juillet, Lénine les considère même comme contre-révolutionnaires.