|
|
|
|
|
|
Date |
Mars 2025 ; Ventôse 233 |
Auteur |
Robin Goodfellow |
Version |
V 1.0 |
2. La théorie de la révolution permanente chez Marx et Engels
2.1 « L’adresse du Comité Central à la Ligue des Communistes », Mars 1850.
2.2 La lettre à Filippo Turati (1894)
3. La révolution russe et la révolution permanente
3.1 Marx, Engels et la révolution russe
3.2 Intervention du prolétariat dans la révolution démocratique.
3.4 Les interprétations autour des textes de Marx Engels
3.5 Lénine, Trotski et la révolution permanente
4. La révolution russe en pratique
4.1 La révolution de février et le premier gouvernement provisoire (2 mars – 4 mai)
4.2 La crise d’Avril et la première coalition - 6 mai- 7 juillet -
4.3 Les journées de juillet (3 - 5 juillet) et la deuxième coalition (23 juillet – 26 août)
4.5 La troisième coalition (25 septembre-25 octobre)
Ce texte que nous publions séparément, est un des chapitres du livre sur le marxisme et la république démocratique, livre toujours annoncé et … jamais publié. Nous ne perdons pas espoir d’en venir à bout et d’une certaine manière, la publication de chapitres supposés achevés est une façon d’y parvenir. En octobre 2017, Dominique Cotte faisait sa dernière apparition publique lors d’une conférence sur la nature de la révolution d’Octobre (cf. www.robingoodfellow.info - La nature de la révolution d’octobre). Ce texte est un développement plus complet de la trame de cette conférence et nous le dédions à sa mémoire.
La question de la révolution permanente représente un enjeu important pour la théorie révolutionnaire. Ce terme a été surtout marqué par la vision de Trotski, mais il émane au départ de Marx et Engels. Cependant, le même terme recouvre, nous le verrons, des conceptions bien différentes. Il est indéniable que le concept de révolution permanente est bien présent dès l’élaboration de la conception matérialiste de l’histoire (et même avant) et perdure tout au long de l’existence de Marx et Engels[1].
Ces derniers développent ce concept, présent très tôt dans leur œuvre, lors des suites de la révolution de 1848 en Allemagne. Lénine, pour sa part, connaît parfaitement ce concept[2] mais se concentre sur la notion de « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie », première étape de la révolution russe.
L’analyse de ces concepts est cruciale pour les questions de tactique historique de la révolution, car elle montre que la dynamique des rapports de classe est toujours quelque chose de très complexe, et que le parti révolutionnaire doit savoir saisir l’évolution du cours de la lutte des classes pour intervenir à bon escient dans des laps de temps parfois très brefs ; la chance historique du moment de rupture révolutionnaire se présente rarement deux fois.
Comme nous l’avons vu, Marx et Engels emploient très tôt la formule de « révolution permanente », de « révolution en permanence » et notamment à la suite de la révolution de 1848. Ils désignent ainsi la dynamique de la révolution. Ils puisent leur analyse dans les révolutions passées dont la révolution française.
« Tandis que les petits-bourgeois démocrates voudraient aussi rapidement que possible mener à terme la révolution, en réalisant tout au plus le programme ci-dessus [meilleur salaire et existence assurée par des travaux publics et des aides NDR], notre intérêt et notre tâche sont de rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été délogées de leur position dominante ; que le prolétariat ait conquis le pouvoir d’Etat ; que l’association des prolétaires ait progressé, non seulement dans un pays mais dans tous les pays dominants du monde, à un point tel que la concurrence des prolétaires dans ces pays ait cessé et que les prolétaires associés aient concentré entre leurs mains au moins les principales forces productives. Pour nous il s’agit non de transformer la propriété privée, mais uniquement de l’anéantir ; non de masquer les antagonismes de classes, mais d’abolir les classes ; non d’améliorer la société existante, mais d’en fonder une nouvelle. » (Marx, Engels, Adresse du Comité central de la Ligue des communistes, Mars 1850, Pléiade, Politique, p.551-552, souligné par Marx et Engels)
Marx et Engels rappellent ici le programme qui sera toujours fixé au prolétariat, constitution en parti politique distinct et opposé aux autres partis, conquête du pouvoir politique, dictature révolutionnaire du prolétariat, révolution internationale, instauration d’une société sans classes, sans Etat, sans salariat et autres catégories mercantiles (argent, marchandise, valeur, …). Le concept de révolution permanente n’est donc pas limité au seul épisode de la révolution double (bourgeoise et prolétarienne) mais vise le processus révolutionnaire lui-même, depuis la conquête de la démocratie si celle-ci n’existe pas jusqu’à la société sans classes. Il ne s’agit en rien d’une stratégie uniquement réservée aux pays capitalistes arriérés en manque d’une bourgeoisie révolutionnaire, mais de la perspective d’ensemble de la révolution. Que la lutte du prolétariat débute par la conquête de la démocratie ou qu’il agisse dans le cadre d’une république démocratique déjà constituée, la révolution reste un processus qui ne peut être abrégé. Les partis bourgeois et petit-bourgeois s’épuisent au pouvoir, incapables de sortir la société de ses contradictions et de ses crises avant que ne vienne le tour du parti prolétaire.
On aurait de ce fait également tort de comprendre le terme « permanent » comme un synonyme de « continu », car dans les phases successives de la révolution, il existe bien des ruptures. La « permanence » de la révolution n’exclut pas, au contraire, les discontinuités. Par exemple, la révolution bourgeoise ne s’épuise pas en un seul épisode ; elle s’inscrit dans une durée au cours de laquelle elle peut se radicaliser sous l’impulsion du prolétariat. Dans cette perspective, le « sommet » de la révolution bourgeoise tel que l’imaginent bourgeois et petits-bourgeois démocrates : la réalisation de la république démocratique parlementaire, n’est que le prélude à une révolution prolétarienne.
Le concept dépasse donc le cadre des « révolutions doubles », bourgeoises et prolétariennes, auquel on cherche parfois à le confiner. Il s’applique également à la révolution prolétarienne dès lors que la république démocratique existe, qu’elle soit consolidée ou non. La dynamique des classes en présence (l’ensemble de la bourgeoisie, et notamment la bourgeoisie industrielle, gouverne dès lors qu’existe la république démocratique, tandis que dans les pays arrivés tardivement à maturité sur le marché mondial la bourgeoisie se compromet avec les anciennes classes dirigeantes ou les représentants des intérêts impérialistes) et le processus ne sont pas les mêmes, mais ici aussi un processus d’approfondissement du mouvement révolutionnaire est nécessaire. Il est scandé par la succession de partis ou de fractions au pouvoir qui s’épuisent à trouver une solution à la crise. En effet, aucune révolution n’éclate brutalement sans qu’une situation de crise ne l’ait précédée. C’est le sens de la critique apportée par Marx et Engels à la thèse de la « masse réactionnaire »[3]. Ce n’est qu’au dernier moment, lorsque tout mouvement est interdit à la bourgeoisie et que le parti prolétaire peut revendiquer le pouvoir, qu’elle forme face au prolétariat, avec toutes les autres classes de la société, une même masse réactionnaire[4]. Jusqu’à ce moment-là on ne peut pas exclure de pouvoir pousser plus avant, par la lutte des classes, la marche du développement social, l’approfondissement de la démocratie.
Ce texte, écrit après la défaite des révolutions européennes de l’époque, fixe notamment l’horizon de la révolution permanente. Outre les situations où les perspectives relèvent de la révolution double (bourgeoise et prolétarienne) Marx y affirme, comme nous l’avons rappelé, que la révolution permanente se poursuit jusqu’à l’instauration de la société sans classes. Ce texte est donc d’une importance considérable que ce soit sur les questions de la démocratie ou sur celle de la révolution permanente. Il précise des points fondamentaux sur la stratégie et la tactique du prolétariat.
A ce moment, Marx et Engels n’ont pas encore reconnu complètement l’étendue de la défaite ; ils espèrent qu’une nouvelle crise – ils escomptent encore un cycle de 5 ans environ – va venir frapper le cœur de la contre-révolution, l’Angleterre, tandis que le prolétariat allemand qui n’a pas réussi jusqu’à présent à se constituer en parti autonome (Marx et Engels et la Nouvelle Gazette Rhénane se sont considérés comme l’aile extrême-gauche de la démocratie) pourrait se manifester sous cette forme. Cette nouvelle prévision se révélera erronée et rapidement Marx et Engels, tireront la leçon de cette contre-révolution en s’engageant dans la dissolution de la « Ligue des communistes ».
Mais, au moment où ils rédigent cette adresse, leur perspective est la relance de la révolution. En 1848, en Allemagne, la bourgeoisie libérale s’est empressée, à peine arrivée au pouvoir, de « rejeter aussitôt les travailleurs, leurs alliés de la veille, dans leur ancienne position d’opprimés. ». Elle préfère faire alliance avec le parti féodal, et même lui céder le pouvoir plutôt que de courir le risque de laisser un trop grand espace politique à cet ennemi bien plus implacable qu’est le prolétariat.
Cette tendance « naturelle » de la grande bourgeoisie à abandonner le terrain de la démocratie, forme qui permet la domination de l’ensemble de la bourgeoisie, est combattue sur sa gauche par le parti de la petite-bourgeoisie, ce que Marx appelle le « parti démocratique » et qui se compose de trois éléments :
· Les fractions avancées de la grande bourgeoisie qui cherchent à se débarrasser du féodalisme et de l’absolutisme ;
· Les petits-bourgeois démocrates partisans d'un « Etat fédéral plus ou moins démocratique » ;
· Les petits-bourgeois républicains « dont l’idéal est une république fédérative allemande sur le modèle de la Suisse, et qui se disent à présent rouges et social-démocrates parce qu’ils nourrissent le vœu pieux d’abolir la pression du grand capital sur le petit, du grand bourgeois sur le petit-bourgeois. Les représentants de cette fraction furent les membres des congrès et comités démocratiques, les dirigeants des clubs démocratiques, les rédacteurs des journaux démocratiques. » (Marx, Adresse du Comité central de la Ligue des communistes, mars 1850, Pléiade, Politique, p.549-550)
Dans l’adresse de mars 1850, il est clair que le prochain épisode de la révolution démocratique (qui n’a pas été achevée pour l’Allemagne en 1848 du fait de la trahison de la bourgeoisie) sera déclenché par ce parti démocratique, aux côtés duquel se situera le prolétariat, sans pour autant réaliser une union formelle avec lui[5]. Pour résumer une telle attitude, la social-démocratie russe utilisera la formule : « marcher séparément, frapper ensemble ».
Les motifs qui poussent le parti démocratique à se lancer dans un mouvement révolutionnaire ne coïncident pas avec ceux du prolétariat. Pour ce dernier, il s’agit de détruire les fondements du capitalisme, tandis que la petite-bourgeoisie ne peut dépasser l’horizon de l’aménagement du mode de production capitaliste ; d’où ses revendications (aucune fraction ne reprend intégralement ce programme, ni ne le formule avec précision) pour un plus grand espace économique et politique pour le petit capital, pour la réduction des dépenses publiques, pour l’accroissement des impôts des propriétaires fonciers et des grands capitalistes, pour la généralisation du régime de la petite propriété bourgeoise dans les campagnes.... Ce réformisme concerne également la classe ouvrière, dont on souhaite améliorer le sort, par une hausse des salaires, une garantie contre le chômage....
Dans ces conditions, l’action commune mais indépendante du parti du prolétariat avec le parti démocratique ne peut être que temporaire. Une fois parvenu au pouvoir, le parti démocratique mènera immanquablement la même politique anti-prolétarienne que le firent les bourgeois libéraux au cours de l’épisode révolutionnaire de 1848. De son côté, le prolétariat a pour devoir de rendre la révolution permanente jusqu’à ce que la révolution internationale et la prise du pouvoir politique par le prolétariat dans les pays clés ait rendu le processus révolutionnaire irréversible.
Que ce soit avant ou pendant la révolution, il s’agit donc d’assurer l’indépendance du prolétariat, son organisation en parti politique distinct. Pour cela il doit se démarquer par ses revendications du parti démocrate dont il dénoncera l’inconsistance tout en le poussant à se compromettre, à aller le plus loin possible, à mettre en pratique les paroles les plus radicales. Parallèlement à l’autonomie de ses positions politiques le prolétariat cherchera à s’organiser de manière indépendante. Ainsi en va-t-il de son armement (et si possible le désarmement de la bourgeoisie), de la création d’organes de direction et de commandement militaires qui lui soient propres et également de la mise en place d’organes politiques, qu’il s’agisse de son organisation en parti politique en favorisant l’unification et la centralisation des expressions politiques du prolétariat révolutionnaire (clubs) ou de la création d’organes de pouvoir parallèles, des « gouvernements ouvriers révolutionnaires » (soit organes administratifs, conseils municipaux soit comités et clubs ouvriers) à côté des gouvernements officiels qui se voient surveillés et menacés par le prolétariat conscient de ses intérêts de classe. Dès lors que la démocratie est conquise, donc dès lors que le parti démocrate accède au pouvoir, nous sommes, comme le dit Engels dans les « Principes du communisme », dans une perspective identique dans tous les pays[6]. Suivant le degré de développement capitaliste, les mesures à mettre en œuvre seront plus ou moins facilitées, elles se réaliseront à un niveau et selon un calendrier variable, mais la démarche générale est identique. Même si les mesures ne peuvent être immédiatement ou totalement socialistes, au sens économique (en tout état de cause ce n’est que la révolution internationale qui peut assurer définitivement ce passage quel que soit le développement capitaliste du pays), elles sont accomplies par le prolétariat victorieux qui exerce une dictature révolutionnaire. Par ses revendications, le prolétariat durant cette période vise à pousser en avant le cours de la révolution, en réclamant des mesures qui remettent en cause l’organisation sociale en vigueur et jusqu’à la propriété privée des moyens de production, etc. Bref, des mesures qui sans être forcément immédiatement socialistes compromettent la position des autres classes, y compris la petite-bourgeoisie même radicale et démocratique. En même temps, ces revendications ne sont pas a priori abstraitement jusqu’auboutistes ; elles se calent en fonction des propositions des partis adverses tout en prenant en compte l’objectif final que l’on favorise au maximum.
Par exemple, à propos de la question agraire, l’« Adresse » constate que les démocrates bourgeois chercheront comme allié les paysans. Ils leur remettront la terre confisquée aux féodaux. Ainsi sera créée une classe paysanne petite-bourgeoise qui devra connaître appauvrissement et endettement avant de quitter la terre. Celle-ci sera alors exploitée par une paysannerie plus riche si ce n’est par la classe des capitalistes agraires qui emploient le prolétariat rural que les démocrates bourgeois laissent subsister car son exploitation, à travers la production d’un maximum de plus-value, est à la base du mode de production capitaliste.
En opposition à cette perspective, les prolétaires des villes et des champs doivent s’allier, exiger que la propriété féodale confisquée demeure propriété d’Etat et soit mise en culture par le prolétariat rural regroupé en associations sur de grandes exploitations elles-mêmes fédérées à une échelle supérieure (colonies) et mettant en œuvre les moyens de production les plus modernes. Il ne s’agit donc pas ici de nationaliser toute la terre, mais uniquement la partie confisquée aux féodaux, tout en y posant les bases d’une agriculture post capitaliste. Comme toujours, le socialisme de Marx et Engels, n’est pas un socialisme d’entreprises ou de multiples fermes, ni même de coopératives qui seraient autant de cellules autonomes, mais de lieux de travail associés coordonnés par un plan d’ensemble.
Près d’un demi-siècle plus tard, peu de temps avant sa mort, Engels commente la situation italienne dans une lettre à Filippo Turati. Il y défend la même position que celle qui est développée dans l’Adresse tout en faisant référence à la tactique du Manifeste du parti communiste.
Engels constate que la bourgeoisie italienne parvenue au pouvoir n’a pas achevé sa mission historique et laissé subsister des vestiges de formes de production antérieures (féodales et même antiques) tout en accablant la société d’impôts. Le capitalisme est insuffisamment développé pour une victoire immédiate du socialisme car le prolétariat moderne est peu développé. Une classe de petits et moyens bourgeois secondés par les paysans seront le fer de lance d’un mouvement révolutionnaire qui déboucherait, dans le meilleur des cas, sur une république bourgeoise.
Que doit faire le parti socialiste ?
La réponse d’Engels est qu’il faut appliquer la tactique du manifeste de 1848. L’objectif est la conquête du pouvoir politique par le prolétariat et pour ce faire on lutte au sein de la république démocratique pour un maximum d’avantages politiques et sociaux vus uniquement comme des acomptes et on pousse en avant les partis démocrates. En aucun cas, le prolétariat n’est neutre, indifférent ou abstentionniste par rapport au mouvement bourgeois pour la république démocratique ; il doit y participer résolument mais, aux côtés des partis et petit-bourgeois révolutionnaires, en tant que parti indépendant. En cas de mouvement réel vers la conquête de la démocratie, le prolétariat sera même aux avant-postes.
Dès lors que la petite-bourgeoisie appuyée sur les paysans arriverait au pouvoir pour mettre en place une république démocratique (plus elle est démocratique mieux c’est), c’est-à-dire une situation qui permette au prolétariat la plus grande liberté de mouvement. Engels y rappelle donc (c’est la position constante de Marx et Engels tout au long de leur existence politique) qu’elle est le seul terrain dans lequel la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie peut se décider[7]. De ce point de vue, dès la victoire du parti démocrate, les chemins du prolétariat resté indépendant et du parti victorieux se séparent ; le prolétariat pousse à de nouvelles conquêtes et prépare l’assaut final. Il ne faut donc pas, ce serait le plus grand danger, accepter le moindre poste dans le gouvernement provisoire.
« Après la victoire commune, on pourrait nous offrir quelques sièges au nouveau gouvernement, mais toujours en minorité. Ceci est le plus grand danger. Après février 1848, les démocrates socialistes français (de la Réforme, Ledru-Rollin, L. Blanc, Flocon, etc.) ont commis la faute d’occuper des sièges pareils. Minorité au gouvernement, ils ont partagé volontairement la responsabilité de toutes les infamies et trahisons vis-à-vis des ouvriers, commises par la majorité des républicains purs ; tandis que la présence de ces messieurs au gouvernement paralysait complètement l’action révolutionnaire de la classe ouvrière qu’ils prétendaient représenter. » (Engels, 1894, Lettre à Turati, in Révolution et démocratie chez Marx et Engels de Jacques Texier, PUF, p.392)
Par rapport au débat qui ensuite opposera notamment les mencheviks aux bolcheviks ou Trotski à Lénine, il est important de bien tirer les leçons de cette analyse :
a) En l’absence d’un parti bourgeois dirigeant la révolution (hypothèse évacuée dès 1848), c’est le parti démocrate, lui-même hétérogène à la fois dans sa composition sociale et sa représentation politique (du libéralisme bourgeois anti-féodal au socialisme petit-bourgeois), qui prend le relais dans l’offensive révolutionnaire pour l’instauration d’une république démocratique.
b) Le prolétariat est à la fois à l’avant-garde de cette conquête de la démocratie et en même temps il veille à son indépendance par rapport aux alliés aux côtés de qui il lutte. Cette lutte, aux côtés du parti démocrate, ne repose sur aucune alliance formelle ou institutionnelle avec lui ; il sait que ce parti ne pourra que se tourner à son tour contre le prolétariat pour l’écraser une fois parvenu au pouvoir. Il ne s’agit en rien non plus de collaborer avec lui dans le cadre d’un gouvernement provisoire ou non. Son objectif est un gouvernement ouvrier révolutionnaire. Le prolétariat doit profiter de sa liberté d’action et de son poids dans le mouvement pour s’assurer les plus solides positions et compromettre le parti démocrate.
c) Déclarer la révolution en permanence signifie non seulement pousser le plus loin possible les mesures prises par le parti démocrate petit-bourgeois, y compris jusqu’à « transformer ces propositions en attaques directes contre la propriété privée » mais également conduire le prolétariat à la conquête du pouvoir politique, à la constitution d’un gouvernement ouvrier, à l’instauration d’une dictature révolutionnaire et via une révolution internationale à l’abolition des classes sociales. Loin d’être une stratégie dédiée à des situations où la révolution bourgeoise est encore à l’ordre du jour, elle concerne l’ensemble du processus révolutionnaire.
d) Dans cette lutte, le prolétariat cherche à se constituer en parti politique distinct et opposé aux autres partis, à se doter d’une force armée indépendante, à mettre en place ou à contrôler des organes susceptibles de constituer un pouvoir parallèle au pouvoir officiel.
En Avril (Mars) 1917 Lénine suivra à la lettre ces prescriptions en demandant l’armement du prolétariat et réclamant tout le pouvoir aux soviets et la chute du gouvernement provisoire.
e) Dans la question agraire, il ne s’agit pas de s’allier avec la paysannerie, allié naturel de la démocratie bourgeoise mais avec le prolétariat rural.
f) Dans un pays comme l’Allemagne, en 1850, il n’est pas certain que le prolétariat parvienne au pouvoir sous la seule dynamique des évènements car ses faiblesses ont été manifestes lors de la dernière vague révolutionnaire mais même dans ce cas son action révolutionnaire aidera le prolétariat des pays les plus avancés (France en l’occurrence) à vaincre et en retour celui-ci apportera l’aide nécessaire pour que le prolétariat allemand s’empare du pouvoir et fasse triompher ses intérêts de classe.
Ces mesures ne sont pas « franchement communistes », du moins au début ; avant d’« accéder au pouvoir et faire triompher leurs intérêts de classe », les prolétaires doivent « traverser un long processus de développement révolutionnaire. ». Cependant, même dans un pays (l’Allemagne) qui est loin d’avoir atteint le degré de développement des forces productives de l’Angleterre, ou même de la France, un premier dépassement qui tend à des mesures remettant en cause la propriété privée est possible, même dans le cadre d’une révolution qui reste fondamentalement bourgeoise. Et dès lors qu’ils ont pu se constituer en parti indépendant, ils pourront parvenir au pouvoir et bénéficier de la situation créée pour aller plus avant avec l’aide de la révolution internationale. Le prolétariat allemand s’inscrira alors dans le cadre de la révolution permanente.
Le matérialisme marxiste n’est pas mécanique et ne découpe pas les périodes historiques en prenant en compte la base matérielle de manière étroite et formelle. C’est en poussant le plus loin possible le développement historique du capitalisme, que le prolétariat crée les conditions du dépassement de la société bourgeoise, même si ce dépassement ne saurait être immédiat.
Les conceptions de Marx et Engels relatives à la « révolution permanente » ont pris corps à travers l’étude des révolutions anglaises et françaises. Elles seront mises à l’épreuve lors des révolutions de 1848 et encore de 1871. Tout en approfondissant leur analyse de l’Etat, l’épreuve des faits ne fera que renforcer leur analyse. En 1844, Marx se proposait d’écrire un livre sur la révolution française, sur l’histoire de la Convention plus précisément, et dont la Sainte-Famille porte des traces. Il ne le réalisera pas, mais tout au long de son œuvre on trouvera des commentaires sur cette période de l’histoire de France.
Il est alors particulièrement intéressant de confronter la théorie de la révolution permanente au déroulement de la révolution russe, puisqu’elle conduit le parti du prolétariat au pouvoir. Comme par ailleurs, l’histoire de la révolution russe est généralement faite par des historiens qui ne comprennent pas la première ligne du marxisme, la confrontation du processus révolutionnaire avec la théorie marxiste et dans quelle mesure celle-ci y a été défendue par les acteurs n’en revêt que plus d’importance.
De leur vivant, Marx et Engels ont vu dans la Russie tsariste le principal obstacle, sur le Continent, à la révolution[8]. En conséquence, le parti ouvrier se devait de mener une lutte implacable contre le tsarisme. Cette volonté s’est traduite différemment en fonction des époques.
En 1848, pour que la révolution allemande se radicalise et que la révolution triomphe sur le Continent, une guerre révolutionnaire contre la Russie était nécessaire. Alors que la contre-révolution triomphe, à un moment donc où le prolétariat n’est au mieux que l’extrême gauche de la démocratie, la lutte contre les ambitions russes envers Constantinople et plus généralement pour l’accès aux mers chaudes, la sauvegarde de l’indépendance de la Turquie repoussée de l’Europe, en cas d’effondrement de l’Empire ottoman, la création d’un Etat autonome dans les Balkans dominé par les Slaves du Sud regroupés autour des Serbes, relèvent de l’intérêt de la démocratie révolutionnaire qui coïncide sur certains points avec celui de l’Angleterre dans la guerre de Crimée[9].
Même pendant une période contre-révolutionnaire, le parti ouvrier, même réduit à sa seule dimension historique, continue à défendre en tant qu’aile gauche de la démocratie ce qui serait le meilleur terrain, pour la reprise de la lutte prolétarienne tout en soutenant le plus grand développement possible du mode de production capitaliste, posant les bases du communisme et gage d’un accroissement de la classe révolutionnaire : le prolétariat.
La défaite russe dans la guerre de Crimée, pose justement avec acuité la question du développement du capitalisme en Russie et avec lui la création d’un prolétariat qui ne peut venir que de l’expropriation de la paysannerie. Le puissant développement de la production capitaliste qui fera suite notamment à l’abolition du servage, mine aussi le fondement de l’autocratie tsariste. Désormais, ce n’est plus uniquement de l’extérieur que Marx et Engels attendent la chute du tsarisme mais aussi du mouvement révolutionnaire à l’œuvre à l’intérieur de la Russie. La Russie est portée au seuil d’une révolution et celle-ci peut devenir le point de départ d’une révolution internationale[10], qui à son tour serait à même d’aider la Russie à dépasser le mode de production capitaliste, sachant que la propriété commune de la terre – ce qui la distingue de l’Occident où elle a disparu – pourrait être un point d’appui pour la régénération sociale[11].
Marx et Engels attendent donc une révolution qui ne peut être que bourgeoise, c’est-à-dire que, par elle-même, elle ne peut sortir du cadre des rapports de production capitalistes qu’elle cherche à élargir ; leur espoir est que le processus révolutionnaire, qui compte tenu du retard de la Russie promet d’être particulièrement radical, le processus de révolution permanente, à l’instar de la révolution française, conduise la société à un nouveau 1793[12], à partir duquel le monde des possibles s’ouvrirait[13].
La victoire le plus tôt possible de la révolution est d’autant plus importante que l’autocratie russe est au fondement de la course vers une guerre mondiale d’une ampleur inouïe et qu’elle emprisonne les peuples. Son renversement éloignerait le spectre de la guerre tout comme il permettrait l’émergence de grandes nations sur la ruine des empires qui les enserrent[14]. Notons enfin que l’analyse se modifiera du jour où le prolétariat de Russie se dotera d’un parti politique qui inscrira la libération de la Pologne sur son drapeau[15]. Dans ce cas, dont Engels n’a connu que les prémices, le prolétariat russe se trouverait dans une situation plus favorable que celle du prolétariat allemand de 1848. Il serait donc capable d’aller au-delà de la politique suivie par la Nouvelle Gazette Rhénane, être l’aile extrême de la démocratie, pour s’aligner sur celle de l’Adresse de 1850.
Dans la Russie du début du XXe siècle, le monde social-démocrate fait le constat que le développement du mode de production capitaliste n’est pas suffisamment développé pour que le socialisme puisse y être instauré sans l’aide des pays les plus développés.
La révolution à venir contre le régime du Tsar ne peut être qu’une révolution bourgeoise. C’est notamment sur la tactique du prolétariat dans cette révolution que se séparent les deux grandes tendances de la social-démocratie : les mencheviks et les bolcheviks.
Pour les mencheviks, le prolétariat n’est pas encore assez développé, conscient et organisé pour prendre le pouvoir. Le ferait-il que, ne pouvant pas accomplir une révolution prolétarienne (assimilée à une révolution socialiste), il se trouverait dans une situation en porte à faux et ses chefs, absorbés par la démocratie bourgeoise[16], seraient obligés de trahir sa mission historique. Le parti ouvrier doit donc veiller à l’indépendance du prolétariat et rester en dehors d’un quelconque gouvernement, sinon ce serait de la collaboration de classe. Il doit demeurer le parti d’extrême opposition de l’avenir en faisant pression sur la bourgeoisie pour obtenir les positions les plus favorables pour le prolétariat. De ce fait, si les mencheviks se montrent partisans d’une république démocratique, ils pourraient cependant s’accommoder d’une monarchie constitutionnelle, premier pas sinon passage obligé vers cette république démocratique. Par conséquent, pour les mencheviks, il s’agit de laisser et d’aider la bourgeoisie libérale à installer une république parlementaire tout en obtenant le maximum de positions pour le prolétariat[17].
Lénine, représentant des bolcheviks, combat donc le courant menchevik qui estime que le prolétariat n’a pas à prendre la tête de la révolution bourgeoise et qu’il convient d’attendre que la bourgeoisie ait d’abord accompli sa tâche historique. L’essentiel de la position de Lénine[18] sur la question se trouve dans l’ouvrage : « Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique », paru en 1905. Lénine y résume le dilemme posé au prolétariat en ces termes : ou bien jouer « le rôle d’un auxiliaire de la bourgeoisie », ou bien jouer « le rôle de dirigeant de la révolution populaire ».
Dans la question de la nature de la révolution à venir en Russie, les mencheviks commettent l’erreur de considérer que, puisque la révolution à venir est bourgeoise, le prolétariat n’y a pas intérêt. Au contraire, Lénine et les bolcheviks défendent la thèse selon laquelle, étant donné que la révolution bourgeoise présente « pour le prolétariat les plus grands avantages », que « la révolution bourgeoise est absolument indispensable dans l’intérêt du prolétariat », ce dernier doit non seulement y participer, mais encore en prendre la tête pour l’accomplir de la façon la plus radicale possible. A la voie des réformes, préférée par la bourgeoisie, le prolétariat oppose la voie de la révolution, qui balaiera plus sûrement, plus rapidement, plus complètement les obstacles au développement de la société capitaliste[19].
Pour les bolcheviks, il est évident que la bourgeoisie démocrate trahira la révolution démocratique. L’expérience des révolutions bourgeoises en témoigne et comme le prolétariat est également devenu une force politique autonome du fait de son organisation en parti politique distinct, la menace de ce dernier comme les liens que la bourgeoisie entretient avec l’autocratie la pousseront à trahir la révolution. La bourgeoisie est conduite à rechercher des compromis avec le tsarisme et donc à ne pas lutter résolument pour la république démocratique et se contenter d’une démocratie de façade. Par contre, le prolétariat doit conquérir la république démocratique car c’est le terrain de lutte ultime entre le prolétariat et la bourgeoisie. Il ne s’agit donc pas seulement de réclamer une assemblée constituante mais de renverser l’autocratie, d’instaurer un gouvernement révolutionnaire provisoire et la république.
Non seulement le prolétariat ne peut pas décider (comme le font par exemple les anarchistes) de passer à côté ou par-dessus le cadre démocratique mais il peut et doit travailler à son élargissement, à sa généralisation et à sa radicalisation. Des diverses formes de la démocratie bourgeoise, le prolétariat russe opte évidemment pour la forme révolutionnaire républicaine qui est la plus propice au développement ultérieur de la lutte de classes prolétarienne.
Ainsi la révolution peut connaître deux issues, l’une radicale avec le renversement complet du tsarisme, l’autre réformiste, qui se traduira par un compromis entre le tsarisme et les éléments les plus modérés (inconséquents) de la bourgeoisie[20].
En ce qui concerne, la république démocratique, Lénine est ici, nous l’avons également vu plus haut, en plein accord avec la thèse développée par Marx et Engels. Cela étant dit, la question posée est celle des forces sociales capables de mener à bien la révolution bourgeoise. La question des rapports de classe reste entière. Où est l’équivalent du parti démocratique dont l’Adresse affirme qu’il sera porté au pouvoir ? Les mencheviks scrutent à la loupe la société russe à la recherche de la petite-bourgeoisie démocratique, promoteur de la révolution russe. Trotski ironise sur cette quête en montrant que cette classe est très réduite tandis que le prolétariat russe n’est pas issu, comme à l’Ouest, du long processus qui a vu la disparition des corporations mais qu’il est né sur la base d’un capitalisme développé ; il est regroupé dans de grandes entreprises et l’indice de concentration en Russie est supérieur à celui de l’Allemagne et de l’Autriche, tandis que le terreau des petites entreprises, elles-mêmes susceptibles d’alimenter le parti démocratique est relativement faible.
Pour Lénine, l’inventaire de ces forces sociales en Russie montre que ni la grande bourgeoisie, ni les grands propriétaires fonciers, ni la bourgeoisie industrielle ne constituent ces forces révolutionnaires. Seules les forces « populaires », c’est-à-dire le prolétariat et la paysannerie, sont capables de conduire le processus révolutionnaire. Pour Lénine, il est évident que le prolétariat peut marcher aux côtés du parti démocrate républicain[21], mais un tel parti n’existe pas de manière significative dans la société russe. Le parti socialiste révolutionnaire[22] incarne bien cette tendance mais il est trop faible pour jouer pleinement ce rôle. Lénine reste attentiste par rapport à cette question. Il laisse ouvert le champ du possible. Le parti démocrate radical n’a pas encore d’existence significative, mais dans l’avenir, il pourrait émerger[23]. En tout état de cause, par conséquent, il appartient au prolétariat de se substituer à la bourgeoisie démocratique républicaine pour mener à bien la révolution bourgeoise et instaurer la république démocratique la plus favorable aux intérêts du prolétariat.
De même que, dans l’Adresse, l’allié naturel du parti démocratique est la paysannerie, Lénine identifie la paysannerie, ou du moins une de ces parties, comme allié du prolétariat. Le prolétariat aura alors comme allié naturel la paysannerie ; cette dernière peut jouer le rôle de la petite-bourgeoisie révolutionnaire[24]. En fait, ce concept englobe aussi bien la petite-bourgeoisie urbaine que la rurale. Mais, la faible importance de la première conduit à ne pas l’isoler[25]. Cette analyse du rôle révolutionnaire de la paysannerie pose la question d’un parti paysan comme expression d’un parti démocrate radical. En dépit des difficultés pour l’affirmation d’un parti petit-bourgeois, du fait de ses capacités limitées à s’organiser et de son instabilité[26], Lénine pense que d’une manière ou d’une autre un parti démocrate radical, un parti paysan[27], devrait surgir, dans la fournaise de la révolution.
Par conséquent, le schéma mis en place par Lénine oppose une révolution bourgeoisie dans laquelle les propriétaires fonciers et la grande bourgeoisie joueraient un rôle prépondérant et une révolution bourgeoisie populaire radicale où la dictature démocratique du prolétariat et paysannerie serait décisive.
En 1905, pour Lénine, il n’y a donc que deux solutions pour le mouvement historique :
· ou bien laisser la bourgeoisie « inconséquente », « cupide et poltronne » prendre le pas sur le peuple dans la révolution
· ou bien assurer en lieu et place de la bourgeoisie la conduite hardie et décidée du processus révolutionnaire jusqu’à son terme.
La mise en œuvre de la seconde solution implique une analyse de la situation de classe :
· La bourgeoisie russe n’est révolutionnaire que dans le cadre de ses intérêts limités (contrairement à la bourgeoisie française de 1789 mais comme la bourgeoisie allemande de 1848). Dès que ces intérêts seront satisfaits, elle se rangera du côté de la réaction, elle-même constituée de l’autocratie, la cour, les fonctionnaires, la police et l’armée.
· Seul le prolétariat est « capable d’aller avec fermeté jusqu’au bout, car il va bien au-delà de la révolution démocratique » (T.9, p.95)
· La paysannerie est une classe hybride, avec des éléments semi-prolétariens[28], et des éléments petits-bourgeois. Elle est donc instable. La paysannerie sera un des sûrs remparts de la révolution si le cours de la révolution n’est pas interrompu, même dans le pur cadre bourgeois. Il s’agit de donner à la paysannerie tout ce qui l’intéresse, même pour n’atteindre qu’un but purement bourgeois. Par ailleurs, selon Lénine, la paysannerie a besoin de la démocratie pour que ses intérêts généraux soient représentés. Si la bourgeoisie n’est pas capable de mener la révolution démocratique jusqu’au bout, la paysannerie le peut, elle a tout intérêt à la république démocratique car elle est la majorité de la population et elle pourra faire valoir ses intérêts ; la paysannerie à une dynamique révolutionnaire qui trouve un avantage dans le suffrage universel et la souveraineté du peuple.
Dans ces conditions, le mot d’ordre ne peut être que celui de la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie », mais ceci n’est dû qu’à des circonstances historiques particulières que la révolution démocratique conduite par le prolétariat se fixe justement pour tâche de dépasser.
Sur le plan de la forme politique qui résultera de la révolution, Lénine ne voit donc qu’une alternative :
· le compromis entre l’autocratie et la bourgeoisie qui débouche sur une monarchie constitutionnelle
· un gouvernement révolutionnaire provisoire qui s’appuie sur le peuple révolutionnaire et donc essentiellement sur le prolétariat et la paysannerie. Il aura une forme dictatoriale.[29]
Ces différences d’appréciation se cristallisent sur la question de la participation au gouvernement révolutionnaire provisoire. Dans sa critique des arguments des mencheviks (« Nouvelle Iskra »), Lénine montre fort bien que ceux-ci relèvent du sophisme qui a les apparences de la radicalité. Pour les mencheviks, participer au gouvernement provisoire, c’est décevoir les masses, car ce gouvernement provisoire ne peut pas prendre de mesures socialistes. Il vaut donc mieux faire pression de l’extérieur, être une force « critique ». Voilà pour le sophisme. Ceci a une apparence radicale, mais Lénine débusque le « lièvre » dans la phrase suivante : « d’autre part elle [cette participation NDR] obligerait les classes bourgeoises à se détourner de la révolution dont elle amoindrirait ainsi l’envergure. »[30]. La phrase anarchiste (non-participation) se combine à l’opportunisme. Sous prétexte de ne pas se compromettre, on cède tout le terrain à une bourgeoisie timorée qui ne cherche qu’à passer un compromis avec l’autocratie.
Tandis que les mencheviks se refusent à participer au gouvernement provisoire, les bolcheviks pensent au contraire que la participation, sous conditions[31], au gouvernement révolutionnaire provisoire (notons bien que l’adjectif révolutionnaire est systématiquement présent quand il s’agit du gouvernement provisoire), issu de l’insurrection et organe de la lutte pour la victoire de la révolution, est une nécessité pour garantir les meilleures conditions à la convocation d’une assemblée constituante. En tout état de cause, le prolétariat doit faire pression sur le gouvernement provisoire auquel il est possible de participer dès lors qu’il s’agirait de battre la contre-révolution et de défendre les intérêts du prolétariat. La tactique menchevik, pour Lénine, conduit à ne pas pousser la révolution jusqu’au bout, à l’escamoter et à laisser la possibilité d’un accord entre le tsarisme et la grande bourgeoisie qui esquiverait la question de la république démocratique.
Il reste à définir la forme dans laquelle tout ceci peut s’accomplir :
S’agissant d’une révolution bourgeoise, Lénine en conclut qu’il ne peut s’agir d’une dictature socialiste, d’une dictature du prolétariat (pour Lénine, les deux termes sont synonymes). Il crée donc le concept de dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie[32]. La révolution est bourgeoise par son contenu, c’est-à-dire qu’elle va favoriser le développement du mode de production capitaliste[33] et de ce point de vue, même si la bourgeoisie craint une révolution radicale, elle sera en position pour reprendre le dessus, dès lors que cette révolution triomphera[34]. Mais en, gagnant la république démocratique, le prolétariat aura l’espace pour mener le combat final contre la bourgeoisie[35]. Sa réalisation suppose une dictature révolutionnaire.
Mais pourquoi parler de « dictature démocratique » ? N'est-ce pas là une contradiction dans les termes ?
Lénine observe que Marx et Engels, pendant la révolution de 1848, appelaient la bourgeoisie à prendre de telles mesures, dictatoriales et terroristes, pour briser la résistance de la réaction. Seuls les vulgaires peuvent donc opposer dictature et démocratie. Il s’agit d’une dictature car la victoire sera obtenue par une insurrection s’appuyant sur une force armée, sur l’armement des masses et non pacifiquement à travers la création d’institutions constituées légalement. Quant à l’adjectif démocratique il ne désigne pas ici, nous l’avons vu, la forme, mais le contenu.
Pour le marxisme, le concept de dictature n’a pas la signification vulgaire d’un régime reposant sur les abus de pouvoir du dictateur, d’une privation des libertés et du règne de l’arbitraire mais fait référence notamment à la révolution française et à une action du type « Comité de salut public » qui elle-même avait des réminiscences liées aux dictateurs de la république romaine dans le sens où il s’agit de pouvoirs exceptionnels (Lénine définit souvent la dictature comme un pouvoir qui n’est pas limité par la loi) et temporaires. Bien entendu, s’agissant d’une dictature de classe qui doit en finir avec la domination de classe, elle ne se compare pas strictement ni à celle de la bourgeoisie révolutionnaire ni au pouvoir d’un individu, à celui d’un dictateur, fût-il celui de la Rome antique.
Il faut une dictature révolutionnaire pour aller au-delà des intentions de la bourgeoisie qui craint encore plus la démocratie qu’elle n’y aspire et pour repousser les attaques de la contre-révolution. Mais cette phase de la révolution est et ne peut être que bourgeoise, par les mesures qu’elle prend. Elle correspond donc à la phase démocratique du mouvement historique, c’est-à-dire pas encore socialiste. En revanche, la forme, c’est-à-dire la manière dont on applique ces mesures encore bourgeoises mais radicales et que la bourgeoisie russe est incapable de porter, ne peut être que contrainte, c’est-à-dire dictatoriale.
Lénine appuie sa tactique, et dans un esprit de totale orthodoxie, sur l’analyse de la démarche de la Nouvelle Gazette Rhénane plutôt que sur l’Adresse de 1850. « Mehring raconte, dans les notes dont il a fait suivre son édition des articles de Marx, parus en 1848 dans la Nouvelle Gazette Rhénane, que les publications bourgeoises adressaient notamment à ce journal le reproche suivant : la Nouvelle Gazette Rhénane aurait exigé « l’institution immédiate de la dictature comme seul moyen de réaliser la démocratie » (cité par Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Œuvres, Editions sociales, T.9, p.129)
Il y a pourtant une grande différence entre les deux puisque la deuxième suppose que le prolétariat peut jouer un rôle indépendant tandis qu’en 1848, en Allemagne, il est resté l’aile d’extrême gauche de la démocratie. Bien entendu, cette différence n’a pas échappé à Lénine. Il n’en tire pas pour autant la conclusion de la nécessité d’un rapprochement avec la démarche de la révolution permanente telle qu’elle est développée dans l’Adresse. C’est que Lénine suit Marx et Engels à la lettre. La révolution à venir est bourgeoise et s’il y a, dans l’immédiat, révolution permanente c’est dans la perspective que 1789 soit suivi de 1793. La tactique de Lénine vise donc à un 1793 dirigé par le parti prolétaire allié au parti petit-bourgeois, une révolution bourgeoise radicale menée par le prolétariat[36] allié à la paysannerie, elle-même prélude à une révolution socialiste avec l’aide du prolétariat international. Pour Lénine, la situation russe n’a pas la maturité qui permet d’envisager une situation comparable à celle qui constitue le cadre de référence de l’Adresse. A l’inverse Trotski considère que la situation décrite par l’Adresse est dépassée[37]. Pour Lénine, la maturité n’est pas encore suffisante ; pour Trotski, elle est déjà trop avancée et déjà du temps de Marx, cette analyse était vieillie[38]. Selon Trotski, Marx a dû réviser ses positions.
Lénine se consacre donc à démontrer que le mot d’ordre de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie est le plus adéquat, du point de vue du prolétariat révolutionnaire, à la situation russe.
« Passage très instructif[39] qui nous donne quatre thèses importantes : 1° La révolution allemande inachevée diffère de la Révolution française achevée, en ce que la bourgeoisie a trahi non seulement la démocratie en général, mais encore la paysannerie en particulier. 2° La réalisation complète d’une révolution démocratique a pour base la création d’une classe libre de paysans. 3° Créer cette classe, c’est abolir les servitudes féodales, détruire la féodalité ; ce n’est point encore la révolution socialiste. 4° Les paysans sont les alliés « les plus naturels » de la bourgeoisie, c’est-à-dire de la bourgeoisie démocratique qui, sans eux, est « impuissante » en face de la réaction.
Toutes ces thèses, modifiées conformément à nos particularités nationales concrètes, le servage étant substitué à la féodalité, s’appliquent entièrement à la Russie de 1905. Il est certain que les enseignements tirés de l’expérience allemande, éclairée par Marx, ne peuvent nous conduire à aucun autre mot d’ordre pour une victoire décisive de la révolution, que celui de dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. » (Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Œuvres, Editions sociales, T.9, p.134).
S’agissant d’une révolution bourgeoise et d’une dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, le gouvernement révolutionnaire provisoire ne peut pas être un « gouvernement ouvrier » (Trotski), ni un « gouvernement homogène avec une majorité social-démocrate » (Parvus), car il repose sur une coalition de classes et il faut même envisager l’hypothèse où tout en participant à ce gouvernement, le parti social-démocrate y serait minoritaire[40]. Cette perspective est soumise à l’émergence d’un parti démocrate radical qui n’a pas encore une existence solide (nous avons vu l’appréciation que faisait Lénine du parti socialiste-révolutionnaire ; il pourrait incarner cette tendance mais, dans son état actuel - en 1905-, il en est tout au plus l’embryon), mais que le cours de la révolution devrait créer.
S’agissant d’une révolution bourgeoise, l’objectif est la réalisation du programme minimum[41] de la social-démocratie, le programme démocratique et non le programme maximum, le programme socialiste.
Donc, d’un côté, Lénine ne nie pas que le prolétariat ait à accomplir une révolution socialiste et qu’une lutte s’ouvrira pour le socialisme une fois la république démocratique installée, mais il ne peut, par lui-même, dans la Russie arriérée, y parvenir. Le bolchevisme pense le processus révolutionnaire et en même temps lui pose une limite. Seule l’aide internationale du prolétariat pourrait lui faire franchir complétement cet obstacle.
L’Adresse de 1850, publiée par Engels, était parfaitement connue des sociaux-démocrates russes. En fait, elle est utilisée par les mencheviks comme argument pout refuser la participation au gouvernement provisoire. En effet, dès lors que le pouvoir tomberait entre les mains du parti démocrate, aux côtés duquel le prolétariat a combattu, celui-ci entrera en opposition ouverte avec lui pour lui ravir le pouvoir politique. Il n’y a donc, dans l’Adresse, aucune participation ni partage du pouvoir avec le parti démocratique ; l’objectif au terme du processus révolutionnaire national est le pouvoir politique entre les mains du prolétariat et donc un gouvernement ouvrier. De même, Plekhanov met en avant la lettre d’Engels à Filippo Turati (26 janvier 1894). Nous avons vu qu’Engels y dénonce la participation des socialistes français au gouvernement provisoire issu de la révolution de 1848.
Que répond Lénine à ces objections ? A propos de l’Adresse, Lénine objecte qu’à cette époque l’autocratie avait cédé le pas à une monarchie constitutionnelle et donc que la question d’un gouvernement provisoire s’appuyant sur « l’ensemble du peuple révolutionnaire » ne se posait plus. Il s’efforce également de montrer que, la situation décrite par l’Adresse est celle d’un prolétariat qui cherche à s’organiser après avoir été à la remorque de la démocratie. A la différence de la situation russe, le parti démocratique était mieux organisé et plus puissant que le parti ouvrier. En conséquence, nous dit Lénine, si Marx ne soulève pas la question de la participation au gouvernement provisoire, il ne la tranche pas pour autant par la négative comme le dit Plekhanov ; sa préoccupation est d’organiser le prolétariat en parti indépendant et la question de sa participation au gouvernement provisoire n’a aucune portée pratique. Puis, constatant que Marx envisage tout de suite après la venue au pouvoir du parti démocratique une dictature prolétarienne[42] et non une dictature démocratique, Lénine fort de l’analyse qu’il s’agit en Russie uniquement d’une révolution bourgeoise, retourne l’argument pour dire que nous ne sommes pas dans la même phase du processus[43].
Selon Lénine, Marx et Engels ne font pas la différence entre dictature démocratique et dictature socialiste ou plus exactement ils ne parlent pas de la première parce qu’ils considèrent que le capitalisme est dépassé[44] et le socialisme proche ; de ce fait, ils sous-estimaient les conquêtes démocratiques et ne distinguent donc pas entre programme minimum et programme maximum.
Devant la lettre à Turati[45], qu’il ne semble pas connaître[46], Lénine est plus hésitant. Il se contente des mêmes arguments quant à la période. « L’Italie est libre depuis plus de quarante ans » et donc le prolétariat pouvait depuis longtemps s’organiser dans la perspective d’une révolution socialiste. Pour arriver à une telle situation, la Russie doit passer par une révolution bourgeoise.
Ces deux analyses supposent donc que la révolution prolétarienne (socialiste) n’est pas imminente, une fois la république démocratique instituée.
Lénine distingue donc, au sein des révolutions démocratiques, une situation où l’autocratie régnerait en maître et dans ce cas, il serait légitime que le prolétariat, même minoritaire, participe au gouvernement révolutionnaire provisoire issu de la révolution contre l’autocratie ce d’autant plus que la perspective est une révolution bourgeoise qui limite les possibilités du prolétariat quant aux bases matérielles du socialisme et des situations où, sous une forme ou une autre, la bourgeoisie dispose d’une parcelle de pouvoir et dans ce cas cette participation ne serait pas légitime et justement dénoncée par Engels. En fin de compte, ce qui compterait ne serait pas la situation d’arrivée : la république démocratique mais la situation de départ. Cela revient à dire que la situation économico politique est moins mûre que dans l’Allemagne de 1848 et donc, en dépit de l’existence, dans la Russie du XXè siècle, d’un parti ouvrier capable d’imprimer sa marque sur les événements, parti absent dans l’Allemagne de 1848, le prolétariat ne peut être que l’aile gauche de la démocratie. Par conséquent, de ce point de vue, il n’y a pas de perspective proche d’une révolution prolétarienne (la révolution bourgeoise n’y serait pas le prélude immédiat d’une révolution prolétarienne). Le prolétariat ne pourrait en rester qu’à son programme minimum, c’est-à-dire notamment la république démocratique. La phase suivante de la révolution permanente, la conquête du pouvoir politique par le prolétariat avec pour perspective la révolution prolétarienne et le socialisme, est bien présente chez Lénine, mais cette dictature socialiste relève d’une seconde phase dont les conditions et la durée sont tributaires de la révolution internationale. En tout état de cause, pour Lénine, la réalisation de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie donnera la situation la plus favorable au prolétariat pour aller vers cette dictature socialiste mais ce serait une absurdité que de vouloir brûler les étapes[47].
Pour justifier son point de vue, Lénine convoque deux textes d’Engels, l’un, à propos de l’action des bakouninistes au cours de la révolution espagnole (1873), et l’autre, écrit au cours de la révolution de 1848, en Allemagne[48]. Ils confirment plutôt tout ce qui est dit précédemment mais Lénine en fait une autre interprétation.
Les mencheviks veulent réduire l’intervention du prolétariat à une action « par le bas », les bolcheviks admettent également la possibilité d’une action par le haut en participant au gouvernement révolutionnaire provisoire. Or, nous dit Lénine, Engels raillait et critiquait l’action des bakouninistes qui refusaient l’action par le haut pour finir par participer, comme minorité impuissante, à des gouvernements dominés par la bourgeoisie[49]. Lénine conclut de ce texte que « ce qui déplaît donc à Engels, c’est que les bakouninistes y furent en minorité et non le fait qu’ils y siégeaient. Il dit, en terminant sa brochure, que l’exemple des bakouninistes « nous montre comment il ne faut pas faire la révolution » (Lénine, rapport sur la participation de la social-démocratie au gouvernement révolutionnaire provisoire le 18 avril (1er mai), IIIe Congrès du POSDR, T.8, p.394)
En fait, Engels se contente de souligner les contradictions des anarchistes. Hostiles à l’action politique non seulement ils doivent revenir dessus, mais, pire encore, c’est pour participer, en tant que minorité impuissante, à des gouvernements bourgeois. Cette dernière critique recoupe, comme nous l’avons vu, celle des socialistes français pendant la révolution de 1848. Un gouvernement révolutionnaire dans lequel le prolétariat serait prépondérant est un gouvernement ouvrier, un gouvernement pour la dictature du prolétariat. On ne peut assimiler un tel gouvernement, comme le fait implicitement Lénine, avec un gouvernement révolutionnaire provisoire garant d’une dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie.
La seule chose que Lénine pourrait invoquer comme n’étant pas explicitement tranchée, c’est la possibilité d’une participation au sein dans un gouvernement où prédomine le prolétariat sinon les partis ouvriers, de minorités d’autres partis. La citation sur les bakouninistes et les socialistes français autorise, sans la prouver, cette interprétation. La citation de Marx, sur le fait que la Commune était « essentiellement » un gouvernement ouvrier, peut également trouver place dans cet argumentaire, mais cela n’autorise pas, comme le fait Lénine de mettre sur le même plan, la participation bolchevik au gouvernement révolutionnaire provisoire issu de la révolution démocratique et celle de Varlin à la Commune de Paris[50]. Il y a cependant une citation d’Engels, peu avant la publication du Manifeste du parti communiste qui admet explicitement et même revendique la participation des autres classes du peuple au pouvoir. Engels soutient que, dans l’Allemagne d’avant la révolution de 1848, la république démocratique ne peut être instaurée que si le prolétariat[51] allié à la petite paysannerie et la petite-bourgeoisie vient au pouvoir. Comme Engels n’a pas grande confiance dans les capacités de la paysannerie allemande à former un parti conséquent et que « dans tous les pays civilisés, la conséquence nécessaire de la démocratie est la domination politique du prolétariat »[52], il est plus que vraisemblable que, dans son esprit, le prolétariat domine le gouvernement de coalition. Il n’en demeure pas moins que cette domination dans un pays comme l’Allemagne où le prolétariat est encore une minorité dans le peuple est encore « indirecte » et la paysannerie comme la petite-bourgeoisie doivent se rallier au prolétariat sinon de nouvelles luttes pourraient être nécessaires car si la conquête de la démocratie doit permettre la domination du prolétariat celle-ci est la condition de la réalisation de « mesures communistes »[53].
Dans la même perspective de lutte contre le menchévisme, Lénine observe l’attitude d’Engels pendant la révolution de 1848, en Allemagne.
Tout d’abord, il montre un Engels qui « reproche vivement aux meneurs petits-bourgeois de n’avoir pas su organiser l’insurrection, réserver des fonds, par exemple, pour l’entretien des ouvriers combattant sur les barricades, etc. Il fallait, dit-il, agir plus énergiquement. Il fallait commencer par désarmer la garde civique d’Elberfeld et distribuer des armes aux ouvriers, il fallait ensuite lever une contribution forcée pour subvenir aux frais d’entretien des ouvriers ainsi armés. » (…) Engels stigmatisait la petite-bourgeoisie révolutionnaire à qui il reprochait d’avoir négligé la manière « jacobine » d’agir. » (Lénine, rapport sur la participation de la social-démocratie au gouvernement révolutionnaire provisoire le 18 avril (1er mai), IIIe Congrès du POSDR, T.8, p.396)
Lénine continue son exposé en montrant qu’Engels a la même attitude à propos de l’insurrection de Bade, où il recommande notamment de placer l’Assemblée Nationale allemande, veule, « sous l’influence terroriste de la population ».
Lénine poursuit en suivant l’itinéraire d’Engels :
« De Carlsruhe, Engels se rendit à Pfaltz. Son ami d’Ester (qui l’avait, une fois, fait mettre en liberté) y siégeait au gouvernement provisoire. « Il ne pouvait être question, dit Engels, de participer à un mouvement étranger à notre parti. Je devais prendre dans le mouvement la seule place qui convient à un rédacteur de la Neue Rheinische Zeitung, celle d’un soldat ». Nous avons déjà parlé de l’Etat de désagrégation de la Ligue des communistes qui privait à peu près Engels de toute liaison avec les organisations ouvrières. Aussi, le passage que nous citons est-il compréhensible : « On m’a proposé quantité de fonctions civiles ou militaires, écrit Engels, fonction que j’eusse acceptées sans une minute d’hésitation, si le mouvement avait été prolétarien. Dans les conditions données, je les déclinai toutes. »
Vous voyez qu’Engels ne craignait pas d’agir par en haut, ne craignait pas que le prolétariat fût trop organisé, trop fort, ce qui eût pu l’amener à participer au gouvernement provisoire. Il regrettait au contraire que le mouvement ne fût pas assez réussi, pas assez prolétarien, en raison du manque absolu d’organisation chez les ouvriers. Mais, dans ces conditions mêmes, Engels assuma des fonctions : il servit dans l’armée, en qualité d’aide de camp de Willich, se chargeant des munitions, transportant non sans avoir à surmonter des difficultés inouïes la poudre, le plomb, les cartouches, etc. « Mourir pour la république, tel était alors mon but », écrit-il. » (Lénine, Rapport sur la participation de la social-démocratie au gouvernement révolutionnaire provisoire le 18 avril (1er mai), IIIe Congrès du POSDR, Œuvres, Editions sociales, T.8, p.397-398)
Rappelons qu’à ce moment de la révolution en Allemagne, le prolétariat n’a pu se constituer comme classe indépendante et donc est resté à l’instar de la « Nouvelle Gazette Rhénane » l’aile extrême-gauche de la démocratie. L’attitude d’Engels est donc à mettre en relation avec cet état de fait. Il ne prend aucune responsabilité dans un mouvement dominé par le parti démocrate avec un prolétariat qui ne peut s’autonomiser. Engels, fait valoir le point de vue du prolétariat mais au sein du mouvement démocratique. Si le prolétariat avait pu développer une activité que ce soit à travers son armement, la création d’organes de pouvoir parallèles à ceux dirigés par la bourgeoisie et petite-bourgeoisie démocratiques, Engels y aurait participé, mais il ne s’agit alors pas d’un gouvernement révolutionnaire provisoire, mais des bases d’un pouvoir prolétarien qui aspire à la direction de la société et donc des modalités par lesquelles le prolétariat se constitue en une classe autonome qui vise à la conquête du pouvoir politique.
Par conséquent, Engels ne dit rien de différent de ce qui est contenu dans l’Adresse de 1850 ou dans la lettre à Turati. Le leitmotiv est le même : indépendance et autonomie du prolétariat, lutte pour la conquête du pouvoir politique par celui-ci. En 1848, la révolution bourgeoise est le prélude de la révolution prolétarienne. Contrairement à ce qui était attendu, le prolétariat allemand n’a pu s’autonomiser pendant la révolution de 1848 (d’où le fait que la Nouvelle Gazette Rhénane se positionne comme organe de la démocratie tandis que la ligue des communistes est mise en sommeil). Dans l’Adresse de 1850, cette indépendance de classe paraît désormais acquise. Marx et Engels escomptent une reprise du processus révolutionnaire et une nouvelle crise vers 1852-1853. Ni l’une, ni l’autre ne vont intervenir ; la contre-révolution triomphe. Marx et Engels en tireront la conséquence et s’orienteront vers la dissolution définitive de la Ligue de communistes.
Dans le schéma qui considère que la révolution bourgeoise est grosse d’une révolution prolétarienne, c’est-à-dire le schéma du Manifeste ou encore de l’Adresse et a fortiori si le prolétariat a fait de tels progrès dans son organisation qu’il est constitué en parti de classe, on peut objecter à Lénine que cette situation ne justifie en rien que le prolétariat participe au gouvernement provisoire issu de la révolution bourgeoise sauf à considérer, ce qu’il refuse (cf. sa critique de Parvus et implicitement de Trotski), que ce gouvernement soit directement un gouvernement ouvrier.
Aucun des protagonistes de la révolution russe, alors que par bien des côtés la situation est plus avancée que dans l’Allemagne de 1848, alors que tous soulignent les caractéristiques et l’importance prise par le prolétariat russe, ne reprend complètement le schéma du Manifeste ou de l’Adresse, schéma qu’Engels défend encore, nous l’avons vu, en 1894 (cf. la lettre à Turati ci-dessus).
Bien entendu, la perspective d’une révolution bourgeoise n’ouvre pas nécessairement la perspective d’une révolution prolétarienne[54] ; notamment, si la situation générale est dominée par la contre-révolution. C’est pourquoi, Engels, commentant la lutte pour la république en Espagne, en 1873, après l’échec de la révolution (épisode auquel renvoie la critique des bakouninistes – cf. ci-dessus), après l’écrasement de la Commune et la mise en sommeil de l’AIT, s’emploie à engager le prolétariat à lutter pour l’obtention de la république démocratique, république dont nous avons vu qu’il répète qu’elle est la forme politique adéquate pour la domination de l’ensemble de la bourgeoisie et qu’elle n’intéresse le prolétariat qu’en tant que champ de bataille, en tant qu’espace pour s’organiser sans se lancer, compte tenu des circonstances, prématurément à l’assaut de la bourgeoisie. Aussi en conclut-il que « quelques années de république bourgeoise, calme, prépareraient en Espagne le terrain pour une révolution prolétarienne d’une manière qui devrait surprendre même les travailleurs espagnols les plus progressistes. Au lieu de réitérer la farce sanglante de la dernière révolution, au lieu de faire des révoltes isolées, toujours faciles à réprimer, espérons que les travailleurs espagnols utiliseront la république pour s’unir plus fermement et s’organiser en vue de la révolution à venir, d’une révolution qu’ils domineront. Le gouvernement bourgeois de la nouvelle république ne cherche qu’un prétexte pour écraser le mouvement révolutionnaire et fusiller les travailleurs, comme le firent les républicains Favre et consorts à Paris. Puissent les travailleurs espagnols ne pas leur donner ce prétexte ! » (Engels, La république en Espagne, 1873, Marx, Engels et la troisième république, Editions sociales, p.67-68)
Mais dans ce cas également, il n’est en rien question de participer au gouvernement républicain ; le prolétariat est seulement trop faible pour se lancer à son assaut, d’où la temporisation préconisée par Engels[55].
Bien qu’il emprunte à Marx et Engels, le terme de « révolution permanente », Trotski n’y fait pas allégeance. Nous avons vu qu’il estimait que la situation était déjà dépassée du temps de Marx (cf. 3.3). Sa conception, et elle l’est, se veut originale. Elle est prête à délaisser la lettre de Marx et Engels (au demeurant détournée par le menchevisme) au profit de l’esprit de sa méthode de recherche[56]. Trotski n’ignore pas pour autant la signification de la révolution permanente chez Marx et Engels[57]
La conception de Trotski, n’est donc pas tant une défense du processus révolutionnaire marxien menant à la domination du prolétariat qu’une adaptation de celui-ci, une analyse des particularités de la révolution bourgeoisie russe. Le processus révolutionnaire est chez lui, à la fois plus présent et escamoté. Les phases du processus révolutionnaire ne seront pas distinctes et donc d’une certaine manière discontinues - les changements procédant par bonds - mais intriquées, continues. C’est dans ce sens que, chez Trotski, la révolution est permanente c’est-à-dire ininterrompue[58]. Il s’agit donc d’un point de vue original et revendiqué comme tel et en rien du point de vue marxien ; nous avons une polysémie de termes qui ne fait qu’ajouter à la confusion sur ce sujet[59].
Chez Lénine également existe bien l’idée d’une révolution permanente[60]. La république démocratique n’est pas l’horizon final de la révolution. Elle n’est, comme le disait Engels, que la « forme spécifique pour la dictature du prolétariat ». Cela implique donc qu’une seconde révolution, socialiste celle-là, suive la première. Mais, Lénine ne fixe pas une échéance immédiate à cette suite ; il se garde bien de déclarer que la révolution bourgeoise est le prélude la révolution prolétarienne comme Marx et Engels l’avaient fait pour l’Allemagne de 1848. C’est pourquoi il n’emploie pas fréquemment le terme qui lui est parfaitement connu et concentre ses efforts sur la révolution démocratique. La suite dépendra de son issue et de sa radicalité (et bien sûr de la révolution internationale du prolétariat).
Par conséquent :
1 – « Le prolétariat doit faire jusqu’au bout la révolution démocratique, en s’adjoignant la masse paysanne, pour écraser par la force la résistance à l’autocratie et paralyser l’instabilité de la bourgeoisie. »
2 – « Le prolétariat doit faire la révolution socialiste en s’adjoignant la masse des éléments semi-prolétariens [cf. note 28 NDR] de la population, pour briser par la force la résistance de la bourgeoisie et paralyser l’instabilité de la paysannerie et de la petite-bourgeoisie. » (Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Œuvres, T.9, p.97, souligné par Lénine)
La deuxième révolution sera d’autant plus facilitée que la première aura été radicale, qu’elle aura été le plus loin possible dans le déblaiement des obstacles pré-capitalistes[61]. C’est pourquoi il revient au prolétariat d’en prendre la tête, en l’absence d’une bourgeoisie résolue.
En même temps, ce processus, dès lors que l’on vise la permanence de la révolution, se heurte à des limites qui ne peuvent être dépassées, nous l’avons vu, qu’avec l’appui de la révolution internationale. Un développement autonome de la révolution bourgeoise vers la révolution socialiste serait une utopie anarchisante[62]. Sauf à attendre que le développement du mode de production ait fait ses effets ce qui prendrait des années, le prolétariat est encore trop faible, insuffisamment conscient et organisé pour une telle perspective. Le salut immédiat ne peut donc venir qu’en se plaçant dans une perspective internationale. Chez Lénine, révolution socialiste est synonyme de socialisme sur le plan économique. Aussi, ce n’est qu’avec l’aide du prolétariat international, mis en branle par la révolution russe, que le prolétariat russe pourra marcher au socialisme[63].
Le développement autonome de la dictature démocratique en dictature socialiste non seulement n’est pas envisagé mais rejeté par Lénine. En même temps, ce n’est pas une impasse, comme le lui reproche Trotski, puisque sa suite et son développement ultérieur en révolution socialiste s’inscrivent dans la révolution internationale. Pas plus que chez Trotski, il ne s’agit de la perspective de l’Adresse. C’est, d’une certaine manière, postuler que la société russe se trouve à un niveau bien inférieur à celui de l’Allemagne de 1848. Du point de vue de la situation du prolétariat ce n’est pas ou plus le cas, comme nous l’avons vu.
D’autre part, aucun protagoniste ne fait de distinction entre révolution prolétarienne (pouvoir politique du prolétariat) et révolution socialiste (instauration d’une société non mercantile, ce qui suppose un niveau élevé de développement capitaliste). Cette distinction est au moins implicite dans l’Adresse car, le prolétariat peut se retrouver au pouvoir dans un pays sans pouvoir prendre immédiatement des mesures communistes qui n’interviendront qu’avec la victoire de la révolution internationale. Ici (Marx), l’aide internationale intervient après la révolution prolétarienne voire une pression prolétarienne puissante, elle-même facteur de la révolution internationale, là (Lénine) elle doit intervenir après la révolution bourgeoise pour permettre la révolution socialiste.
Pour le bolchevisme, nous l’avons vu, imaginer un gouvernement ouvrier serait confondre la révolution démocratique et la révolution socialiste. Le gouvernement sera donc, au mieux, ouvrier et paysan[64]. Le prolétariat peut, dans certaines conditions, participer à ce gouvernement à condition de veiller à son indépendance de classe. Du côté menchevik, la lutte pour la république démocratique est beaucoup moins résolue, mais le bolchevisme qui appelle au processus le plus radical possible du point de vue bourgeois pense que la révolution, par elle-même, ne peut pas sortir de ce cadre.
Pour Trotski, le processus sera shunté et donc le prolétariat sera porté à la tête du gouvernement et sera conduit par la propre logique des évènements et des rapports entre les classes à conserver le pouvoir et marcher au socialisme, en faisant des incursions dans la propriété privée. Les phases de ce processus ne sont plus complètement distinctes, elles doivent se rapprocher, s’intriquer et de ce point de vue s’unifier dans un continuum, car les bases matérielles pour une différenciation des phases font défaut.
Dans un sens, Trotski pousse jusqu’au bout une certaine logique du bolchevisme. La bourgeoisie va trahir sa propre révolution, la petite-bourgeoisie est inexistante, c’est donc au prolétariat qu’échoie le rôle de la bourgeoisie. Il s’agit du prolétariat des villes[65], celles-ci sont à l’initiative du mouvement démocratique. Hier, c’est la bourgeoisie modérée qui a libéré la paysannerie, aujourd’hui, dans le cadre de la révolution russe, c’est le prolétariat qui va se substituer à la bourgeoisie et libérer la paysannerie avant même qu’une différenciation de classe se fasse jour en son sein[66]. La paysannerie est incapable de former un parti indépendant. Elle a dans le passé suivi telle ou telle fraction de la bourgeoisie. Dans le cadre d’une révolution bourgeoise aussi attardée que celle qui s’annonce en Russie, elle pourra se tourner du côté du prolétariat et lui permettre de prendre le pouvoir. Par conséquent, le gouvernement révolutionnaire provisoire sera un gouvernement ouvrier. En aucun cas, il ne s’agit pour Trotski, d’un gouvernement exclusif de la social-démocratie ou du prolétariat. Le gouvernement est ouvrier parce que le prolétariat, le parti social-démocrate domineront le gouvernement, mais des représentants d’autres classes y figureront et devront y figurer[67]. De ce point de vue, il n’y a pas de différence avec la variante de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie où le prolétariat serait majoritaire dans le gouvernement[68]. L’idée que défend Trotski est qu’il n’y aura pas d’autres variantes que la sienne et donc, le concept de dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie n’aura pas de réalité autre qu’une domination du prolétariat[69]. Comme le principal soutien du prolétariat sera la paysannerie et que celle-ci, selon Marx, n’est pas capable d’avoir une représentation politique autonome, l’existence d’un parti paysan est donc très improbable[70] ; le parti du prolétariat sera d’autant plus majoritaire qu’il n’aura pas de concurrents significatifs.
D’autre part, selon Trotski, en posant des limites (la réalisation du programme minimum de la social-démocratie) à la révolution[71] ce concept de dictature démocratique[72] ne donne pas une vision correcte de la perspective révolutionnaire. En effet, arrivé au pouvoir, le prolétariat ne s’en laissera pas dessaisir sans résistance. Par conséquent, la dynamique même de la révolution et des événements conduit à ce que le programme minimum (démocratique) et le programme maximum (socialiste) ne soient plus séparables[73]. Commençant par des réformes démocratiques, le prolétariat sera conduit, compte tenu des questions politiques, économiques et sociales qu’il devra résoudre, sur la voie de la révolution socialiste. Aussi Trotski parle-t-il de « démocratie ouvrière » et de « gouvernement ouvrier »[74] comme point de départ d’une révolution démocratique qui se poursuivra nécessairement, sauf à être vaincue, en révolution socialiste et assurera son triomphe avec le concours de la révolution internationale.
Comme nous l’avons déjà dit, pour Lénine, la situation décrite par l’Adresse de 1850, n’était pas encore présente en Russie ; il ne fixe pas d’échéance entre la première étape bourgeoise et la deuxième socialiste. Les références à Marx et Engels, il les puise notamment dans la nouvelle gazette rhénane où le prolétariat agit comme aile extrême gauche de la démocratie. Toutefois, Lénine fait bien la distinction entre les deux situations au sens où désormais le prolétariat dispose d’un parti indépendant et donc peut mener non une politique prolétarienne au sein de la démocratie (ce à quoi furent réduits Marx et Engels) mais une politique indépendante à côté de celle-ci et contre elle chaque fois que ce sera nécessaire. Pour Trotski, cette situation était déjà dépassée et ce même du temps de Marx. En effet, Trotski considère que les positions de Marx de 1856, sur la guerre paysanne en appui de la révolution prolétarienne dépassent la perspective de 1850 où Marx et Engels s’attendaient à ce que la petite-bourgeoisie démocrate vienne au pouvoir. Constatant cet échec, Marx en aurait tiré les leçons[75]. Bien sûr cette assertion est contredite par tout ce que nous avons vu plus haut au sujet de la révolution permanente chez Marx et Engels.
Après février 1917, Lénine continue à se démarquer de Trotski. D’une part, les mesures révolutionnaires envisagées n’ont rien de socialiste et il ne cesse de l’affirmer. C’est l’erreur que la Gauche communiste d’Italie reprochera à Trotski : avoir cru que la dictature du prolétariat pouvait permettre d’aboutir immédiatement à une révolution socialiste. D’autre part, il continue à défendre l’idée qu’il n’est pas possible de sauter par-dessus les phases nécessaires du processus révolutionnaire[76].
Dans quelle mesure, la (les) révolution (s) russe (s) ont relevé de la révolution permanente (au sens de Marx et Engels) ? Dans quelle mesure, les représentants du prolétariat ont fait évoluer leur analyse devant le cours des évènements ? Comment ont-ils confronté leurs prévisions aux faits ? Se sont-ils rapprochés de la théorie marxiste ou ont-ils dû innover, la faire évoluer ?
Nous avons vu longuement les représentations des divers protagonistes. Nous allons voir maintenant, avec comme séquençage le changement des gouvernements, comment les représentations, y compris celles de Marx et Engels pour autant qu’elles soient transférables, peuvent être confrontées au déroulement de la révolution entre février et octobre.
Comme nous l’avons vu aucun des protagonistes, qu’il s’agisse des mencheviks, de Trotski ou des bolcheviks, n’a repris la tactique préconisée dans le « Manifeste du parti communiste » ou dans « l’Adresse … » et encore défendue, par Engels, à la fin de sa vie.
Mais qu’en est-il des faits ?
En février (mars) 1917, après quelques journées de lutte, une situation jugée inédite (Lénine la relie à l’expérience de la Commune) dans l’histoire des révolutions bourgeoises se présente avec l’émergence d’un double pouvoir, tandis que le régime tsariste est balayé.
Ce n’est pas le lieu ici de résumer les journées de cette période révolutionnaire, tout particulièrement entre le 23 février et le 2 mars (8 et 15 mars) qui marquent le déclenchement de nombreuses manifestations, meetings, grèves et confrontations avec la police et l’armée et aboutissent à l’instauration d’un gouvernement provisoire. Nous nous contenterons ici de réfuter, avec Trotski, l’idée propagée par les représentants de la bourgeoisie selon laquelle l’insurrection avait un « caractère élémentaire et impersonnel » et que « la révolution tomba comme la foudre d’un ciel sans nuages ».
« En fait, il est donc établi que la Révolution de Février fut déclenchée par les éléments de la base qui surmontèrent l’opposition de leurs propres organisations révolutionnaires et que l’initiative fut spontanément prise par un contingent du prolétariat exploité et opprimé plus que tous les autres - les travailleuses du textile, au nombre desquelles, doit-on penser, l’on devait compter pas mal de femmes de soldats. (…) Le nombre des grévistes, femmes et hommes, fut, ce jour-là, d’environ 90 000. » (Trotski, Histoire de la révolution russe, Editions du Seuil, t.1 p.144).
« Les avocats et les journalistes appartenant aux classes atteintes par la révolution ont, dans la suite, dépensé pas mal d’encre à démontrer qu’en Février il n’y avait eu en somme qu’une émeute de femmes, renforcée par une mutinerie de soldats ; c’est précisément ainsi que d’aucuns nous ont présenté la révolution. » (…) (p.179) « Tougan-Baranovsky a raison de dire que la Révolution de Février fut l’œuvre des ouvriers et des paysans, ces derniers représentés par les soldats. Subsiste cependant une grosse question : qui donc a mené l’insurrection ? Qui a mis sur pied les ouvriers ? Qui a entraîné dans la rue les soldats ? Après la victoire, ces questions devinrent un objet de lutte des partis. La solution la plus simple consistait en cette formule universelle : personne n’a conduit la révolution, elle s’est faite toute seule. » (p.185) (…) « Mais, du moment que le parti bolchevik ne pouvait assurer aux insurgés une direction autorisée, que dire des autres organisations politiques ? Ainsi se fortifiait la conviction générale d’un mouvement des forces élémentaires dans la Révolution de Février. Néanmoins, cette opinion est profondément erronée, ou, dans le meilleur des cas, sans contenu. » (p.188) (…) « D’où provenait donc cette puissance sans exemple de persévérance et d’impétuosité ? Il ne suffirait pas d’alléguer l’exaspération. L’exaspération explique peu. Si délayés qu’aient été pendant la guerre les éléments ouvriers de Petrograd, par suite de l’immixtion d’éléments bruts, ils portaient en eux une grande expérience révolutionnaire. Dans leur persévérance et leur impétuosité, malgré le manque de direction, et les résistances d’en haut, il y avait une appréciation des forces, non toujours exprimée, mais basée sur l’expérience de la vie, et un calcul stratégique spontané.
À la veille de la guerre, les éléments ouvriers révolutionnaires marchaient avec les bolcheviks et entraînaient les masses à leur suite. Dès le début de la guerre, la situation se modifia brusquement : les couches conservatrices intermédiaires relevèrent la tête et entraînèrent à leur suite une partie considérable de la classe ouvrière ; les éléments révolutionnaires se trouvèrent isolés et réduits au silence. Au cours de la guerre, la situation commença à se modifier, lentement au début, puis, après les défaites, de plus en plus vite et plus radicalement. Un mécontentement actif s’emparait de la classe ouvrière tout entière. A vrai dire, cette irritation était encore, en des cercles étendus, teintée de patriotisme, mais elle n’avait rien de commun avec le patriotisme calculé et lâche des classes possédantes qui ajournaient tous les problèmes intérieurs jusqu’à la victoire. Car, précisément, la guerre, ses victimes, ses épouvantes et ses infamies poussaient les anciennes comme les nouvelles couches ouvrières contre le régime tsariste, les poussaient avec une violence redoublée et les amenaient à cette conclusion : cela ne peut plus durer ? C’était une opinion générale qui fit la cohésion des masses et leur donna une grande puissance pour l’offensive. L’armée avait gonflé, s’étant grossie de millions d’ouvriers et de paysans. Chacun comptait dans l’armée quelqu’un des siens : un fils, un mari, un frère, un proche parent. L’armée n’était plus comme avant la guerre un milieu séparé du peuple. » (p.189-190)(Trotski, Histoire de la révolution russe, Editions du Seuil, t.1 p.144)
Le 2 mars, le gouvernement provisoire qui se met en place dans la capitale (Petrograd) n’est pas un gouvernement ouvrier et paysan, encore moins un gouvernement ouvrier, mais un gouvernement bourgeois. Cependant, il ne tient son pouvoir que par la grâce des éléments conciliateurs qui ont impulsé et dominent le soviet ouvrier puis d’ouvriers et soldats (c’est-à-dire essentiellement des paysans) de Petrograd, derrière lequel se tiennent les masses armées. Le gouvernement provisoire, constitué majoritairement de membres du parti cadet (constitutionnel démocrate), le parti de la bourgeoisie libérale, et d’un représentant de l’aile droite du parti socialiste révolutionnaire, une composante du parti petit-bourgeois, est étroitement surveillé par le soviet. Mais les tendances conciliatrices au sein du soviet tentent de déléguer au gouvernement provisoire le pouvoir de fait qui est entre les mains du soviet. Le prince Lvov[78], franc-maçon comme nombre de ministres de ce gouvernement, membre du parti cadet, préside ce gouvernement provisoire qui doit notamment convoquer une assemblée constituante.
La perspective d’une monarchie constitutionnelle (abdication du Nicolas II au profit de son frère Michel), bien qu’elle ait eu les faveurs du gouvernement provisoire, sera écartée en quelques heures. Mais le gouvernement provisoire est bien entre les mains d’une coalition entre la bourgeoisie libérale qui domine le gouvernement et la petite-bourgeoisie démocratique représentée par Kerenski, le ministre de la Justice.
Comment Lénine analyse-t-il la situation ? Tandis que les principaux dirigeants du parti bolchevik sont dans une attitude de soutien (sans participation) au gouvernement provisoire, Lénine considère que du fait que le pouvoir est entre les mains de la bourgeoisie, avec le gouvernement de Lvov, la révolution démocratique bourgeoise est, sous cet angle, terminée.
Qu’en est-il alors de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ? La prévision du bolchevisme s’est-elle révélée fausse ? Non, nous dit Lénine, mais celle-ci a pris des formes inédites et, par certains aspects, elle est inachevée. En même temps, du fait de ces nouvelles circonstances, ce mot d’ordre doit être modifié.
La révolution démocratique bourgeoise a eu lieu, mais elle n’a pas abouti complètement à sa forme la plus radicale, à savoir la « dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie » mais on y tend via les soviets qui n’ont pas le pouvoir mais qui s’appuient sur la majorité du peuple, les ouvriers et les soldats armés. Avec la dualité des pouvoirs, la révolution bourgeoise est à la fois déjà au-delà de la domination classique de la bourgeoisie et encore, pour une part, en deçà de la forme « pure » de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie[79].
Dans les « Lettres sur la tactique », texte légèrement antérieur aux thèses développées dans « Les tâches du prolétariat dans notre révolution », Lénine se montre plus critique par rapport à la formule de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie. Ce sont notamment les passages suivants qui font dire aux trotskistes que Lénine a changé de point de vue et s’est rallié à Trotski[80], et aux staliniens que la dictature démocratique est réalisée avant Octobre.
Il est important d’en faire une lecture plus attentive (notons d’ailleurs que ce texte est de la même époque que celui que nous avons cité avant). Lénine dit :
« Depuis cette révolution, le pouvoir appartient à une autre classe, à une classe nouvelle : la bourgeoisie.
Le passage du pouvoir d’une classe à une autre est le caractère premier, principal, fondamental, d’une révolution, tant au sens strictement scientifique qu’au sens politique et pratique du mot.
Ainsi, la révolution bourgeoise, ou démocratique bourgeoise, est terminée en Russie.
Nous entendons ici s’élever les protestations de contradicteurs auxquels il plaît de s’appeler « vieux bolcheviks » :n’avons-nous pas toujours dit que la révolution démocratique bourgeoise ne pouvait être terminée que par la « dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie » ? La révolution agraire, elle aussi démocratique bourgeoise, est-elle donc terminée ? N’est-ce pas au contraire un fait qu’elle n’a pas encore commencé ?
Je réponds : les mots d'ordre et les idées des bolcheviks ont été, dans l’ensemble, entièrement confirmés par l’histoire ; mais dans la réalité concrète les choses se sont passées autrement que nous ne pouvions (et que personne ne pouvait) le prévoir : d’une façon plus originale, plus curieuse, plus nuancée.
L’ignorer ou l’oublier serait s’assimiler à ces « vieux bolcheviks » qui, plus d’une fois déjà, ont joué un triste rôle dans l’histoire de notre Parti en répétant stupidement une formule apprise par cœur, au lieu d’étudier ce qu’il y avait d’original dans la réalité nouvelle, vivante.
« La dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie » est déjà réalisée [ici, Lénine insère une note de bas de page - voir plus loin le commentaire sur cette note NDR] dans la révolution russe, car cette « formule » ne prévoit qu’un rapport entre les classes, et non une institution politique déterminée matérialisant ce rapport, cette collaboration. « Le Soviet des députés ouvriers et soldats » : telle est la « dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie », déjà réalisée par la vie.
Cette formule a déjà vieilli[81]. La vie l’a faite passer du royaume des formules dans celui de la réalité, elle lui a donné chair et os, elle l’a concrétisée et, par là même, modifiée.
Un autre objectif, un objectif nouveau, est désormais à l’ordre du jour : la scission, au sein de cette dictature, entre les éléments prolétariens (anti-jusqu’auboutistes, internationalistes, « communistes », partisans du passage à la « commune ») et les éléments petits-propriétaires ou petits-bourgeois (Tchkheidze, Tsereteli, Steklov, les socialistes-révolutionnaires et tous les autres jusqu’auboutistes révolutionnaires, adversaires de la marche vers la commune, partisans du « soutien » de la bourgeoisie et du gouvernement bourgeois).
Quiconque, aujourd’hui, ne parle que de la « dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie » retarde sur la vie, est passé de ce fait, pratiquement, à la petite-
bourgeoisie contre la lutte de classe prolétarienne, et mérite d’être relégué aux archives des curiosités prérévolutionnaires « bolchéviques » (aux archives des « vieux bolcheviks », pourrait-on dire).
La dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie est déjà réalisée, mais d’une façon très originale, avec un certain nombre de modifications de la plus haute importance. J’en parlerai plus spécialement dans une de mes prochaines lettres. » (Lénine, Lettres sur la tactique, Avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.34-35)
Lénine ajoute une note en bas de page afin de préciser ce qu’il entend par « est déjà réalisée ». Cette note précise « Sous une certaine forme et jusqu’à un certain point. ». Elle vient donc nuancer une affirmation qui paraissait plus tranchée ; il faut la rapprocher de l’autre citation (cf. Les tâches du prolétariat dans notre révolution) où Lénine dit que l’on tend vers, que l’on « touche de près », la dictature démocratique (cf. note 79). Lénine veut rompre non pas avec le schéma général, comme on peut le constater, mais avec sa compréhension dépassée, et du coup catastrophique pour la suite de la révolution, qu’en ont fait les vieux bolcheviks.
Pour Lénine, avec l’émergence des soviets s’est créée une situation nouvelle. Il y a, à la fois, un déplacement, un changement du lieu du pouvoir et simultanéité des pouvoirs (bourgeois avec le gouvernement provisoire ; ouvrier-paysan[82] avec les soviets). C’est ce que signifie la dualité des pouvoirs. Il ne faut surtout pas négliger le phénomène soviétique car c’est par lui que passe désormais le phénomène révolutionnaire démocratique bourgeois, la révolution se continue non pas dans le cadre de l’Etat bourgeois républicain mais dans le cadre des soviets, assimilés à la Commune. La dictature démocratique est réalisée dans les faits, en tant que rapport entre les classes. La lutte contre le gouvernement provisoire suppose la mise en avant du pouvoir soviétique, le seul légitime, et donc en son sein la lutte doit s’approfondir contre les éléments petits-bourgeois qui veulent limiter la révolution, la faire rentrer dans le lit des institutions démocratiques traditionnelles. La bourgeoisie, du fait de la guerre impérialiste s’est montrée un peu plus forte que prévu. Les bourgeoisies russe et anglo-française, en raison du déchirement de la bourgeoisie européenne dans la guerre impérialiste, ont eu une attitude plus pro-révolutionnaire qu’escompté car on attendait d’elles un rôle strictement contre-révolutionnaire[83].
Dans le schéma initial auquel est attachée la représentation d’origine de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie (c’est à ce schéma que continuent à adhérer les vieux bolcheviks), le pouvoir se situe dans le cadre d’un Etat républicain démocrate encore instable et il va échoir aux partis représentatifs de la petite-bourgeoisie (dont la paysannerie) ; nous sommes dans la perspective d’une continuité de l’Etat et d’une succession dans le temps des classes au pouvoir.
La tornade révolutionnaire continue son chemin mais son axe a dévié pour passer par les soviets. Il n’y a pas pour autant le moindre fétichisme des soviets chez Lénine[84]. La révolution ne passe plus seulement par l’épuisement des partis au pouvoir mais également par un déplacement du lieu du pouvoir en même temps que s’établit une forme de concomitance du pouvoir. D’autre part, la petite-bourgeoisie a passé un compromis et collabore avec la bourgeoisie[85]. La prise du pouvoir par la petite-bourgeoisie la réalisation d’une forme plus évoluée de la dictature démocratique n’est pas exclue[86]. Elle reste une possibilité mais elle n’est pas certaine[87], compte tenu de ce compromis. Ce dernier pourrait s’éterniser[88]. L’avenir est incertain et il faut donc prévoir toutes les éventualités[89]. La meilleure façon pour que la petite-bourgeoisie aille de l’avant est que le prolétariat fasse pression sur elle tandis que d’un autre côté, à la campagne, c’est un fait nouveau, le fossé entre le prolétariat (et le semi-prolétariat) et la bourgeoisie rurale (paysans patrons) s’est approfondi[90]. Par conséquent, pour autant que cette dictature démocratique soit, d’une certaine manière, réalisée, et que de toute façon, le pouvoir soit passé entre les mains de la bourgeoisie, nous sommes dans une phase de transition vers la suite du programme révolutionnaire, vers la révolution socialiste. Lénine rappelle contre les « vieux bolcheviks » que la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie a un avenir[91] : « la lutte contre la propriété privée, la lutte de l’ouvrier salarié contre le patron, la lutte pour le socialisme … ». Il faut se tourner contre la bourgeoisie et les représentants de la démocratie. Il faut désormais œuvrer à la différenciation entre les classes au sein des soviets comme sur le terrain. Il s’agit donc aussi maintenant de dictature du prolétariat[92], de révolution socialiste et de révolution internationale pour appliquer un programme socialiste. Bien entendu, Lénine, bien que la prochaine étape soit la dictature du prolétariat, ne pense pas pour autant que les mesures qui seront prises par le prolétariat au pouvoir ont un quelconque caractère socialiste[93]. Nous avons vu en note que théoriquement, pour rester dans le schéma de Lénine, il s’agit d’une dictature démocratique du prolétariat, la logique d’un gouvernement où désormais le prolétariat et le semi-prolétariat seraient hégémoniques – ce qui n’était pas nécessairement le cas de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, mais dans un cas comme dans l’autre, comme le montre l’adjectif « démocratique », il ne peut donc être question de socialisme. L’arriération du pays ne le permet pas, mais, évidemment, ces mesures (nationalisation de la terre, étatisation des banques, contrôle ouvrier de la production, …) devront faciliter son avenue. Elles constituent une transition vers le socialisme[94]. Sur le plan politique il faut que la paysannerie ou du moins sa fraction la plus pauvre, le semi-prolétariat, s’allie au prolétariat pour vaincre ; la dictature du prolétariat revêt donc la forme d’une dictature du prolétariat et du semi-prolétariat (c’est-à-dire, pour l’essentiel, la paysannerie pauvre qui est partiellement salariée) ou, dit autrement, d’une dictature du prolétariat et de la paysannerie pauvre. En même temps, il ne faut s’autolimiter ni par le haut, ni par le bas[95].
Pour Lénine, la caractérisation de la situation issue de la révolution de Février est donc que nous sommes dans une période de transition[96] entre les deux grandes étapes de la révolution : la révolution démocratique, réalisée mais pas complètement achevée, et la révolution socialiste dont les prémices se mettent en place. La situation, totalement nouvelle, a créé bien des incertitudes et la seule façon d’y faire face est d’organiser l’autonomie du prolétariat. Le double pouvoir ne pourra pas continuer longtemps, il faut que l’un ou l’autre des protagonistes prenne entièrement le pouvoir. De même que le pouvoir de la bourgeoisie et du prolétariat et de la paysannerie sont enchevêtrés, la politique du prolétariat révolutionnaire revêt ce caractère double, à la fois encourager la poursuite de la révolution démocratique et à la fois préparer la lutte pour la révolution socialiste. Dans tous les cas, cela passe par la différenciation des classes et l’autonomie du prolétariat. On peut penser que Lénine n’envisage plus un gouvernement démocratique où le prolétariat serait minoritaire. Si nous nous souvenons de son argumentation en faveur de la participation même minoritaire à un gouvernement provisoire révolutionnaire, comme la bourgeoisie est désormais au pouvoir, la question de la participation minoritaire à un gouvernement révolutionnaire petit-bourgeois semble révolue. Il n’exclut pas, même si la probabilité est faible, un gouvernement démocratique paysan[97], donc un gouvernement petit-bourgeois mais sans participation du prolétariat tandis que le passage du pouvoir entre les mains des soviets de députés ouvriers et soldats, paysans suppose la victoire du prolétariat[98] et du semi-prolétariat et donc son hégémonie[99]. Cela laisse entendre que Lénine ne pense pas qu’un pouvoir soviétique petit-bourgeois soit une option consistante. Un long travail d’explication, de propagande, de critique et d’organisation doit être accompli pour que les soviets s’alignent sur le programme du parti et que le transfert du pouvoir à ceux-ci ait un sens du point de vue du prolétariat révolutionnaire[100].
Lénine insiste particulièrement parce que le parti bolchevik est resté prisonnier de ses vieux schémas en soutenant le gouvernement provisoire. L’adjectif démocratique accolé à dictature du prolétariat et de la paysannerie disparaît sous la plume de Lénine[101]. Sans doute, s’agit-il pour lui de bien marquer ainsi ce qui est modifié[102].
Comme la situation est originale, Lénine en appelle à une tactique originale[103]. Lénine prône donc la différenciation des classes, l’autonomie du prolétariat, son organisation indépendante. La question agraire est fondamentale. A la suite de la révolution dans les villes, la lutte des classes gagne la campagne[104] et là aussi, le processus de différenciation des classes doit s’organiser[105]. Lénine appelle donc les ouvriers agricoles à former des soviets distincts. Ce qui est vrai des ouvriers agricoles l’est aussi pour le semi-prolétariat[106].
Les cibles de Lénine[107] (Tchkeidze, Tsereteli, Steklov, Skobelev) sont des membres du Comité exécutif du soviet. Ils représentent le parti-petit-bourgeois favorable à la conciliation avec la bourgeoisie et qui soutient le gouvernement provisoire. Le premier est le Président menchevik de comité exécutif, le deuxième, également Géorgien et menchevik comme le premier, l’aide au sein du Comité exécutif. Le troisième, Steklov, également membre du Comité exécutif, est un bolchevik qui a rompu avec le parti. Le dernier, Skobelev, est le vice-président du Comité exécutif du Soviet de Petrograd. Dans l’analyse de classe des divers partis, le parti petit-bourgeois (petits patrons, petits et moyens paysans, petite-bourgeoisie, …) est constitué par le parti des socialistes-révolutionnaire, et les groupements apparentés (socialistes populaires, troudoviks) aidé par le parti social-démocrate (menchevik), parti opportuniste qui représente les ouvriers influencés par la bourgeoisie[108]
Lénine conserve donc, dans l’ensemble, son analyse initiale. Il la fait évoluer pour l’adapter à des circonstances originales. Il en assouplit voire en brise le cadre trop rigide. Révolution bourgeoise et révolution prolétarienne sont désormais intriquées et d’une certaine manière seul le prolétariat révolutionnaire (allié au semi-prolétariat) peut trouver une issue à la crise. La question reste celle de la capacité de la petite-bourgeoisie[109] à jouer un rôle autonome. Lénine veut rester ouvert à toutes les éventualités sans s’enfermer dans un schéma que les faits ont bouleversé[110]. L’indépendance du prolétariat est une nécessité que ce soit pour pousser plus avant la révolution bourgeoise (par exemple en encourageant les paysans à s’emparer de la terre contre les grands propriétaires fonciers) mais aussi pour que la différenciation entre les classes, au sein de la paysannerie, se poursuive car les deux mouvements ont commencé[111]. Mais le détachement de la petite-bourgeoisie de la bourgeoisie n’est pas acquis. Donc quelle que soit l’issue en ce qui concerne le rôle de la petite-bourgeoisie, il faut organiser le prolétariat indépendamment, dans la perspective de sa dictature révolutionnaire[112].
Bien qu’il n’y fasse pas allusion, on ne peut qu’être frappé par le fait qu’on peut reconnaître dans l’adaptation de cette tactique les traits de la révolution permanente de Marx et Engels. Bien que le discours de Lénine soit lesté par les considérations anciennes sur les deux étapes de la révolution, les directives qu’il prend sont en correspondance avec celles de la révolution permanente :
1° Dès le jour de la victoire, les routes du prolétariat et de la démocratie se divisent. Dès lors que le gouvernement absolutiste est tombé, s’ouvre la lutte directe contre la bourgeoisie et le parti démocrate. Mais ici, la politique de conciliation donne une caractéristique spéciale à la situation.
2° Le prolétariat doit mener une politique indépendante. Le prolétariat des villes doit chercher l’appui du prolétariat agricole (ici, au sens large, puisqu’il inclut le semi-prolétariat[113], c’est-à-dire les paysans partiellement salariés). Cette indépendance est assurée tout d’abord par son parti. Pour mieux le délimiter des autres partis, pour l’affirmer en tant que parti distinct. A ce moment, il ne s’agit pas seulement d’un rappel des principes. La révolution de février a favorisé un rapprochement entre mencheviks et bolcheviks. Des pourparlers en vue de l’unification ont même été engagés. Lénine y est hostile. Selon Rabinowitch, les interventions de Lénine seront déterminantes pour les faire échouer[114]. Marc Ferro dit le contraire : « (…) de nombreux militants préconisaient l’unité d’action de tous les sociaux-démocrates. Il y eut des réunions en ce sens [dans de nombreuses villes NDR] (…). Mais à Moscou et à Kiev, les rapports se tendirent rapidement, tandis qu’à Petrograd, le principe d’une plate-forme commune fut repoussé par la majorité des bolcheviks. (…). Dans ces conditions, les négociations (…) n’avaient plus de sens ; elles échouèrent avant même qu’intervienne Lénine, hostile à toute réunification. » (Marc Ferro, La révolution de 1917, Albin Michel, p.263).
Lénine appelle donc le POSDR à changer de nom, à s’appeler parti communiste[115]. De même, il appelle à fonder une nouvelle internationale[116] pour se préparer à la révolution internationale.
L’indépendance du prolétariat, c’est également la création d’institutions séparées, en l’occurrence des soviets spécifiques ou des fractions distinctes au sein des soviets. Tout cela fait écho aux conseils municipaux révolutionnaires, aux clubs, etc.
Enfin, l’armement du prolétariat est mis en avant par Lénine, tout comme le faisaient Marx et Engels.
3° Le prolétariat doit exercer une pression sur le parti démocrate, pour qu’il se radicalise et se compromette ou se discrédite. Les revendications autour de la nationalisation des banques, du contrôle ouvrier, de la paix, de la nationalisation de la terre, etc. sont donc autant d’éléments programmatiques radicaux qui s’opposent aux projets de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie.
4° Les mesures à prendre ne sont pas immédiatement socialistes mais elles assurent la prise du pouvoir politique par le prolétariat et favorisent le passage au socialisme dès lors que la révolution internationale triomphera.
Une note du ministre des affaires étrangères, Milioukov, qui confirme aux alliés que la Russie continuera la guerre jusqu’à la victoire finale, met dans la rue les soldats qui s’estiment trompés au cri de « A bas Milioukov ». Le prolétariat, à l’initiative de bolcheviks, rejoint la manifestation et des mots d’ordre contre le gouvernement provisoire sont lancés.
A la suite de ces manifestations de la petite-bourgeoisie, les classes extrêmes se mobilisent. D’un côté, la bourgeoisie qui soutient le gouvernement provisoire et rejette le bolchevisme et, d’un autre côté, le prolétariat qui en appelle au pouvoir des Soviets. Les deux manifestations iront jusqu’à s’affronter sur la principale artère de Petrograd : la perspective Nevsky. Après avoir hésité et empêché le déploiement de forces contre-révolutionnaires[117] à l’initiative du parti bourgeois (cadets) les dirigeants du Soviet renouvellent leur confiance au gouvernement provisoire.
Lénine, tant que la liberté d’organisation, de presse, etc., tant qu’il n’y a pas eu de violence du gouvernement contre le prolétariat et la petite-bourgeoisie appelle au calme, à ne pas se lancer dans des actions prématurées contre le gouvernement provisoire et à poursuivre sa politique de conquête pacifique de la majorité dans les soviets à travers l’explication, la propagande, la critique, l’organisation, tout en respectant les ordres du Soviet. Lénine s’est donc opposé aux bolcheviks (il condamne vertement les mots d’ordre pour le renversement du gouvernement provisoire qui met en lumière un défaut dans l’organisation bolchevique) qui avaient pris trop tôt un cours à gauche en prônant le renversement du gouvernement provisoire[118].
En ajournant le mot d’ordre visant au renversement du gouvernement provisoire, Lénine qui a mieux pris la mesure de l’état de la révolution russe, a fait un pas de côté et se rapproche de Kamenev sans pour autant se convertir aux thèses des vieux bolchéviks[119]. Tout en maintenant sa perspective générale d’une période de transition entre deux révolutions, et de la nécessité d’une délimitation, d’une démarcation entre le parti prolétaire et la petite-bourgeoisie, il agrandit la perspective d’un pouvoir, propre à la petite-bourgeoisie. La crise du 18 avril lui a permis de constater que la petite-bourgeoisie peut se détacher de la bourgeoisie mais que ses hésitations, sa versatilité, caractéristiques de sa situation de classe l’ont fait revenir dans le giron de la bourgeoisie grâce à l’influence des conciliateurs. Mais cela renforce la possibilité, avec les mêmes réserves, d’un passage du pouvoir à la petite-bourgeoisie et donc d’une nouvelle étape dans la révolution démocratique bourgeoise.
Dans sa critique de Plekhanov[120], datée du 21 avril, il revient sur la perspective de la révolution russe. Il ne s’agit en rien d’une révolution socialiste. Ni la nationalisation de la terre, ni la création d’une banque unique, ni le passage du Syndicat des raffineurs à l’Etat ne constituent des mesures socialistes. Ce dont parle Lénine, ce sont les mesures qu’il s’était résolu à classer comme des transitions au socialisme et qu’il définit ici comme des mesures qui assurent une meilleure position au prolétariat et aux semi-prolétaires. Elles confortent l’influence du prolétariat tout en affaiblissant celle des capitalistes et des propriétaires fonciers. A partir de là, la marche vers le socialisme serait facilitée. Et à propos du passage du Syndicat de raffineurs à l’Etat, Lénine parle même d’« Etat démocratique bourgeois, paysan ». Nous voilà à nouveau proche d’une forme particulière de dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, ici de dictature démocratique de la paysannerie, avec la possibilité d’un pouvoir paysan démocratique révolutionnaire indépendant car, à chaque fois, ce qui est requis est la volonté de la majorité des paysans. Toutefois, c’est un changement par rapport aux thèses de 1905 et une forme d’alignement sur l’Adresse et la révolution permanente, il n’est pas question d’une participation minoritaire au gouvernement ; le prolétariat travaille à son indépendance de classe, à sa délimitation vis-à-vis de la petite-bourgeoisie. Si elle ne se détache pas de la bourgeoisie, il faut la rallier au prolétariat.
Avec la crise d’Avril, cela se traduit par une politique qui vise à écarter le risque d’une disparition des soviets, dont il faut consolider, étendre, renforcer les pouvoirs, et renoncer, tant qu’une majorité ne le souhaitera pas, à renverser le gouvernement provisoire, laisser la possibilité à la petite-bourgeoisie de jouer un rôle autonome. Ce qui est encore ambigu à ce moment est le lieu de ce pouvoir autonome. S’agissant, d’un état démocratique bourgeois, ce pouvoir n’est pas celui des soviets qui supposent « d’organiser un Etat qui ne soit pas bourgeois » (T.24, p.238). Le passage du pouvoir aux soviets semble conditionné au pouvoir du prolétariat (T.24, p.209, p.237), tout comme la possibilité de mettre fin à la guerre. Mais ailleurs, Lénine admet de fait leur dissociation, la petite-bourgeoisie pouvant venir au pouvoir dans le cadre des soviets, au sein d’une « république démocratique prolétarienne et paysanne » (T.24, p.280), via une « révolution prolétarienne et paysanne » (T.24, p.228) tout en considérant que cette perspective suppose que la petite-bourgeoisie démontre sa capacité à se détacher de la bourgeoisie ce qui est loin d’être le cas général.
Ces journées ont cependant déstabilisé le gouvernement, les libéraux souhaitent l’appui des socialistes pour espérer dominer une situation qui leur échappait. D’un autre côté, la petite-bourgeoisie comme le prolétariat encore sous l’influence des conciliateurs poussent également pour que la présence des socialistes au gouvernement soit plus forte.
Goutchkov, le ministre de la guerre et de la marine démissionnaire et chef du parti tenant d’une monarchie constitutionnelle (octobristes) démissionne le 30 avril ; Milioukov, le chef de la bourgeoisie libérale (il préside le parti constitutionnel démocrate - cadet -) au sein du gouvernement provisoire est évincé et démissionne le 4 mai. Le premier gouvernement provisoire va laisser la place à la première coalition
Les socialistes qui voulaient rester minoritaires obtiennent 6 ministères. Notamment, Kerenski (socialiste-révolutionnaire) quitte le ministère de la Justice et prend la place de Goutchkov, Tchernov (socialiste révolutionnaire) devient ministre de l’agriculture, Skobelev (menchevik) est ministre du Travail, Tsereteli (menchevik) qui garde une activité au sein du Comité exécutif des soviets obtient le portefeuille des Postes et Télégraphes.
Tchernov souhaitait confier à la commune rurale l’administration de la terre répartie équitablement entre ses membres. Y parvenir supposait un inventaire des terres et des besoins qui prendrait du temps. Ce temps, fort de leur représentation dans les soviets et du temps mis par le mouvement paysan à se mettre en marche, les représentants de la démocratie comme de la bourgeoisie croyaient en disposer. Les autres membres du gouvernement, préoccupés par le ravitaillement et la production agricole, neutralisèrent les velléités du ministre de l’agriculture. Le seul résultat qu’il obtiendra (fort tardivement, le 12 juillet, et après une nouvelle crise[121]) sera d’interdire la vente des terres de la commune rurale ce qui mettait fin aux réformes de Stolypine. On ne réalisa donc que des mesures conservatoires en attendant la convocation de l’Assemblée Nationale. Parmi les arguments justifiant la conciliation et le respect du statu quo et donc le reflux du processus révolutionnaire, dans l’esprit du gouvernement, il était clair que tant que la guerre continuait il n’était pas possible de procéder à une réforme agraire radicale qui aurait eu notamment pour conséquence des désertions massives. Cette représentation qui est également avancée comme argument pour empêcher la lutte contre les propriétaires fonciers est fortement critiquée par Lénine. Le défaitisme révolutionnaire n’a plus cours depuis la victoire de la révolution de février et la chute du tsarisme[122]. Cela ne signifie pas pour autant l’abandon de l’internationalisme ou un ralliement à une politique défensiste. Lénine ne veut pas prêter le flanc à la critique selon laquelle, le programme bolchevik désorganiserait l’armée[123]. Contre Maslov, un représentant des socialistes-révolutionnaires qui avance que « Dans les premiers temps, au début de la révolution, lorsque dans l’armée la rumeur se répandit parmi les soldats qu’on partageait les terres au pays, beaucoup n’eurent plus que le désir de rentrer chez eux par crainte d’être frustrés ; la désertion s’en accrut ». Lénine répond : « Cet argument se rapporte au partage immédiat des terres à titre de propriété privée. Personne n’a proposé ce partage. S. Maslov rate son coup une fois de plus. » (Lénine, Sur la « prise arbitraire » des terres, Mai 1917, Œuvres, T.24, p.464)
Il existe une grande confusion, à la fois réelle et entretenue, sur la portée et la signification de ces désertions. Du fait de leur conception rétrograde de la discipline et de l’ordre et afin de faire pression sur le gouvernement, les chefs militaires ont tendance à mettre sous le terme désertion un ensemble de comportements qui démultiplie le phénomène[124].
D’autre part, les désertions vont aussi procéder par vagues.
Trotski remarque que le mouvement paysan, dès mars 1917, est marqué par la présence de soldats (mais il parle de soldats en congés)[125]. Orlando Figes lorsqu’il traite de la radicalisation de la paysannerie, début mai, ne les sépare pas[126]
Un autre aspect des désertions et de la mobilisation révolutionnaire du mouvement paysan serait lié au cycle des travaux agricoles. Que ce soit au moment des semailles en mai ou de la moisson en été[127].
Lénine cherche à conforter le mouvement de la paysannerie et voit dans la question des semailles un motif pour pousser les paysans à l’action sans attendre l’Assemblée constituante et déborder ainsi un gouvernement immobiliste. L’encouragement des paysans est également fait au nom d’un meilleur approvisionnement des soldats du front. Quant aux soldats, ils doivent envoyer des délégués dans les villages – sans doute s’agit-il, dans l’esprit de Lénine, d’une part de canaliser les phénomènes de désertion éventuels en permettant aux représentants des soldats d’agir pour que soit pris en compte l’intérêt des absents et d’autre part d’apporter à la campagne un surcroît d’esprit révolutionnaire -[128].
En septembre-octobre alors que l’attaque des manoirs atteint son acmé, les désertions se précipitent[129].
Tout concourrait à ce que la question agraire et la guerre soient indissolublement liées.
Lénine critique par avance l’impuissance de ce nouveau gouvernement. Le gouvernement de coalition n’a fait que transposer la conciliation, représentée par la commission de contact, directement au sein de celui-ci[130]. Il dénonce son incapacité à régler la question agraire (et cela est vrai dès le premier gouvernement provisoire) en montrant qu’il est en retard sur les aspirations de la paysannerie qui veut la terre[131]. D’ailleurs, dans maints endroits, elle a commencé à s’en emparer en dépit des injonctions du gouvernement. Paradoxalement, la nomination de Tchernov avait conforté la paysannerie dans l’idée que le retour à l’ancien régime ne se ferait pas ; un motif de leur crainte à s’attaquer aux domaines avait disparu. D’autre part, c’est au début mai, qu’il fallait ensemencer la terre pour la moissonner à l’automne. Dans cette perspective, il ne fallait donc pas tarder pour s’emparer de la terre[132].
Sous le flot des belles paroles, Lénine ne voit que l’impuissance d’un gouvernement de coalition qui souhaite maintenir les privilèges des classes dominantes et des capitalistes en particulier et poursuivre la guerre impérialiste. Par conséquent : « La crise est si profonde, si ramifiée, si universelle, que la lutte contre le Capital doit inévitablement prendre la forme de l’hégémonie du prolétariat et des semi-prolétaires » (Lénine, Collaboration de classe avec le capital ou lutte de classe contre le capital ? Œuvres, Editions sociales, T.24, p.366)
La lutte des classes dans les campagnes, plus lente à démarrer s’ébranle en mars puis prend son essor et de l’assurance en avril mai pour s’amplifier et s’étendre en juin. La différenciation entre les classes se poursuit mais c’est la lutte du paysan contre le propriétaire qui prend le dessus par rapport à la lutte du prolétariat agricole contre les paysans capitalistes[133], tandis que la commune rurale se revitalise[134]. Il n’est pas dans l’objet de ce texte d’évaluer à quel point l’analyse de Lénine du développement du capitalisme dans l’agriculture était juste. Elle a reçu de nombreuses critiques dont nous ne traiterons pas ici.
Alors que se tient le premier Congrès panrusse des soviets où les bolcheviks sont minoritaires, le parti bolchevik appelle à une manifestation[135], le 10 juin, afin de pousser à la rupture de la démocratie révolutionnaire avec la bourgeoisie en écartant les ministres capitalistes qui dominent le gouvernement de coalition[136]. Cela signifiait aussi d’une part qu’on se donnait la possibilité d’un gouvernement petit-bourgeois sans participation du prolétariat et d’autre part, d’un pouvoir des soviets qui ne seraient pas dominés par le parti bolchevik mais par la démocratie petite-bourgeoise. Toutefois, ce pouvoir soviétique reste toujours conditionnel ; une lutte pacifique pour le pouvoir doit pouvoir s’y poursuivre : c’est toujours l’idée que la république des soviets est plus démocratique que la république parlementaire bourgeoise. Dès lors que ces conditions ne seraient plus remplies, il n’y aurait aucune soumission au pouvoir de soviets liés à la bourgeoisie ou à une petite-bourgeoisie contre-révolutionnaire[137]. Enfin, comme Lénine le rappellera après l’épisode kornilovien, les soviets ne valent que s’ils prennent la forme d’un Etat-commune et de ce point de vue les bolcheviks lutteront pour que la représentation au sein de ceux-ci soit plus démocratique (mode d’élection des délégués par exemple[138]). L’hypothèse jugée peu probable par Lénine après février est tout de même traduite en mot d’ordre par le parti bolchevik et il ne fait guère de doute qu’elle correspondait à la volonté des classes qui portaient la révolution. On doit en déduire que Lénine a nuancé sa position en admettant à la fois un pouvoir des soviets qui ne soit pas sous la direction du parti bolchevik et une plus grande probabilité quant à l’existence d’un gouvernement petit-bourgeois autonome[139]. En tout état de cause, le parti bolchevik fait pression sur la petite-bourgeoisie pour qu’elle prenne le pouvoir ; ce n’est plus le renversement pur et simple du gouvernement provisoire qui est revendiqué mais sa radicalisation avec une nouvelle composition de classe dans le cadre d’un pouvoir soviétique[140].
Arguant, notamment d’un risque contre-révolutionnaire, le Bureau du Comité exécutif du soviet enjoint le parti bolchevik de décommander la manifestation et le congrès interdit toute démonstration pendant trois jours, faisant un acte d’autorité qui relevait du gouvernement. Les délégués du congrès chargés de prévenir la manifestation se rendirent dans les quartiers, les usines et les casernes. Ils y furent généralement très mal accueillis. Cette prise de conscience de l’adéquation croissante de l’état d’esprit du prolétariat et des soldats avec le bolchevisme, renforce l’idée d’un complot bolchevik et pousse la démocratie à déclarer le bolchevisme traître à la révolution, ce qui supposait que l’on désarmât le prolétariat et les soldats. Mais la démocratie n’avait pas cette force. Elle s’engage dans une manifestation pour le 18 juin afin de tenter de reprendre le contrôle de la situation. Pour les bolcheviks, cela signifiait de faire, le 18 juin, la manifestation prévue pour le 10 juin et qu’ils avaient fini, non sans conflits internes[141], par annuler. La manifestation du 18 juin tourne à la démonstration de force du bolchevisme. La coalition est discréditée. Le 19 juin, une manifestation importante organisée par les cadets permet aux forces contre-révolutionnaires de se rassurer à bon compte.
Sur le plan militaire l’offensive déclenchée le 18 juin avait pour but de répondre aux engagements du gouvernement de poursuivre la guerre et les buts de guerre négociés par l’ancien régime. Les Alliés voulaient faire de 1917 une année décisive et ils ne faisaient un minimum de confiance au gouvernement russe que parce que celui-ci avait proclamé son adhésion à la guerre impérialiste. Tout en jugeant déplorable la capacité de combat des armées, l’état-major considérait que la situation de serait pas meilleure sinon pire si l’on se contentait d’un action défensive que, de son côté, l’Allemagne favorisait dans la mesure où elle limitait la pression sur le front russe. Last but not least, le gouvernement et l’état-major espéraient que l’offensive créerait un état d’esprit nouveau d’où sortirait un nouveau patriotisme à l’instar de l’expérience de la Révolution française qui était présente dans la tête de tous les beaux esprits. En France, également, le social-patriote, Albert Mathiez, cet éminent professeur spécialiste de la Révolution française, espérait que la révolution de Février accouchât d’une armée qui s’illustrerait par de nouveaux Valmy et fournirait une aide décisive aux alliés[142]. Aucun n’avait vu venir l’échec catastrophique de l’offensive.
Au moment de la crise d’Avril, la bourgeoisie avait tenté de s’engager dans la voie contre-révolutionnaire sans y parvenir. En juin, c’est au tour du parti démocratique de hausser le ton et d’engager la lutte contre le bolchevisme en restreignant le droit de manifester[143]. Par conséquent, la nouvelle étape de la révolution que constitue la formation d’un gouvernement de coalition a pratiquement transformé les partis qui dominent les soviets en parti gouvernementaux. Désormais, la lutte a atteint un tel degré d’acuité que sous le drapeau de la démocratie révolutionnaire se tient la bourgeoisie et ses alliés impérialistes contre le prolétariat[144].
Le 8 (21) juin, Lénine, en comparant l’attitude de la démocratie révolutionnaire à celle de Louis Blanc, dénonce son rôle comme celui d’auxiliaire de la bourgeoisie, en montrant qu’elle est la seule à pouvoir réaliser ce que la bourgeoisie souhaite : poursuivre la guerre impérialiste, maintenir la propriété foncière, soutenir l’existence de la classe capitaliste par l’intermédiaire des impôts. Le 18 juin, il considère que le cours pacifique de la révolution est terminé.
Le gouvernement de coalition était né de la crise d’Avril, les journées de Juillet allaient précipiter sa fin.
Dans un contexte de désorganisation économique, d’inflation, de chômage, de crainte des classes dirigeantes dont une fraction se demande s’il ne serait pas plus judicieux d’abandonner la ville aux allemands pour mettre un terme à la chienlit révolutionnaire[145] (le patriotisme de la bourgeoise cède le pas à l’internationale du capital), d’échec de l’offensive de juin (qui était vue elle-même comme un moyen d’endiguer le flot révolutionnaire), tandis que la guerre se prolonge, la colère contre le gouvernement et l’impatience gagnent Petrograd.
A nouveau, à l’initiative des soldats et donc, essentiellement, de la petite-bourgeoisie, plus impatients, menacés par la perspective de monter au front, disposant d’armes, une manifestation armée qui visait à faire passer le pouvoir entre les mains du soviet était lancée.
Le prolétariat se rallia avec enthousiasme à ce mouvement malgré les tentatives du Comité central du parti bolchevik de calmer les esprits. Mais, les anarchistes[146], comme l’aile gauche du parti bolchevik, poussaient à la confrontation. La veille, les ministres cadets, informés par ailleurs des premiers échecs de l’offensive de juin, avaient démissionné au prétexte d’un désaccord sur la politique ukrainienne du gouvernement. L’intérêt de la coalition en était d’autant plus réduit aux yeux des manifestants.
Des affrontements confus ont lieu le 3 juillet et font de nombreux morts et blessés. Certains groupes tentent d’arrêter Kerenski et le gouvernement provisoire mais sans conviction[147]. Les conciliateurs attendent l’arrivée de troupes du front pour rétablir l’ordre et cherchent à temporiser les revendications des masses.
La majorité du parti bolchevik pensait, sauf son aile gauche, qu’il était encore trop tôt pour la prise du pouvoir par les soviets. Si la manifestation pacifique du 10 juin avait été qualifiée de complot par les forces de la démocratie, qu’en serait-il d’une nouvelle manifestation armée ? Ne pouvant pas empêcher la manifestation, le parti bolchevik s’y rallie sous la pression des classes mobilisées afin d’essayer de l’encadrer et lui donner un caractère pacifique[148].
Dans la nuit du 3 au 4 juillet, en perspective d’une nouvelle manifestation, débordé, le Comité central ne pouvant arrêter la manifestation du 4 juillet[149], à laquelle vont se joindre les marins de Cronstadt qui ont également maille à partir avec le gouvernement du fait de la répression qu’ils ont exercé sur leurs officiers, se résout à l’organiser tout en restant dans l’expectative quant à la suite des événements. Selon Trotski, la manifestation armée, prend un tour plus prolétarien, plus organisé, et mieux influencé par le parti bolchevik[150]. Des affrontements, des escarmouches et des fusillades sporadiques et désordonnées ont lieu en divers points de la ville, dès la matinée. Ils ont la plupart du temps pour origine les troupes hostiles à la révolution, des provocateurs, des francs-tireurs, …
A l’appel du comité exécutif des soviets, la mobilisation de troupes favorables au soviet et au gouvernement provisoire et une campagne de calomnie contre les bolcheviks, accusés d’être à la solde de l’Allemagne, entraînent un reflux du mouvement. La création d’un rapport de force favorable et la versatilité de la petite-bourgeoisie permettent aux dirigeants du soviet et au gouvernement de reprendre la situation en main. Les tiraillements au sein du gouvernement quant aux accusations anti-bolchevik entraînent la démission du ministre de la Justice ; Pavel Pereverzev n’a pas hésité à s’y engager sans preuves sérieuses[151].
Une forte répression contre les bolcheviks qui s’étend à la gauche révolutionnaire (anarchistes, socialistes-révolutionnaires de gauche, …) est lancée, arrestation de dirigeants (Trotski, Kamenev, chefs de l’organisation miliaire qui est démantelée, …), Lénine et Zinoviev passent dans la clandestinité, saccage de la Pravda, attaque du siège du parti, militants pourchassés, etc. Les journaux d’opposition sont muselés. Non seulement, la contre-révolution bourgeoise mais aussi les forces liées à l’ancien régime relèvent la tête. On dissout des régiments, on expédie des soldats au front où la peine de mort est rétablie, on tente de désarmer les ouvriers, …
Dans le cadre du « pays le plus libre du monde », la démocratie se retourne contre le prolétariat et les premières manifestations d’une Terreur contre-révolutionnaire se mettent en place[152].
De son côté, tirant la leçon des journées de juillet, la petite-bourgeoisie démocratique exige, de Lvov et de la nouvelle coalition à former à la suite des défections des cadets et de Pereverzev, des orientations plus radicales susceptibles de satisfaire les aspirations des soldats et des ouvriers[153]. Jugeant celles-ci inacceptables, Lvov démissionne le 7 juillet et Kerenski devient chef du gouvernement.
La bourgeoisie aussi avait tiré des leçons des journées de juillet. Elle considérait (et cela correspondait vraisemblablement au calcul politique qui avait présidé à la démission des cadets du gouvernement en laissant à la petite-bourgeoisie la direction du gouvernement pour qu’elle fasse l’étalage de son incapacité et qu’elle accepte résolument le programme contre-révolutionnaire de la bourgeoisie) que les évènements avaient jeté un discrédit non seulement sur le parti du prolétariat mais aussi sur les partis de la petite-bourgeoisie. Elle marchandait pied à pied sa participation au nouveau gouvernement, ce d’autant plus que les représentants de la petite-bourgeoisie avaient rédigé le 8 juillet une déclaration reprenant pour une grande part, les éléments que Lvov avait refusés en démissionnant.
Pour Lénine, qui surévalue cette dimension de la situation, la contre-révolution (les cadets, l’Etat-major, les forces de l’ancien régime, …) s’est emparée du pouvoir d’Etat. La contre-révolution a fait la jonction avec la classe des propriétaires fonciers. Par conséquent, un front commun contre-révolutionnaire se forme entre les capitalistes et les propriétaires fonciers. La petite-bourgeoisie, ses personnes, ses partis, ses soviets, s’y rallie de fait[154]. Le développement pacifique de la révolution est définitivement terminé et le mot d’ordre de « tout le pouvoir au soviet » n’a plus de validité. Lénine ne remet pas en cause la nécessité d’un pouvoir soviétique, en général, mais les soviets actuels qui sont passés sous la coupe de la contre-révolution[155]. D’autres devront renaître pour être à la base de l’Etat. La contre-révolution bourgeoise a triomphé et, quel que soit le degré d’autonomie de la petite-bourgeoisie, il s’agit là du fait essentiel. La perspective d’un pouvoir prolétarien conquis par la force et soutenu par le semi-prolétariat est donc affirmée comme la seule voie désormais possible. La polarisation des antagonismes est arrivée à un point de non-retour. Le prolétariat ne doit pas pour autant, par esprit de vengeance, se tourner contre la petite-bourgeoisie mais lui montrer que seule la victoire du prolétariat lui donnera satisfaction. Lénine prend toujours plus en compte le programme des socialistes-révolutionnaires tout en affirmant que seul un pouvoir prolétarien sera à même de donner satisfaction à la paysannerie. Il ne renonce pas pour autant au programme du parti. Au sein du parti bolchevik, les thèses de Lénine sont minoritaires. Le débat ouvert à la suite des thèses d’Avril se poursuit. Lénine avait laissé la possibilité, peu probable mais encore envisageable, d’un gouvernement autonome de la petite-bourgeoisie démocratique ; par la suite, il avait de fait admis un peu plus cette possibilité puisqu’il s’agissait en juin d’écarter les 10 ministres capitalistes. Cette voie lui paraît définitivement fermée. Ce n’est pas l’avis de la majorité.
Comme souvent quand il n’est plus en contact avec le parti et le mouvement de masse, Lénine prend des positions qui influencent le parti mais qui ne sont pas systématiquement majoritaires. Comme l’orientation du parti est le fruit de compromis entre les positions, le point de vue brut de Lénine est poli, arrondi par le collectif. Le mot d’ordre de tout le pouvoir aux soviets n’est pas abandonné ; les relations avec les partis socialistes ne sont pas complètement coupées ; ici ou là, au grand dam de Lénine, la menace d’une contre-révolution est prise au sérieux par certains bolcheviks qui font cause commune avec les autres partis socialistes.
Après quelques semaines, des signes témoignent d’un regain d’influence des bolcheviks sur le prolétariat et les soldats. Le discrédit qui a été jeté sur les bolcheviks s’efface. Dans la section ouvrière des soviets, ils deviennent majoritaires et ils remportent un succès relatif aux élections municipales.
Kerenski, après avoir menacé à son tour de démissionner, parvient, après deux semaines, à former un nouveau gouvernement de coalition qui comprend une majorité de ministres socialistes et sept représentants de la bourgeoisie. Kerenski cumule les fonctions de premier ministre et de ministre de la guerre et de la marine. Deux de ses proches, déjà présents dans le premier gouvernement provisoire et donc représentants de la bourgeoisie, occupent des postes en vue : Nikolaï Nekrassov est vice-premier ministre et ministre des finances, tandis que Terechtchenko est ministre des affaires étrangères. Bien que fortement critiqué par la bourgeoisie, Tchernov conserve son poste de ministre de l’agriculture. Les aspirations du mouvement des soldats et du prolétariat allaient vers un gouvernement entièrement composé de socialistes mais les représentants de la démocratie, toujours fidèles à l’idée d’une coalition avec la bourgeoisie, n’allèrent pas aussi loin. Toutefois, une fraction des socialistes-révolutionnaires comme des mencheviks se montrait désormais ouverts à l’idée d’un pouvoir des soviets. La polarisation des antagonismes entre bourgeoisie et petite-bourgeoisie a monté d’un cran, une partie du pouvoir s’est déplacé vers la droite mais les soviets exercent encore un pouvoir et ce pouvoir est d’autant plus grand quand les décisions des dirigeants sont en phase avec l’aspiration des masses. Les deux pouvoirs se redoutent mais ont encore besoin l’un de l’autre. Tout en laissant certains de ces membres participer au nouveau gouvernement, le parti cadet sert de paravent à la contre-révolution kornilovienne.
Bien que l’état d’esprit, après les journées de juillet se soit modifié et donné de nouvelles velléités à la contre-révolution démocratique et derrière celle-ci à toutes les forces bourgeoises et réactionnaires, la capacité de Kerenski à éliminer de la scène le bolchevisme va cependant être limitée par le délai mis à constituer un gouvernement en bon état de marche et la relative désorganisation de la justice et du ministère de l’intérieur, les difficultés pour incriminer les bolcheviks accusés d’être des agents de l’Allemagne, mais aussi parce que les parties poursuivaient des buts différents et que la petite-bourgeoisie démocratique a compris qu’après la contre-révolution contre le prolétariat, elle risquait que celle-ci se poursuive ensuite contre elle.
« En réalité, pendant les journées de juillet, de même qu’en général dans tous les moments critiques, les parties composantes de la coalition poursuivaient des buts différents. Les conciliateurs eussent été tout à fait disposés à permettre le définitif écrasement des bolcheviks s’il n’avait été évident qu’ayant réglé leur compte à ces derniers, les officiers, les cosaques, les chevaliers de Saint-Georges et les bataillons de choc écraseraient les conciliateurs eux-mêmes. Les cadets voulaient aller jusqu’au bout pour balayer non seulement les bolcheviks, mais les soviets. Cependant, ce n’est pas par hasard que les cadets se trouvaient, à tous les moments graves, hors du gouvernement. En fin de compte, ils en étaient expulsés par la pression des masses, irrésistible, en dépit de tous les tampons conciliateurs. Même si les libéraux avaient réussi à s’emparer du pouvoir, ils n’auraient pu le garder. Les événements l’ont démontré dans la suite avec une parfaite plénitude. L’idée d’une possibilité que l’on aurait laissée échapper en juillet est une illusion rétrospective. En tout cas, la victoire de juillet, loin d’affermir le pouvoir, ouvrit au contraire une période de crise gouvernementale prolongée qui n’eut formellement sa solution que le 24 juillet et fut en somme une entrée en agonie, pour quatre mois, du régime de février. » (Trotski, Histoire de la révolution russe, Octobre, La contre-révolution relève la tête, Seuil, p.130)
Le caractère limité de la contre-révolution conduit Lénine à théoriser le ministère Kerenski comme celui des premiers pas du bonapartisme[156]. Le gouvernement est le siège de la contre-révolution et la rupture avec la petite-bourgeoisie doit être consommée. Celle-ci s’est ralliée définitivement à la bourgeoisie et à la contre-révolution
Mais, c’était attribuer beaucoup d’importance à une impuissance caractérisée. Bien plus que d’élever son pouvoir au-dessus des classes, cette lutte conduisait à son enterrement. Dans le premier gouvernement Lvov, Kerenski était la caution petite-bourgeoise, le trait d’union avec les soviets. Dans cette deuxième coalition, il était devenu le représentant de la bourgeoisie républicaine et démocratique[157]. De son côté le parti cadet avait vu affluer en son sein, les représentants des propriétaires fonciers, les octobristes, les monarchistes et militaires réactionnaires phénomène qui annihilera son projet d’extension et de recrutement sur le territoire de bourgeois libéraux en vue des élections à l’Assemblée constituante. Les classes dominantes avaient deux fers au feu : d’un côté, la perspective toujours moins plausible d’une normalisation de la situation en faisant rentrer la révolution dans le lit de la démocratie parlementaire, d’un autre côté une dictature militaire dont le parti cadet était le paravent. Kerenski continuait à faire le trait d’union entre les conciliateurs et la bourgeoisie dont il partageait les vues sur les questions essentielles et souhaitait mettre en place une politique visant à rétablir l’ordre bourgeois en s’appuyant le cas échéant sur un Cavaignac. Il était le tenant d’une contre-révolution démocratique quand la haute bourgeoise, les propriétaires fonciers, les représentants des alliés se tournaient vers la solution d’une contre-révolution reposant sur une dictature militaire dirigée par le général Kornilov devenu le chef de l’état-major des armées.
Cela dit, la représentation de Lénine correspondait aux décisions des représentants du soviet. La révolution est en danger prise entre l’anarchie de gauche et la contre-révolution de droite. Le gouvernement doit être érigé en comité de salut public avec des pouvoirs illimités. Et c’était bien le gouvernement provisoire qui menait la répression contre les bolcheviks avec l’appui des conciliateurs du soviet. En juin, Tsereteli, le ministre de l’intérieur menchevik, réclamait le désarmement des ouvriers ; en juillet, il assumait la répression contre les bolcheviks ; fin juillet, il quittait le gouvernement pour le représenter au sein des soviets dans la perspective de laisser le pouvoir à la bourgeoisie[158].
Kerenski n’avait pas pu aller au bout de la répression contre les bolcheviks ; il n’ira pas non plus jusqu’au bout de la contre-révolution préparée par la bourgeoisie. En février, Kerenski, vice-président du soviet, était la caution démocratique au sein d’un gouvernement bourgeois. En juillet, il en était devenu le bouclier de la bourgeoisie, son rempart, le représentant de son aile la plus avancée, républicaine et démocratique. Mais, pour la bourgeoisie, il ne s’agissait en rien d’une solution viable. Cette dernière souhaitait une autre issue pour gouverner la Russie. Le gouvernement se montrait incapable de faire revenir la société dans le cadre d’un système parlementaire poursuivant la guerre selon les accords avec les alliés et débarrassés des soviets. La bourgeoisie, et, avec elle, toutes les forces de l’ancien régime, était prête à sacrifier la démocratie qui se révélait une boîte de pandore.
Née à la suite d’un processus contre-révolutionnaire, la deuxième coalition allait succomber devant l’échec de la contre-révolution des classes dominantes : la contre-révolution de Kornilov.
Le général Kornilov était à la fois le produit d’une nécessité et de nombreux malentendus. Promu héros de la bourgeoisie du fait d’une évasion réussie, ce monarchiste réactionnaire, prêt à pendre les octobristes et les cadets quand il était prisonnier, avait opportunément rallié le nouveau régime. Il avait démissionné en avril de son poste de commandant militaire de la zone de Petrograd lorsque le soviet avait bloqué les visées contre-révolutionnaires des cadets dont Kornilov était le bras armé prêt à réprimer les forces révolutionnaires. Des demi-succès militaires dans un contexte de déroute de l’armée russe, la mise en place de mesures répressives sur le front, une communication réussie et amplifiée par la presse, l’avaient désigné comme l’homme de la situation. Influencé, d’un côté, par son ordonnance, Zavoïko, un aventurier lié par ailleurs aux forces contre-révolutionnaires et, de l’autre côté, par d’autres aventuriers proches de Kerenski (Filonenko, Savinkov - devenu vice-ministre de la guerre dans la deuxième coalition -), il sera nommé, le 18 juillet, chef d’état-major des armées, car, bien qu’il soit d’accord avec le programme contre-révolutionnaire de l’état-major, il ne remettait pas formellement en cause, l’existence des commissaires aux armées et des comités démocratiques, une des « conquêtes » de la révolution.
Sur le fond, Kerenski et Kornilov étaient d’accord. La poursuite de la guerre impérialiste, le rétablissement de la discipline aux armées, l’encadrement du rôle des comités et des commissaires, la fin des soviets, … Cela était d’autant plus vrai que ce furent les services de Kerenski (Filonenko) qui réécrivirent, en l’amplifiant, le rapport que Kornilov devait présenter au gouvernement avec le soutien de Kerenski. Outre par le style, Kerenski et Kornilov différaient, dans les modalités de cette contre-révolution, dans l’appréciation des rapports de force et par le degré d’impatience pour réaliser ce programme. Il semble que pendant longtemps, Kornilov se soit contenté d’être le Cavaignac potentiel du gouvernement provisoire. Mais, en même temps, les forces contre-révolutionnaires de la bourgeoisie et de l’ancien régime dont une bonne partie était gagnée par l’impatience alors que la situation se délitait sur tous les fronts (militaire, paysannerie, ravitaillement, luttes ouvrières, …) lui soufflaient à l’oreille que le gouvernement serait trop faible et divisé pour agir résolument et qu’il faudrait qu’il devienne un Bonaparte. Il est vrai que nombre de préparatifs, qu’ils soient ceux d’un Cavaignac ou d’un Bonaparte, étaient les mêmes. Kornilov était à peine nommé que Kerenski se défiait de lui. Mais une rupture avec Kornilov aurait signifié une rupture avec la bourgeoisie.
Dans la perspective de recueillir l’adhésion de la bourgeoisie et d’entamer le pouvoir des soviets, Kerenski met en place entre le 12 et le 14 août une Conférence d’Etat qui réunit à Moscou les représentants de toutes les classes. Cependant, les classes dirigeantes et leurs diverses instances ont une représentation bien supérieure à celle des soviets ; quant aux bolcheviks, ils sont tellement marginalisés qu’ils renoncent à participer (pour faire un coup d’éclat en se retirant) à cette conférence. En échange, ils organisent, à Moscou, le 12 août, une grève, voulue par la base et contre la majorité du soviet de Moscou. Elle tourne à la démonstration de force du prolétariat et montre, après un mois de juillet difficile, que le parti bolchevik est toujours aussi, sinon plus, influent.
Dans la conférence, Milioukov traçait, du point de vue de la bourgeoisie, la liste des capitulations du gouvernement provisoire devant la pression de la petite-bourgeoisie et du prolétariat ; ce qui se traduisait par l’éviction régulière du gouvernement des ministres bourgeois[159]. Les conciliateurs exprimèrent à quel point ils avaient été nécessaires pour contrôler les classes dominées et les atteler au char de l’Etat. La conférence n’aboutit qu’à polariser les antagonismes et montrer que Moscou n’était guère plus sûre que Petrograd. Tant que Kerenski mi-cadet, mi-socialiste révolutionnaire versait du côté cadet et que Kornilov mi-Cavaignac, mi-Bonaparte se contentait du rôle de Cavaignac, un alignement des forces contre-révolutionnaires, quelle que soit la défiance de Kerenski envers Kornilov, était possible. Mais alors que Kerenski versait complètement du côté de la bourgeoisie, Kornilov délaissait le manteau républicain démocrate. Tandis que dans les campagnes, la lutte des classes prenait une nouvelle ampleur, les forces contre-révolutionnaires gagnées par l’impatience se précipitaient dans la voie de la kornilovchina.
Faisant volte-face devant la tournure des événements qui le menaçaient, Kerenski est contraint, malgré de nombreuses hésitations, de faire appel au soviet et aux forces révolutionnaires. Le soutien des bolcheviks qui ont la confiance des couches les plus profondes du prolétariat ainsi que de nombreux soldats est indispensable. L’aile droite du parti bolchevik, bien représentée dans les instances dirigeantes des soviets, a appelé à un gouvernement socialiste auquel le parti bolchevik pourrait participer. De même qu’en août, les bolcheviks de Moscou avaient participé aux côtés de mencheviks et de socialistes-révolutionnaires à un comité de défense contre la contre-révolution[160] (avec toutefois cette profonde différence que le soutien au gouvernement provisoire était implicite dans ce premier rassemblement) ils vont collaborer dans le cadre d’un organisme similaire crée par les Comités exécutifs pan russe des soviets. La gauche du parti comme le comité central du parti prend une position qui tient compte des positions défendues par Lénine avant le coup d’Etat de Kornilov (celles qu’il défend à propos de Kornilov ne seront connues qu’après la crise) : lutte contre Kornilov sans soutien à Kerenski. Toute la difficulté réside dans la réalisation d’un combat commun tout en maintenant l’indépendance[161]. Même les plus à gauche des bolcheviks, hostiles à une participation à un organisme de défense mutuelle, admettent que pour des motifs liés à l’information et à la coordination des actions, une forme de collaboration technico-militaire est nécessaire. Dans les faits, elle est beaucoup plus marquée, non seulement sous l’influence de l’aile droite[162] et des nécessités techniques mais aussi, vraisemblablement, du fait de la mobilisation massive et, pour une part, spontanée des ouvriers et des soldats[163]. Comme en février, et dans une moindre mesure lors des crises de juin-juillet, une multitude de comités de lutte temporaires fleurissent et les organisations de masse se mobilisent pour lutter contre Kornilov. Dans ces organes sont présents, côte à côte avec les bolcheviks, quelles que soient les réserves et critiques qu’ont les bolcheviks vis-à-vis de la petite-bourgeoisie démocratique, les partis à gauche des cadets. Les bolcheviks y exerceront une influence d’autant plus déterminante que l’on se rapproche de la base.
Une question fondamentale est l’appréciation du soulèvement de Kornilov. Contre-révolution d’ancien régime ou contre-révolution bourgeoise. Il est certain que le parti cadet, parti bourgeois, avait aussi rallié les forces réactionnaires. Et, l’impatience de ces dernières l’a contraint, tout comme les bolcheviks furent contraints de prendre la tête des journées de Juillet, de prendre la tête de la contre-révolution. La contre-révolution n’en reste pas moins une contre-révolution bourgeoise[164]. Le prolétariat s’est donc mis en situation de défendre la démocratie, la révolution et les soviets et avec eux le terrain nécessaire pour conquérir le pouvoir politique. Ce n’est que pur marxisme. Le débat ressurgira à propos du fascisme. Aux bolcheviks qui rappelaient l’épisode de Kornilov, la gauche d’Italie émettra l’idée qu’il s’agissait de s’opposer au retour de l’ancien régime[165] et non une défense du cadre nécessaire à la révolution en cours : la république démocratique ; une république d’autant plus démocratique qu’elle cohabitait avec le pouvoir des soviets. On ne peut pour autant assimiler la contre-révolution de Kornilov au fascisme qui, pour une part, tire les leçons du bolchevisme en organisant un parti unique et se présente à la fois comme une contre-révolution posthume et préventive[166]. Cependant, comme il apparaît en priorité comme un phénomène anti-bolchevik, le bonapartisme kornilovien peut en présenter certains traits[167].
La rébellion de Kornilov marque la fin de la deuxième coalition. Kerenski appelle le gouvernement à lui donner des pouvoirs exceptionnels et envisage la création d’un directoire[168] de 5 personnes. Les ministres cadets s’opposent à cette perspective. Tous les ministres démissionnent et Kerenski leur demande d’assurer l’intérim de leur poste tant qu’un nouveau gouvernement n’est pas nommé. Les ministres, à l’exception du ministre cadet Kokochkine, acceptent[169]. Les conciliateurs, devant la dramatisation de la situation, ont fini par céder aux demandes de Kerenski et lui ont donné carte blanche pour former un directoire. Kerenski, totalement discrédité à droite comme à gauche, forme un directoire dit provisoire de cinq personnes sans membre du parti cadet, manifestement orienté vers la guerre que ce soit la guerre impérialiste ou la guerre civile (à la fois contre Kornilov et aussi pour contenir la poussée des bolcheviks que Kerenski redoute). Ce directoire est nommé en attendant une nouvelle Conférence d’Etat[170] qui devra statuer définitivement sur le statut du gouvernement.
A la suite de la chute de Kornilov et du rôle déterminant joué par les bolcheviks et le prolétariat, Kamenev soutient l’idée[171] d’un gouvernement des représentants du prolétariat et de la paysannerie révolutionnaires pour une république démocratique et Riazanov déclare que le choix du gouvernement doit être réalisé par les soviets afin de convoquer rapidement une assemblée constituante[172]. Le programme de ce gouvernement est la « confiscation sans indemnité des propriétés terriennes et leur transfert à des comités paysans en attendant la convocation de l’assemblée constituante ; la proclamation du contrôle ouvrier sur la production industrielle ; la nationalisation des secteurs clés de l’industrie ; la proposition d’une paix démocratique universelle »[173]. Donc un programme qui mêlait le programme bolchevik à un programme plus proche des socialistes-révolutionnaires (notamment sur la question agraire) mais qui correspondait à la nouvelle politique agraire du parti en phase avec les aspirations de la paysannerie qui, de plus, le mettait déjà en pratique.
De son côté, Lénine envisage la possibilité d’un retour à la situation de juin : gouvernement socialiste sans participation bolchevik responsable devant les soviets, renonciation à une revendication immédiate de la dictature du prolétariat et de la paysannerie pauvre et à son accomplissement par des méthodes révolutionnaires, lutte pacifique des partis au sein des soviets[174].
La perspective très conditionnelle de Lénine était donc celle d’un gouvernement autonome de la petite-bourgeoisie combattu pacifiquement au sein des soviets, soviets eux-mêmes conçus comme une nouvelle forme potentielle d’Etat-Commune. L’incapacité du gouvernement petit-bourgeois à régler les questions de la guerre, de la terre, de l’organisation économique engendrerait son discrédit et son épuisement au pouvoir et ouvrirait la voie à la solution prolétarienne, à savoir la dictature du prolétariat et du semi-prolétariat. Compte tenu des réserves émises par Lénine, il ne fait aucun doute que cette proposition ne peut être maintenue très longtemps dès lors que Kerenski formerait un directoire et a fortiori un nouveau gouvernement de coalition soutenu par les conciliateurs. Compte tenu du degré de tension engendré par l’affaire Kornilov, Lénine conserve pendant quelques jours l’idée de ce compromis avec la petite-bourgeoisie. Bien que critiqué par l’extrême-gauche du parti, sa position, qui admet donc la possibilité que la petite-bourgeoisie révolutionnaire prenne le pouvoir entre ses seules mains, reçoit un écho favorable dans le parti car elle favorise la convergence avec l’aile droite.
De fait, le parti bolchevik s’oriente en ce début septembre vers une pression envers la petite-bourgeoisie pour la rallier à l’idée d’une rupture avec la bourgeoisie. Il prépare ses militants pour obtenir le maximum d’influence à la prochaine Conférence d’Etat et au sein du soviet de Petrograd. Dans celui-ci, il obtient la modification des modalités de l’élection du présidium. Au lieu d’un scrutin de type majoritaire ils obtiennent un scrutin proportionnel. Bien que Lénine ait été contre cette représentation proportionnelle qui ne marque pas assez les frontières avec la petite-bourgeoisie[175], elle permet aux bolcheviks non seulement d’entrer au présidium mais de faire élire Trotski comme président.
La composition des délégués à la conférence n’augurât rien de bon quant à l’issue de la Conférence démocratique d’Etat qui s’ouvrait le 14 septembre, mais les bolcheviks conservaient encore un espoir d’arracher la rupture avec la bourgeoisie. Dans son discours, Kamenev, mandaté par le parti, allait encore plus loin dans le compromis avec les petits-bourgeois démocrates puisqu’il laissait la possibilité d’un gouvernement à participation bolchevik et responsable non devant les soviets mais devant une instance démocratique plus large[176].
Trotski dans le même temps, défend une ligne plus proche de celle du Lénine de début septembre. Les bolcheviks doivent faire en sorte que la Conférence d’Etat débouche sur un gouvernement socialiste (sans participation bolchevik) premier pas vers un transfert du pouvoir aux soviets[177]. Trotski, qui, dans sa théorie de la révolution permanente, n’a jamais jugé la petite-bourgeoisie capable d’une telle autonomie se range ici complètement sur le point de vue bolchevik modéré et, par ailleurs, comme la grande majorité du parti bolchevik, il envisage un cours pacifique de la révolution.
Comme on le verra plus loin, Lénine avait entretemps complètement abandonné sa perspective de compromis et de développement pacifique de la lutte. Il revient à son point de vue d’après juillet et demande aux bolcheviks de préparer un soulèvement armé. Lénine n’attend rien de la Conférence démocratique et appelle à un gouvernement bolchevik[178]. Le temps presse car Lénine craint que, après la chute de Riga, ne vienne le tour de Petrograd. Or, les bolcheviks sont désormais majoritaires dans les soviets de Petrograd et Moscou et le prolétariat peut entraîner les paysans dont les luttes contre la propriété foncière sont au paroxysme. La petite-bourgeoisie est hésitante comme le montre l’évolution des socialistes-révolutionnaires de gauche et des mencheviks internationalistes. Enfin, les prodromes de la révolution internationale sont manifestes et le prolétariat russe a le devoir et l’honneur d’en donner le coup d’envoi. La tâche qui incombe au parti bolchevik est donc de mettre l’insurrection armée à l’ordre du jour tout en se rappelant les paroles de Marx : « l’insurrection est un art ». Non seulement les sphères dirigeantes du parti mettent sous le boisseau les lettres de Lénine mais ils publient tardivement les textes du début septembre qui appellent au compromis. Prenant conscience de la manipulation dont il est victime, Lénine viole l’interdit du Comité central en retournant à Petrograd.
Les délibérations de la Conférence démocratique d’Etat débouchent sur une impasse. La majorité est pour un gouvernement de coalition mais, de fait, sans coalisés car les cadets sont rejetés. Tsereteli inaugure alors une manœuvre réussie. Il propose que la Conférence se mette d’accord sur le programme que devra réaliser le futur gouvernement. De plus, celui-ci sera responsable devant un organisme permanent, un conseil démocratique rapidement appelé pré-parlement, en attendant la convocation de l’Assemblée nationale. Les bolcheviks votent contre le programme qui est adopté mais acceptent le principe du pré-parlement. Il est vrai que les bolcheviks espéraient que la composition de cet organisme serait proche de celle des soviets mais la majorité accepta la présence de représentants des classes possédantes. Tsereteli poursuit alors son avantage en transférant l’autorité sur le gouvernement à ce pré-parlement. C’était une manière d’éclipser le pouvoir des soviets. Les délégués chargés de négocier avec Kerenski et la bourgeoisie la composition du nouveau gouvernement capitulent. Ils acceptent que le programme proposé par la conférence soit amendé pour être accepté par les cadets et que le pré-parlement n’ait qu’une vocation consultative. Le nouveau gouvernement ne sera donc pas responsable devant lui.
Après avoir protesté contre la trahison des résolutions de la Conférence d’Etat, les bolcheviks orientent leur action dans la perspective de la tenue d’un deuxième congrès des soviets prévu pour le 20 octobre. A cette occasion, les uns (Trotski) escomptent que les soviets prendront le pouvoir en soutenant la formation d’un gouvernement bolchevik et de l’extrême-gauche socialiste, les autres (Kamenev) plaident pour un gouvernement de la démocratie à participation bolchevik. Parallèlement, les deux tendances s’affrontent pour définir la politique à suivre vis-à-vis du pré-parlement : boycott pour rompre avec les conciliateurs ou participation pour gagner le maximum du parti démocratique à la cause des soviets ? A l’issue de plusieurs discussions aux résultats contradictoires, c’est le choix de la participation qui l’emporte[179].
Le 25 septembre, le nouveau gouvernement est formé. Il inclut quatre ministres cadets. Leur influence est cependant supérieure à leur nombre et un des vice-présidents est un cadet. D’autre part, nous avons déjà vu que Kerenski partageait, pour l’essentiel, les mêmes vues que les cadets.
Le même jour, le nouveau présidium du soviet de Petrograd entre en fonction. Trotski, nouveau président, retrouve sa place de 1905 et fait approuver une résolution condamnant la nouvelle coalition. Tout le parti bolchevik s’oriente vers la prise du pouvoir par les soviets à l’occasion du deuxième congrès. Il s’agit maintenant de déjouer toutes les tentatives pour s’opposer à sa tenue et d’organiser de nouvelles élections dans les congrès locaux en vue de désigner les délégués du congrès pan-russe.
De son côté, Lénine continue son offensive contre la politique du parti. Ses écrits ont fini par parvenir aux militants du deuxième cercle qui poussent à une réévaluation de la situation. Le 10 octobre a lieu une réunion du comité central à laquelle assiste Lénine et qui vote le principe d’une insurrection immédiate.
A la fin août, alors qu’il est dans sa retraite finlandaise, Lénine a pu analyser un document de première importance. Il s’agit du «Mandat type rédigé d’après les 242 mandats présentés par les députés des provinces au 1er Congrès des députés paysans de Russie, tenu à Petrograd en 1917 »
Tout d’abord, il demande la publication de l’intégrale des 242 mandats ou au moins les éléments qui permettent de se faire une idée de la portée de cette analyse. En effet, Lénine n’ignore rien de la variété des situations dans l’agriculture de l’époque[180]. L’analyse de ce mandat type, met en évidence les desiderata de la paysannerie. Pour Lénine, certains aspects du programme comme l’élection des fonctionnaires font que c’est finalement le programme du parti bolchevik qui en est le plus proche. Les autres relèvent largement du parti socialiste-révolutionnaire mais celui-ci trahit non seulement le socialisme mais aussi la démocratie. Aujourd’hui un tel programme ne peut être réalisé que par le prolétariat.
Lénine abandonne donc ici, avant le soulèvement de Kornilov, le programme bolchevik pour un programme qui repose sur le mandat type. Il s’agit de fait d’un programme de type socialiste révolutionnaire mais que ces derniers ont été et sont incapables de réaliser car ils se lient à la bourgeoisie.
Les mencheviks, pour qui les socialistes-révolutionnaires sont des petits-bourgeois utopistes, ne veulent pas non plus entendre parler d’un tel programme. De ce fait, ils attachent également la paysannerie à la bourgeoisie alors que l’objectif du prolétariat est de les arracher à cette influence.
Dans la mesure où la petite-bourgeoisie est incapable de rompre avec la bourgeoisie et de mettre en œuvre son programme, il faut tenir compte de cette défection.
Le parti bolchevik a toujours critiqué l’analyse des socialistes-révolutionnaires et continue à ne pas être d’accord, mais pour faire avancer la révolution qui a désormais renversé le tsarisme et mis en place une république démocratique, le prolétariat doit diriger les semi-prolétaires pour terminer la guerre, réaliser le programme des paysans pauvres que ne représentent pas les socialistes-révolutionnaires et faire les premiers pas vers le socialisme[181].
Lénine rappelle également que pour Engels, il n’était pas question d’exproprier la petite paysannerie mais de lui montrer par la raison et l’expérience la supériorité de l’agriculture reposant sur le travail associé.
A la veille de la rébellion de Kornilov, Lénine reprend donc, comme en Avril, le thème d’une dictature du prolétariat (et des semi-prolétaires) qui, à peine la république bourgeoise installée, affronte la bourgeoisie en ralliant les classes moyennes, incapables de mettre en œuvre la politique révolutionnaire correspondant à leur programme car elles ne peuvent pas s’autonomiser par rapport à la bourgeoisie. Ce mandat type sera repris dans le décret sur la terre promulgué dès la prise du pouvoir par les bolcheviks.
A la suite de l’épisode Kornilov, début septembre, pendant un court laps de temps, Lénine a de nouveau envisagé d’offrir un compromis à la petite-bourgeoisie démocratique, que la petite-bourgeoisie prenne seule le pouvoir[182] ainsi que de renoncer, dans l’immédiat, au pouvoir du prolétariat et de la paysannerie pauvre[183].
Avec la perspective d’une insurrection sans délai qui fait suite à ce bref espoir de compromis et de lutte pacifique au sein des soviets, quelle est la nature du pouvoir qui doit se mettre en place ?
Dans un texte qui, en principe, a été écrit dans la période où Lénine croît un compromis possible avec la petite-bourgeoisie, il trace une nouvelle approche de la conquête du pouvoir. Destiné à une réunion plénière du Comité Central, ce texte n’y sera pas débattu car la réunion aura un caractère restreint. Ce texte difficile à interpréter compte tenu du texte précédent (au sujet des compromis) laisse percer un point de vue différent qui annonce, pour une part, la position qui est en phase avec l’appel à l’insurrection. Lénine constate une accélération du processus révolutionnaire[184] et la nécessité de ne pas être en retard sur les événements[185]. Il considère que la seule issue pour les ouvriers et paysans (donc ici l’ensemble de la paysannerie) consiste en la lutte et la victoire sur la bourgeoisie et les propriétaires fonciers. Le prolétariat urbain doit conduire le peuple dans cette lutte et vers la victoire en s’emparant du pouvoir d’Etat avec le soutien de la paysannerie pauvre[186]. Seul un gouvernement ouvrier (notons que réapparaît ici une terminologie[187] qui n’avait pas été utilisée depuis les « lettres de loin » et qui, sinon, est plutôt un marqueur de la théorie de Trotski) pourra régler la question de la terre et de la paix comme de l’approvisionnement. Il s’agit de remettre aux paysans, sans indemnité, les terres des grands propriétaires fonciers (et non l’ensemble de la terre)[188] et de faire une paix juste sans annexions ni contributions, c’est aussi le mot d’ordre de la démocratie[189] qu’elle n’arrive pas à faire entrer dans les faits[190].
Il est peu probable que le « gouvernement ouvrier » envisagé par Lénine vise ici la suite d’un processus révolutionnaire, à savoir une nouvelle phase de la révolution permanente, qui aurait mis au pouvoir la petite-bourgeoisie et que celle-ci, une fois discréditée, soit ensuite balayée par le prolétariat. Il s’agit plutôt d’une perspective parallèle à ce pouvoir autonome éventuel de la petite-bourgeoisie. A peine avait-il fini de rédiger le texte sur le compromis que Lénine écrivait que la probabilité de sa réalisation était très faible et qu’il était sans doute trop tard. Selon les historiens, Lénine aurait conservé encore quelques jours, en dépit de la création du directoire soutenu par les conciliateurs, l’idée que ce compromis avait encore une infime chance de se réaliser[191]. Cependant, il devait également réfléchir à une autre éventualité, celle qui était selon lui la plus probable. Une telle réflexion est nécessairement présente s’il pense, comme nous l’avons vu, que la situation peut évoluer à une « allure catastrophique ».
Désormais, Lénine parle du prolétariat urbain, ce qui laisse penser qu’il a renoncé à voir le prolétariat rural s’autonomiser. Il parle aussi de peuple[192]. Il ne peut s’agir d’une erreur de plume, car comme il prépare l’édition du livre sur l’Etat et la révolution, il montre clairement que quand Marx parle de peuple, il vise notamment les ouvriers et les paysans[193]. Le prolétariat prend donc la tête de l’ensemble de la paysannerie et tout particulièrement des paysans pauvres. Ceux-ci, classe hybride, compte tenu des revendications propres au programme agraire du mandat type, penchent plus désormais vers leur statut petit-bourgeois que prolétaire. La paysannerie pauvre apparaît comme plus englobée dans la paysannerie, moins distincte du reste de la paysannerie dont elle forme la majorité. Elle est la composante la plus radicale de la paysannerie, mais elle porte un programme petit-bourgeois. Donc, ce qui est mis maintenant en avant dans sa nature hybride est sa dimension petite-bourgeoise. Le gouvernement ouvrier, la dictature du prolétariat s’inscrit complètement dans le processus révolutionnaire ouvert par février et non plus en opposition à lui au sens où la révolution démocratique serait terminée. Elle se situe dans la continuité du processus révolutionnaire et, en même temps, elle est la conséquence de son arrêt, de sa stagnation (au plan de la représentation politique dans la mesure où la petite-bourgeoisie s’avère incapable d’arriver seule au pouvoir ; sur le terrain, au contraire, la guerre paysanne ne cesse de prendre de l’ampleur). La démocratie est incapable de jouer son rôle révolutionnaire en prenant seule le pouvoir, c’est au prolétariat de la remplacer. Hier le prolétariat devait pousser la révolution jusqu’au bout en se proposant de réaliser un programme bourgeois radical, aujourd’hui, porté par le torrent du processus révolutionnaire, devant la défection des partis de la démocratie, de la petite-bourgeoisie révolutionnaire, il se propose de réaliser le programme agraire petit-bourgeois[194] et ne peut se dérober à cette perspective[195].
Sous une forme modifiée nous retrouvons la dynamique de la dictature démocratique du prolétariat de la paysannerie avec ici une hégémonie du prolétariat : c’est le sens du gouvernement ouvrier. C’est le prolétariat et son parti qui prennent l’initiative de conquête du pouvoir et qui entraînent la petite-bourgeoisie. Une partie du programme a été réalisée : la république démocratique, la journée de huit heures mais les questions fondamentales de la terre, de la paix et de l’organisation sont encore en suspens. La victoire du prolétariat urbain achèvera ce programme et ouvrira le chemin du socialisme. Mais comme il s’agit d’une révolution qui s’appuie fondamentalement sur deux classes, le prolétariat et la paysannerie, la perspective d’un gouvernement ouvert à la démocratie petite-bourgeoise dès lors qu’elle se rallie n’est en rien écartée.
Dans « La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer », écrit entre le 10 et 14 septembre, à la veille de la Conférence d’Etat, Lénine emploie un vocabulaire similaire. Il est à noter que la lettre au comité central et aux comités de Petrograd et de Moscou du parti bolchevik, lettre qui appelle à l’insurrection et à la prise du pouvoir avant le deuxième congrès de soviets, date du 12 au 14 septembre. Les deux documents sont donc contemporains.
Dans le premier texte cité, Lénine passe en revue le programme immédiat de la dictature révolutionnaire. Il faut faire face à la désorganisation économique : manque de combustible, de denrées, de matières premières, moyens de transports défaillants, chômage croissant. Lénine accuse les capitalistes de saboter la production pour discréditer la révolution et la renverser. Les mesures à prendre sont simples et réalisables mais elles passent par la lutte contre les capitalistes et les propriétaires fonciers (la famine approche). Pour éviter cette catastrophe, il faut donc que l’Etat intervienne, recense, réglemente, surveille, contrôle. Toutes choses que ne fait pas le gouvernement[196] et les organes de la démocratie le font en paroles mais sans cesse diffèrent leur mise en application.
Toutes ces mesures sont démocratique-révolutionnaires[197]
- « La fusion de toutes les banques en une seule dont les opérations seraient contrôlées par l'État, ou la nationalisation des banques.
- La nationalisation des syndicats capitalistes, c’est-à-dire des, groupements monopolistes capitalistes les plus importants (syndicats du sucre, du pétrole, de la houille, de la métallurgie, etc.).
- La suppression du secret commercial.
- La cartellisation forcée, c’est-à-dire l’obligation pour tous les industriels, commerçants, patrons en général, de se grouper en cartels ou syndicats.
- Le groupement obligatoire ou l’encouragement au groupement de la population en sociétés de consommation, et un contrôle exercé sur ce groupement. » (Lénine, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, Œuvres, T.25, p.357-358)
Ces mesures peuvent être facilement réalisées si un état démocratique révolutionnaire[198] le décrète. Lénine multiplie les références à la révolution française[199] où de véritables « démocrates révolutionnaires » ont pris des mesures qui ont fait l’admiration du monde entier. Au moment d’en appeler à l’insurrection, Lénine pense donc qu’il faut mettre en place « une dictature révolutionnaire de la démocratie dirigée, par le prolétariat révolutionnaire ; autrement dit, - la démocratie doit devenir révolutionnaire en fait. »[200]
Le prolétariat doit donc arracher la petite-bourgeoisie à l’influence de la bourgeoisie. « La paysannerie est l’élément le plus nombreux de la masse petite-bourgeoise »[201] et au sein de la paysannerie ce sont les paysans pauvres qui sont majoritaires. Avec les ouvriers, ils constituent la majorité du peuple et de la démocratie[202]. Donc, au moment où Lénine se montre favorable à une insurrection, nous obtenons bien à nouveau une forme modifiée de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie et en particulier de la paysannerie pauvre[203]. Cette dernière ayant un caractère hybride, ici c’est plutôt sa facette petite-bourgeoise qui ressort[204]. Il s’agit donc d’une alliance[205] de classe entre le prolétariat et la petite-bourgeoisie. Les petits paysans veulent réaliser le programme des 242 mandats mais ne savent pas comment s’y prendre ; seul le prolétariat révolutionnaire, organisé par le parti bolchevik, peut l’appliquer. Nous nous retrouvons dans l’un des cas envisagés par Lénine, en Avril, celui qu’il jugeait le moins probable, le cas « où la Russie connaîtrait encore une « dictature du prolétariat et de la paysannerie » revêtant une forme particulière, indépendante, non subordonnée à la bourgeoisie »[206]. Ce cas, qui suppose que la paysannerie s’empare de la terre, se sépare de la bourgeoisie et prend le pouvoir contre elle, ouvre une « nouvelle étape de la révolution démocratique bourgeoise »[207]. Mais dans cette dictature du prolétariat et de la paysannerie, le prolétariat et donc le parti bolchevik joueraient un rôle majeur.
Bien que les textes qui appellent à l’insurrection s’efforcent surtout d’argumenter en faveur de celle-ci, le vocabulaire employé pour en caractériser le contenu est identique à celui que nous venons d’analyser[208]. Dans « Le marxisme et l’insurrection », Lénine évalue les trois conditions qui permettent d’envisager une insurrection. La première condition est que l’insurrection s’appuie sur « la classe d’avant-garde » de la révolution, de l’avant-garde du peuple. Quelle est cette classe ? La réponse est qu’il s’agit des « ouvriers et les soldats des deux capitales ». Il s’agit donc du prolétariat et de la petite-bourgeoisie de Petrograd et Moscou. Lénine entérine l’échec du compromis proposé aux partis petits-bourgeois. C’est donc au tour du parti prolétarien de venir au pouvoir et de réaliser le programme démocratique que la petite-bourgeoisie et a fortiori la bourgeoisie sont incapables de réaliser. Lénine conclut à « la nécessité de faire passer immédiatement tout le pouvoir aux mains de la démocratie révolutionnaire guidée par le prolétariat révolutionnaire. »[209]. Cela signifie donc le transfert du pouvoir aux soviets et la possibilité d’un gouvernement de la démocratie révolutionnaire, donc d’une variante de « dictature démocratique » pour reprendre les anciens termes, au sein duquel les représentants du prolétariat et donc le parti bolchevik seraient majoritaires[210].
Dans « Les tâches de la révolution », écrit fin septembre, Lénine esquisse ce que doit être le programme de la révolution. Il commence par constater que la Russie est un pays où la majorité de la population appartient à la petite-bourgeoisie. Cette constatation nous montre à nouveau qu’il voit désormais le paysan pauvre sous sa facette de petit-bourgeois. De même, il constate que les socialistes-révolutionnaires et mencheviks de gauche progressent dans les soviets et au sein de leur parti.
Il propose ensuite le programme suivant :
- Paix démocratique sans annexions. Lénine reprécise bien ce qu’il entend par paix sans annexions (cf. note 187)
- Abolition de la propriété privée des grands domaines et remise de ceux-ci aux comités paysans en attendant la décision de l’Assemblée constituante. Lénine rappelle les 242 mandats impératifs.
- Contrôle ouvrier de la production et de la consommation. Lénine rappelle également toutes les mesures exposées plus haut à propos de la catastrophe imminente …
- Mesures de répression contre les forces contre-révolutionnaires (armée, capitalistes et propriétaires fonciers)
- Pouvoir des soviets et lutte pacifique au sein de ceux-ci, mise à l’épreuve des programmes des partis, passage pacifique du pouvoir d’un parti à l’autre.
Lénine qui adjure le parti bolchevik de préparer une insurrection pour forcer la main au pouvoir des soviets envisage toujours qu’une partie de la démocratie qui serait favorable à ce pouvoir des soviets les domine, avant que ne vienne le tour du parti prolétaire. Toutefois, dans le texte suivant écrit au même moment que le programme, il envisage clairement un bloc avec les socialistes-révolutionnaires de gauche, en tant que représentants de la paysannerie. Dans ce cas, le parti bolchevik viendrait au pouvoir immédiatement[211] et selon toute logique en étant majoritaire dans le gouvernement. Mais, Lénine envisage aussi le cas où le parti bolchevik serait seul au pouvoir. Il ne se déroberait pas devant cette éventualité qui impliquerait une dictature du prolétariat et de la paysannerie pauvre[212]. Compte tenu de l’état actuel de l’analyse de Lénine que nous avons essayé de faire ressortir, un tel mot d’ordre supposerait soit :
1) qu’au sein du soulèvement paysan se réalise une différentiation accélérée entre les classes. Ce n’est pas le cas qui domine dans la guerre paysanne en septembre-octobre. Nous pouvons écarter cette hypothèse ;
2) de privilégier dans le paysan pauvre sa dimension de petit-bourgeois radical, de démocrate révolutionnaire[213] ;
3) que le parti du prolétariat est seul au pouvoir[214]. Dans cette éventualité qui n’est pas contradictoire avec la précédente – elle en est un cas particulier – et dans la mesure où le parti et la classe révolutionnaire sont identifiés, le fait que le parti se retrouve seul au pouvoir est synonyme de dictature du prolétariat et de la paysannerie pauvre. La formule a cependant une certaine ambiguïté car c’est la facette petite-bourgeoise et non salariée de cette classe qui prédomine à ce moment ; elle ne correspond pas à la forme spécifique de la dictature du prolétariat propre à la Russie du fait de la présence en très grand nombre de semi-prolétaires.
Au début d’octobre, son analyse de la situation mondiale le conduit à penser que la révolution prolétarienne internationale est désormais sur les rails, tandis que le soulèvement paysan en cours montre que la crise est mûre. Ces éléments ne font que renforcer sa détermination pour qu’une insurrection soit effectuée avant le congrès des soviets. Il s’oppose donc à la majorité du comité central du parti bolchevik qui est plutôt dans l’attente de ce congrès et qui de fait censure ses articles. Comme la prise du pouvoir implique un état de type nouveau : le pouvoir des soviets[215], Lénine parle même de dictature du prolétariat, d’Etat prolétarien, de gouvernement prolétarien[216] et de révolution prolétarienne c’est-à-dire socialiste[217]. Dès lors que le prolétariat et son parti seraient le dirigeant de la révolution et qu’ils s’appuieraient sur un Etat de type Commune, il s’agit donc d’une révolution prolétarienne. Elle permet de faire quelques pas dans la direction du socialisme dans le sens où elle réaliserait des mesures de transition (qui par elles-mêmes ne sont pas socialistes – comme on l’a vu, il parle de révolution prolétarienne à propos du contrôle ouvrier, mesure qui n’a jamais été présentée comme socialiste) qui favorisent le passage au socialisme avec l’aide de la révolution internationale. La révolution à venir est donc prolétarienne parce que le prolétariat et son parti en assurent la direction et s’appuient sur un Etat de type nouveau qu’il a créé. Elle a, du coup, un caractère socialiste puisqu’elle ouvre la voie au socialisme, mais elle est aussi une révolution démocratique qui réalise le programme de la petite-bourgeoisie (avec ou sans sa participation gouvernementale en fonction de ses réactions). Dans le texte : « Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? » écrit fin septembre - 1er octobre, Lénine pense à un gouvernement exclusivement bolchevik et c’est pour cela qu’il parle d’un « gouvernement prolétarien »[218], etc. Mais le prolétariat ne peut exercer ce pouvoir que parce qu’il a derrière lui la « majorité du peuple », les « forces vives de la démocratie »[219]. Il est important de rappeler la signification de la république soviétique. Elle est une forme supérieure de la république démocratique. Une forme débarrassée des institutions traditionnelles de la république bourgeoise, une forme qui a l’avantage de réunir le pouvoir exécutif et législatif, une forme qui repose sur l’organisation armée des masses et qui donc a mis à mal, les forces répressives de l’Etat (bourgeois). Dans l’esprit de Lénine, c’est dans son sein que doit se poursuivre la lutte des classes et des partis qui la représentent. Cette lutte peut être pacifique, si les garanties d’une démocratie conséquente sont présentes. Marx avait noté que toute révolution populaire (et non spécifiquement prolétarienne) devrait briser les fondements de l’Etat : la bureaucratie et l’appareil de répression. Il avait en tête l’expérience de la Commune qui lui donnait la preuve de ce qu’il anticipait, en 1852, dans le dernier chapitre du 18 brumaire de Louis Bonaparte. Engels s’est servi ensuite de la Commune de Paris pour imager la dictature du prolétariat. Il s’agissait pour lui de montrer que ce n’est pas un pouvoir despotique sanguinaire mais qu’il s’appuyait sur les masses armées, tout en laissant l’initiative à la classe du travail salarié. Mais bien loin d’en faire un modèle à suivre précisément, il ne ménagera pas ses critiques à une direction imbue de socialisme petit-bourgeois. La révolution russe de février, plus que tout autre, avait radicalement affaibli l’Etat et instauré un pouvoir parallèle. Ce pouvoir parallèle, nous y reviendrons plus loin tant ce sujet à de l’importance, est pour Lénine une forme avancée de la république démocratique en contradiction avec la république démocratique bourgeoise. Ce n’est donc pas un hasard s’il actualise les paroles d’Engels (« forme spécifique », « forme politique toute faite » en en faisant la « forme toute prête » pour la dictature du prolétariat et de la paysannerie[220]. Mais la lutte doit passer au sein des soviets et s’y continuer. Mais en octobre, à la veille de l’insurrection, il ne s’agit pas, dans le cadre des soviets, d’un Etat ou d’un demi-état prolétarien et d’une dictature du prolétariat, mais d’un Etat démocratique révolutionnaire, au sein duquel se poursuit la lutte entre les classes et qui doit aboutir ultérieurement à la dictature du prolétariat et le prolétariat sera d’autant mieux placé pour aller sur ce terrain qu’il aura pris la tête de la révolution démocratique et donné le coup d’envoi d’une révolution internationale. En octobre, la différenciation des classes dans la paysannerie ne s’est pas affirmée autant qu’escomptée ; le programme agraire du parti est ajourné et c’est le programme de la petite-bourgeoisie qui est promu. C’est donc une variété de dictature démocratique qui est revendiquée. Notons également que les soviets quelles que soient leur qualité, ne sont pas exempts de bien des défauts sur le plan de la démocratie directe :
- Les partis socialistes se sont attribués des places de fait dans l’exécutif et les représentants sont désignés par les partis[221].
- Les soldats sont surreprésentés dans les délégués (cf. les remarques de Lénine, note 208) tout en étant écartés des instances exécutives. Leur situation de classe les voue à être plutôt favorables aux partis petit-bourgeois.
- Les soviets ne sont pas exempts d’une bureaucratie (rôle des partis, manipulation des délais de convocation des assemblées, dans les campagnes où les niveaux de représentation font l’objet d’une lutte sourde, limitation du renouvellement, diminution de la fréquentation en relation avec la « professionnalisation » (permanents) des responsables qui ont tendance à se réunir plus souvent, absence de quorum dans les décisions, etc.[222]
- L’organisation elle-même est source de bureaucratie[223].
Dans un texte intitulé : « Aux ouvriers, paysans, soldats », en date du 1-2 octobre, Lénine rappelle que le soulèvement paysan qui combat pour la terre déferle sur la Russie, que les troupes ne veulent plus se battre pour les capitalistes. Seul le pouvoir des soviets, option que combat farouchement Kerenski, toujours qualifié de gouvernement bonapartiste, pourra transformer la terre des propriétaires fonciers en propriété et patrimoine du peuple tout entier et proposer une paix équitable à tous les belligérants. Dans ce cas, il y aura un « gouvernement ouvrier et paysan »[224] qui mettra en œuvre ces propositions. L’expression politique est ici particulièrement claire. Un gouvernement ouvrier et paysan prenant des mesures démocratiques révolutionnaires tout en ouvrant la voie au socialisme. Dans le même temps[225], il appelle à l’insurrection, à la prise du pouvoir immédiate par les soviets et dans son schéma, Moscou peut être le point de départ de cette prise de pouvoir. Les textes de Lénine cherchent à toute force à convaincre le parti bolchevik d’organiser sans délais l’insurrection et donc de prendre le pouvoir avant le congrès pan russe des soviets. La caractérisation du contenu de la révolution est moins évoquée mais le 8 octobre, il parle de « révolution prolétarienne et paysanne ». Le 16 octobre, évoquant le rapport des forces au sein de la Conférence démocratique, il dit que l’alternative est claire : « dictature de Kornilov » ou « dictature du prolétariat et des couches pauvres de la paysannerie », « la paysannerie a besoin d’être guidée ; elle suivra le prolétariat ». Ce qui peut s’interpréter, pour la première formule, comme un rappel de l’alternative historique : dictature du prolétariat ou dictature de la bourgeoisie et pour la deuxième formule comme la nécessité pour le parti prolétaire d’aller de l’avant devant la démission des partis petits-bourgeois ; mais, comme on le verra à nouveau plus bas, en Octobre, il est clair, comme nous l’avons montré avec force citations, que c’est l’aboutissement de la révolution démocratique, révolution dirigée par le prolétariat, par son parti, qui ouvre donc la voie à la révolution socialiste internationale.
Les arguments de Lénine en faveur de l’insurrection sont :
- les bolcheviks ont la majorité dans les deux capitales,
- l’insurrection paysanne déferle,
- les conflits du travail se développent,
- la révolution mondiale a commencé (notamment en Allemagne),
- Kerenski trame une contre-révolution et veut écraser le soulèvement de la paysannerie,
- la bourgeoisie est prête à livrer Petrograd pour abattre la révolution tandis qu’une paix séparée contre la révolution russe menace,
- la troupe se détache du gouvernement,
- seul le prolétariat peut régler l’autre question fondamentale de la révolution avec la question agraire : la question nationale,
- il faut libérer le pouvoir des soviets qui sinon sont condamnés,
- le prolétariat victorieux pourra poursuivre la guerre révolutionnaire en cas de refus de la proposition de paix
- il est du devoir du parti russe de ne pas laisser passer l’occasion de donner le coup d’envoi de la révolution mondiale.
Nombre des arguments des adversaires de l’insurrection allaient se révéler exacts. La révolution internationale allait caler, la guerre révolutionnaire ne pourra pas être menée, … Mais, nous le verrons, même si la révolution ne pouvait aller au-delà d’un cadre capitaliste, il était de toutes façons du devoir du prolétariat de la réaliser.
Kerenski avait, le premier septembre, proclamé la république[226]. C’était pour lui le signe d’une rupture avec l’accord de février qui laissait à l’Assemblée constituante le soin de déterminer la nature du nouveau régime. Il avait cependant freiné les mesures répressives envers la contre-révolution. Occupé à parader devant les troupes, confiant dans une majorité au comité exécutif des soviets, dans le soutien des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks et dans l’existence de troupes loyales, il prépare l’affrontement avec les bolcheviks pour les éliminer. Pour cela, inconscient du véritable rapport de force et guidé par la nécessité de sa politique, il multiplie les provocations pour hâter le conflit final. Cette politique va se retourner contre lui et son gouvernement. La question de la soumission des troupes était au cœur depuis longtemps des préoccupations du gouvernement. Tous les grands évènements qui avaient scandé le cours de la révolution depuis février avaient posé cette question. En mars, le gouvernement avait promis, engagement mainte fois violé, de maintenir les troupes de la révolution à Petrograd. Bien qu’il y ait eu un renouvellement à l’occasion des journées de juillet, la nouvelle garnison penchait désormais vers les bolcheviks. Pour les balayer, il fallait une nouvelle manœuvre afin d’éloigner les troupes en les envoyant au front. Celles-ci s’y refusaient. Le 9 octobre, les mencheviks proposèrent la création d’un comité de défense révolutionnaire en charge de défendre la ville. A la grande surprise des conciliateurs, les bolcheviks acceptèrent ce projet qui leur permettait de former un organe militaire dans le cadre soviétique. Le comité militaire révolutionnaire (CMR) va également permettre un armement plus conséquent du prolétariat via la garde rouge. La garnison et la garde rouge vont se retrouver unies et subordonnées au CMR. A sa tête, on place un socialiste-révolutionnaire ; mais c’est un camouflage d’une direction bolchevik[227] qui s’organise pour la prise du pouvoir. Véritablement opérationnel à partir du 20 octobre, le CMR va rapidement étendre son pouvoir sur la ville sans que les adversaires puissent réagir, enveloppés et paralysés par la pression des masses. Le 21, le CMR éclipsait l’Etat-major local en affirmant son autorité sur la garnison, le 22, des démonstrations de masse montraient la force du mouvement et son adhésion au pouvoir des soviets sous influence bolchevik, le 23, le CMR prenait le pouvoir sur la forteresse Pierre et Paul. Il ne restait plus qu’à renverser le gouvernement provisoire mais ici l’insurrection doit beaucoup à l’insistance de Lénine. L’insurrection, dirigée par le parti bolchevik, ne se fera pas en son nom, mais revêtira le manteau de l’autorité des soviets. Ce n’est pas une simple question de forme, car c’est tout le contenu de classe de la révolution d’Octobre qui gît derrière ce constat.
Trotski, dans son histoire de la révolution russe remarque :
« Chaque pas en avant de la révolution est provoqué ou forcé par une intervention directe des masses, complètement inattendue, dans la majorité des cas, pour les partis soviétiques. Après l’insurrection de Février, lorsque les ouvriers et les soldats eurent renversé la monarchie sans demander rien à personne, les leaders du Comité exécutif estimèrent que le rôle des masses était rempli. Mais ils commirent une erreur fatale. Les masses ne se disposaient pas du tout à quitter la scène. Déjà, au début de mars, au moment de la campagne pour la journée de huit heures, les ouvriers avaient arraché une concession au capital, bien qu’ils fussent sous la pesée des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires. Le Soviet dut enregistrer une victoire remportée sans lui et contre lui. La manifestation d’avril apporta un deuxième rajustement du même genre. Chacune des manifestations de masse, indépendamment de son but direct, est un avertissement pour la direction. L’admonestation est d’abord modérée, mais devient ensuite de plus en plus hardie. En juillet, elle devient une menace. En octobre, c’est le dénouement.
A tous les moments critiques, les masses interviennent comme « forces élémentaires » - obéissant, en d’autres termes, à leurs propres déductions d’expérience politique et à leurs leaders non reconnus encore officiellement. En s’assimilant tels ou tels éléments d’agitation, les masses, spontanément, en traduisent les déductions dans le langage de l’action. Les bolcheviks, en tant que parti, ne dirigeaient pas encore la campagne pour la journée de huit heures. Les bolcheviks n’avaient pas non plus appelé les masses à la manifestation d’avril. Les bolcheviks n’appelleront pas non plus les masses armées à descendre dans la rue au début de juillet. C’est seulement en octobre que le parti parviendra définitivement à prendre le pas et marchera à la tête de la masse, non plus déjà pour une manifestation, mais pour l’insurrection. » (Trotski, Histoire de la révolution russe, Editions du seuil, T.1, p.402-403)
L’historiographie stalinienne a fait d’Octobre une révolution socialiste en opposition à Février, la révolution démocratique bourgeoise. De ce fait on a minoré l’importance de ce qui s’est passé en février[228]. Mais, par bien des côtés, Octobre est la réalisation de Février. Lénine ne s’y est pas trompé. Pour lui c’est Octobre qui va réaliser cette dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie sous une forme plus aboutie[229]. On se souviendra que c’était bien l’enjeu de la période transitoire telle que définie en avril 1917[230]. Dès la prise du pouvoir, les premiers discours de Lénine sont explicites. La révolution est une « révolution ouvrière et paysanne »[231]. Elle met en place un « gouvernement ouvrier et paysan »[232] provisoire ; ce dernier prend même des décrets qui devront être validés par l’Assemblée constituante. Cette représentation devient officielle dans le décret sur la formation du gouvernement ouvrier et paysan qui déclare que « Pour diriger le pays jusqu’à la convocation de l’Assemblée constituante, un gouvernement provisoire d’ouvriers et de paysans sera formé qui portera le nom de Conseil des Commissaires du peuple. »[233]. Quant à l’Etat, il est également un « Etat ouvrier et paysan ».[234]
Pour Lénine, la république démocratique ne valait pas tant par ses institutions que par le fait qu’elle réaliserait le programme minimum de la social-démocratie[235] pour ensuite, dans une nouvelle étape qui s’ouvre dès la conquête du pouvoir[236], marcher au socialisme avec l’aide de la révolution mondiale. En février, il avait infléchi son analyse, pour y introduire de nombreux aspects propres à la théorie de la révolution permanente de Marx et Engels en prônant l’indépendance de classe du prolétariat. Mais, après l’affaire Kornilov, il est clair que le prolétariat doit prendre la tête du mouvement qui approfondit la révolution démocratique. Le prolétariat est appelé au pouvoir du fait de la défection des partis petit-bourgeois. Le processus de la révolution permanente se poursuit mais c’est le prolétariat qui doit appliquer le programme agraire de la petite-bourgeoisie. Le programme minimum radical envisagé par le parti bolchevik n’est pas complètement appliqué. Sur la question agraire, les bolcheviks reprennent explicitement le programme des socialistes-révolutionnaires[237]. Tout en reconnaissant ouvertement que le programme mis en œuvre n’est pas celui qui leur convient le mieux, les bolcheviks entérinent l’état de la lutte des classes à la campagne, en reprenant, avec toutes les réserves d’usage, mais aussi en le légalisant (alors que les socialistes-révolutionnaires se contentaient d’en parler ou n’osaient pas l’appliquer quand ils étaient au pouvoir, ce qui aboutit à l’extension du processus engagé avant Octobre), le programme de « socialisation de la terre ». La grande propriété est remise entre les mains des autorités locales pour promouvoir une « jouissance égalitaire » de la terre.
La grande propriété foncière est expropriée mais la lutte des classes au sein de la paysannerie entre la bourgeoisie agraire et la paysannerie pauvre et entre le prolétariat et la bourgeoisie rurale est restée embryonnaire à l’exception de quelques régions. La grande propriété foncière est expropriée mais une différenciation accrue au sein de la paysannerie reste à accomplir. La lutte des classes entre le prolétariat et la bourgeoisie rurale n’a pas encore gagné la campagne et le programme agraire le plus radical (quoique bourgeois) n’a pas été appliqué.
Lénine a eu l’intuition très tôt de ce que les représentants de la petite-bourgeoisie, la démocratie révolutionnaire ne se détacheraient pas de la bourgeoisie, d’où sa politique de différenciation au sein de la paysannerie notamment. Mais le fait que les partis représentatifs de la petite-bourgeoisie soient incapables de venir seuls au pouvoir, ne signifiait pas qu’il ne fallait pas que, d’une manière ou d’une autre, la petite-bourgeoisie démocratique vienne au pouvoir. Ce sera le rôle du prolétariat que de réaliser le programme de cette petite-bourgeoisie. Ainsi, le prolétariat urbain a détaché la petite-bourgeoisie de la bourgeoisie et tout en tentant de ménager des espaces pour une politique agraire plus radicale, plus en phase avec son programme d’origine, il a, pour l’essentiel, réalisé ses aspirations. Les partis représentants la démocratie révolutionnaire vont entrer en crise et les fractions de gauche vont se rallier aux soviets. Elles vont faire partie du gouvernement, qui donc devient de fait un gouvernement du prolétariat et de la petite-bourgeoisie, un gouvernement ouvrier et paysan, pour parler comme Lénine.
Marx n’a pas souvent parlé d’Etat bourgeois ; il parle plutôt d’Etat sans plus de précision. Cela tient pensons-nous à ce que le prolétariat doit détruire l’Etat. D’un autre côté, il n’a jamais parlé d’« Etat prolétarien » qui est la formule théorique la plus employée par Lénine. Et, Marx n’utilise le terme d’« Etat ouvrier » qu’en deux occasions. Une première fois dans la Lutte des classes en France. « Et les clubs, qu’étaient-ils sinon une coalition de toute la classe ouvrière contre toute la classe bourgeoise, la création d’un Etat ouvrier contre l’Etat bourgeois » (Pléiade, Politique, p.285). Sans doute, devons-nous comprendre ce terme en faisant l’analogie avec le Tiers-Etat de la révolution bourgeoise et donc comme relevant du Quart-Etat. Dans une note (p.1291), Rubel nous dit qu’il faut rapprocher ce texte du Manifeste et qu’il éclaire le passage où il est question d’organisation du prolétariat en classe et donc en parti politique. La deuxième fois, c’est à propos d’une polémique avec Bakounine. Il s’agit de la reprise, sous forme de concession temporaire, d’une expression de Bakounine[238]. Quant à Engels, il proposait de réserver le mot Commune pour désigner ce nouveau pouvoir prolétarien. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il ne faille plus parler d’Etat s’agissant d’un pouvoir prolétarien mais il est important de préciser qu’il ne s’agit plus d’un Etat au sens strict du terme.
Par conséquent, si aucune des diverses formules d’Etat employées par Lénine ne sont pas très pertinentes sur le plan scientifique, il n’en demeure pas moins que ce que dit Lénine n’est pas un opportunisme mais la traduction, dans son marxisme, hérité de la social-démocratie, que la révolution s’appuie sur deux classes et que le prolétariat la dirige tout en réalisant un programme agraire petit-bourgeois. Dire que Lénine, dès lors qu’il parle d’un « Etat ouvrier et paysan », fait fi des principes du socialisme, parce qu’un tel Etat est un « Etat bourgeois »[239] conduit à faire peu de cas de l’attitude de Lénine, si à cheval sur les principes, en le transformant en un opportuniste. C’est une thèse rebattue par nombre de commentateurs à la fois pour autoriser toutes les adaptations et déviations possibles du marxisme ou pour démontrer que la révolution d’octobre ne relevait pas de la théorie de Marx[240]
Un pouvoir s’appuyant sur le prolétariat et la paysannerie, est-il par définition un état bourgeois ? En d’autres termes est-ce l’apanage de la seule révolution prolétarienne de briser l’Etat ?
Marx répond : non ; cette nécessité s’imposera, sur le continent, à toute révolution véritablement populaire[241]. Encore mieux, nous savons, dans les brouillons de la lettre à Vera Zassoulitch, comment Marx envisage l’organisation de type étatique, en Russie, qui devrait permettre à la communauté paysanne de ne pas connaître les affres de la production capitaliste à condition de la victoire d’une révolution prolétarienne internationale : « Aujourd’hui c’est un obstacle [L’isolement des communes] d’élimination très facile. Il faudrait simplement substituer à la volost, institut gouvernemental, une assemblée de paysans choisis par les communes elles-mêmes et servant d’organe économique et administratif de leurs intérêts. » (Marx, Premier brouillon de la réponse à Vera Zassoulitch, Pléiade, Economie, T.2, p.1567). Son analyse préfigure donc les soviets paysans.
Lénine, comme à l’accoutumée, suit Marx à la lettre. Voyons son commentaire sur le passage à propos de la « révolution véritablement populaire ».
« En second lieu, ce qui mérite une attention particulière, c’est cette remarque très profonde de Marx que la destruction de la machine bureaucratique et militaire de l’État est « la condition première de toute révolution populaire réelle ». Cette notion de révolution « populaire » paraît surprenante dans la bouche de Marx ; et, en Russie, les adeptes de Plekhanov ainsi que les mencheviks, ces disciples de Strouvé qui désirent passer pour des marxistes, seraient bien capables de qualifier son expression de « lapsus ». Ils ont réduit le marxisme à une doctrine si platement libérale que, en dehors de l’antithèse : révolution bourgeoise et révolution prolétarienne, rien n’existe pour eux ; encore conçoivent-ils cette antithèse d’une manière on ne peut plus scolastique.
Si l’on prend, à titre d’exemple, les révolutions du XXe siècle, force sera de reconnaître que, de toute évidence, les révolutions portugaise et turque sont bourgeoises. Mais ni l’une, ni l’autre ne sont « populaires », puisque la masse du peuple, son immense majorité, n’intervient d’une façon visible, active, autonome, avec ses revendications économiques et politiques propres, ni dans l’une, ni dans l’autre de ces révolutions. Par contre, la révolution bourgeoise russe de 1905-1907, sans avoir remporté des succès aussi « éclatants » que ceux qui échurent de temps à autre aux révolutions portugaise et turque, a été sans conteste une révolution « populaire réelle ». Car la masse du peuple, sa majorité, ses couches sociales « inférieures » les plus profondes, accablées par le joug et l’exploitation, se sont soulevées spontanément et ont laissé sur toute la marche de la révolution l’empreinte de leurs revendications, de leurs tentatives de construire à leur manière une société nouvelle à la place de l’ancienne en cours de destruction.
En 1871, le prolétariat ne formait la majorité du peuple dans aucun pays du continent européen. La révolution ne pouvait être « populaire » et entraîner véritablement la majorité dans le mouvement qu’en englobant et le prolétariat et la paysannerie. Le « peuple » était justement formé de ces deux classes. Celles-ci sont unies par le fait que la « machine bureaucratique et militaire » les opprime, les écrase, les exploite. Briser cette machine, la démolir, tel est véritablement l’intérêt du « peuple », de sa majorité, des ouvriers et de la majorité des paysans ; telle est la « condition première » de la libre alliance des paysans pauvres et des prolétaires ; et, sans cette alliance, pas de démocratie solide, pas de transformation socialiste possible. » (Lénine, L’Etat et la révolution, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.450-451)
L’idée d’un Etat ouvrier et paysan n’était d’ailleurs pas nouvelle dans l’esprit de Lénine, puisque les soviets étaient la réalisation, jusqu’à un certain point, de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie. Ce pouvoir et celui de la bourgeoisie étant incompatibles, l’un devait céder devant l’autre. L’Etat ouvrier et paysan est l’aboutissement du pouvoir exclusif des soviets[242]. Ce n’est pas pour autant la fin de la lutte entre les classes ; la république des soviets et une forme supérieure de république démocratique et au sein de celle-ci la lutte entre les classes continue[243] jusqu’à ce que le pouvoir échoie au seul prolétariat, ce sera alors une dictature du prolétariat (dont la forme spécifiquement russe suppose le concours du semi-prolétariat, de la paysannerie pauvre partiellement salariée). Pour Lénine, à la campagne, la différenciation entre les classes est restée insuffisante en Octobre. C’est avec l’ensemble de la paysannerie que le parti prolétaire est venu au pouvoir. Mais Lénine considérera que cette différenciation se produit à partir de l’été et de l’automne 1918[244]. Auparavant, dès la crise ouverte par la signature du traité de Brest-Litovsk, la défection du parti de la petite-bourgeoisie a laissé seul au pouvoir le parti du prolétariat.
D’autre part, le fait que la Commune de Paris, qui inaugurait ces formes politiques nouvelles permettant l’émancipation du prolétariat, soit essentiellement un « gouvernement ouvrier », et non un « gouvernement ouvrier-paysan » comme en Octobre, ne la mettait pas nécessairement sur un meilleur pied du point de vue de l’orientation politique. Lénine en a toujours souligné les limites : « (…) l’histoire connaît sous ce nom un gouvernement ouvrier qui, à l’époque, ne savait ni ne pouvait distinguer entre les éléments des révolutions démocratique et socialiste, qui confondait les tâches de la lutte pour la république avec les tâches de la lutte pour le socialisme, (…) En un mot, que vous invoquiez dans votre réponse la Commune de Paris ou toute autre commune, vous devrez répondre : Ce fut un gouvernement comme ne doit pas être le nôtre. Belle réponse, en vérité ! Passer sous silence le programme pratique du Parti, donner hors de propos des leçons d’histoire dans une résolution, tout cela n’atteste-t-il pas la casuistique d’un exégète et l’impuissance du révolutionnaire ? Tout cela ne révèle-t-il pas précisément la faute que l’on a cherchée en vain à nous imputer, et qui consiste à confondre les révolutions démocratique et socialiste, entre lesquelles aucune « commune » n’a jamais su distinguer ? » (Lénine, deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Œuvres, Editions sociales, T.9, p.77).
De ce point de vue l’existence d’un parti communiste, organe du prolétariat révolutionnaire, défendant le programme communiste et jouant un rôle dirigeant était un critère politique de première importance pour différentier l’Octobre rouge de la Commune de Paris.
L’historiographie s’est intéressée aux débats sur la préparation de l’insurrection mais beaucoup moins à la signification d’Octobre dans l’esprit de Lénine. Si, son point de vue s’est modifié après la rébellion de Kornilov pour proposer pendant un bref moment un compromis à la démocratie, l’abandon de cette position pour l’appel à l’insurrection ne s’accompagne pas pour autant d’un retour pur et simple au point de vue d’avant l’affaire Kornilov à savoir la dictature du prolétariat et des semi-prolétaires (paysans pauvres partiellement salariés) ou plus exactement, la paysannerie pauvre se présente comme une composante radicale de la paysannerie dont elle forme la majorité et donc ce qui ressort ici de sa nature hybride est sa dimension petite-bourgeoise, d’autre part, la révolution d’octobre poursuit le processus révolutionnaire ouvert par février, elle vient réaliser la révolution démocratique mais sous une forme moins bourgeoise radicale que celle prévue.
Désormais Lénine emploie le mot peuple[245] et le terme de démocratie révolutionnaire guidée par le prolétariat. Comme nous l’avons vu, dans son commentaire de Marx et de la « révolution populaire », le fait d’utiliser « peuple » n’est pas un lapsus, une faute de plume ou encore une façon rapide d’écrire sans vouloir marquer un contenu distinct. Peu de temps auparavant, dans sa retraite finlandaise, il a terminé l’Etat et la révolution. Dans cet ouvrage il relève le cas où Marx emploie le terme « populaire ». Lénine s’insurge contre l’interprétation selon laquelle il s’agirait d’un faux pas, d’une forme fautive sans importance de Marx. Au contraire pour Lénine, le fait que Marx ait parlé de peuple vise le fait qu’il pense à un mouvement qui comprend plusieurs classes et essentiellement le prolétariat et la paysannerie.
Parmi les leçons que nous pouvons tirer, nous constatons que la révolution démocratique bourgeoise s’est donc faite non seulement sans la bourgeoisie mais, dans sa dynamique vers la révolution prolétarienne, elle se retourne contre elle. La révolution bourgeoise n’est donc pas nécessairement une révolution qui porte au pouvoir la bourgeoisie. D’autre part, la révolution démocratique ne peut pas se définir exclusivement comme une révolution qui met en place des institutions démocratiques bourgeoises (assemblée constituante, parlement, …), c’est-à-dire une république démocratique bourgeoisie banale, une république parlementaire ; l’expérience soviétique y a ouvert de nouvelles perspectives. La brève expérience de la Commune et celle plus aboutie de la révolution russe montrent que ce n’est pas tant la révolution prolétarienne, stricto sensu, qui brise les fondements de l’Etat, mais une révolution populaire qui, en donnant une forme démocratique plus évoluée, permet à la lutte du prolétariat de d’autant mieux s’organiser et de le conduire à la conquête du pouvoir politique, à la dictature révolutionnaire du prolétariat. En même temps, c’est bien cette république soviétique qui va être le théâtre de la contre-révolution ; les soviets vont se vider de leur contenu démocratique, l’Etat va se bureaucratiser[246], etc. pour aboutir à une forme de bonapartisme assurant le développement du capitalisme. La révolution russe s’est finalement commuée en une simple révolution bourgeoise dont la radicalité a permis un développement rapide du mode de production capitaliste. Ce développement s’est fait, du fait de sa faiblesse, contre cette bourgeoisie elle-même. Trotski et Bordiga ont toujours refusé d’admettre que la bureaucratie était une classe spécifique, une nouvelle classe. La gauche d’Italie l’a définie comme un appendice de la classe bourgeoise internationale en charge de la gestion du capitalisme russe. A cette définition spatiale, il faut y ajouter cette définition temporelle que les révolutions ouvertes en Europe en 1989 ont démontré, comme l’avaient également anticipé Trotski et Bordiga, à savoir que la fonction de la bureaucratie était également de préparer la résurrection de la bourgeoisie une fois l’incendie de la révolution prolétarienne définitivement éteint et le mode de production capitaliste[247] en URSS à la fois suffisamment et insuffisamment développé.
Tous les membres du gouvernement issu de l’insurrection sont des bolcheviks, mais c’est plus le résultat de la situation qu’une volonté des bolcheviks. A la veille d’Octobre, Lénine a essayé de convaincre les dirigeants socialistes-révolutionnaires de former un gouvernement commun avec les bolcheviks. On se souvient que Lénine envisageait même le cas où le parti ouvrier serait minoritaire dans le gouvernement provisoire[248]. Les bolcheviks restent largement partisans d’une coalition. L’aile droite est même favorable à une discussion avec les mencheviks dont le projet est un gouvernement de coalition « sans Lénine et Trotski ». Lénine et Trotski critiquent vertement cette ligne et la position de Trotski, d’un gouvernement de coalition où le parti ouvrier est majoritaire – position en adéquation avec sa représentation de la révolution permanente – est acceptée. La condition sine qua non est que les partis coalisés doivent reconnaître le pouvoir des soviets et la révolution socialiste.
Environ un mois après l’insurrection, les socialistes-révolutionnaires de gauche font leur entrée au gouvernement. Ils obtiennent notamment le commissariat du peuple à l’agriculture.
Evidemment, nous pouvons ici poser à nouveau la question d’un parti paysan ou d’un parti susceptible de recueillir l’idéologie de la paysannerie. Marx avait fait des paysans les alliés du parti démocratique, tandis que le prolétariat urbain se devait de s’unir au prolétariat rural. Il niait aussi la possibilité pour une paysannerie parcellaire de constituer un parti (c’est sur cette analyse que Trotski fondait sa conclusion quant aux limites de l’autonomie de la paysannerie[249]). Mais il en va différemment s’agissant d’une paysannerie qui dispose encore de terres communales et on se souvient que Marx pensait qu’à une époque on pouvait s’appuyer sur la commune rurale pour faire un saut vers le socialisme sans passer par les tourments du mode de production capitaliste, à la condition d’une aide des pays les plus avancés. Mais en 1905 (a fortiori en 1917), le capitalisme semble avoir triomphé et ne plus permettre ce saut[250]. En 1905, le mouvement paysan s’est appuyé sur la commune rurale pour tenter de réaliser son rêve d’un partage généralisé. Pour les classes dirigeantes, outre le frein qu’elle constituait au développement du mode de production capitaliste dans l’agriculture, à la création d’une classe de fermiers capitalistes, la commune rurale se muait d’un garant de la stabilité dans les campagnes en un instrument d’un socialisme agraire petit-bourgeois à base de « partage noir »[251]. Les réformes engagées par Stolypine[252] cherchèrent donc à encourager le développement de la propriété privée. L’effet de ces réformes va être amoindri par la croissance démographique et la première guerre mondiale. Cependant, plusieurs millions de paysans sont devenue des paysans propriétaires et apportent avec eux, un nouvel esprit de propriété[253]. Il n’en demeure pas moins que, malgré les effets de la réforme agraire engagée par Stolypine, subsistent des terres communautaires (communauté qui va, d’une certaine manière, se reconstituer avec la révolution) et que la question d’un parti paysan reste posée. Dans l’esprit de ce paysan, la terre appartient à Dieu (ou son représentant sur terre : le Tsar) ou à personne. Au-delà des formes de propriété, voire de la forme du gouvernement central[254], c’est l’usufruit pour ceux qui travaillent la terre qui l’intéresse.
Lénine a toujours attendu la création[255] d’un parti paysan[256]. La participation des socialistes-révolutionnaires de gauche au gouvernement soviétique marquait parfaitement, pour Lénine, le partage du pouvoir avec le parti représentant la paysannerie[257]. L’analyse des résultats des élections à l’Assemblée constituante, qui aura lieu après la révolution d’Octobre, montre que les socialistes-révolutionnaires représentaient plutôt les jeunes paysans soldats qui, on l’a vu, ont été l’aile la plus radicale de la paysannerie tandis que les socialistes-révolutionnaires de droite s’appuyaient sur les anciens du village[258]. Et, nous l’avons vu, de manière générale, la classe à la base des diverses variétés de parti petit-bourgeois, y compris les mencheviks, est la paysannerie moyenne. Mais l’unité des partis petit-bourgeois démocrates se fissurera en octobre avec la séparation des socialistes-révolutionnaires de gauche.
En même temps, le parti des socialistes-révolutionnaires de gauche, parti de fraîche date (la scission formelle a lieu avec la révolution d’Octobre[259]) n’avait pas atteint l’importance propre à ce parti paysan « plus solidement organisé et plus puissant » que devait engendrer la fournaise révolutionnaire, comme l’escomptait Lénine.
On ne peut s’empêcher de penser que, pour une part, le parti bolchevik incarnait aussi une fraction de la petite-bourgeoisie. L’aile droite du bolchevisme, représentée par Kamenev[260], a mené en permanence une politique de compromis avec la démocratie qui n’a pas été sans effet sur la perception du parti bolchevik par les grandes masses[261]. Les tendances à l’unité, toujours combattues par Lénine, ont toujours été vivaces et dans certains endroits les deux partis n’étaient pas séparés. Dans certains cas, comme par exemple, la demande d’une représentation proportionnelle dans l’exécutif du soviet de Petrograd, qui était le fruit d’une manœuvre de diversion, ou des politiques moins tranchées vis-à-vis des partis conciliateurs (au grand dam de Lénine) ont plutôt joué en faveur du parti bolchevik. Les grandes masses étaient attachées à des soviets démocratiques et à l’unité des partis pro-révolution au sein de ceux-ci. Cela était bien perçu par nombre de dirigeants du parti bolchevik bien plus en contact avec le peuple que Lénine[262]. Le parti bolchevik n’a jamais été un parti monolithique obéissant aux coups de sifflets de Lénine. Ce dernier s’est souvent retrouvé minoritaire et confronté à l’édulcoration voire à la censure de ses positions et bataillera souvent pour faire admettre ses vues. N’oublions pas non plus que le parti bolchevik est devenu en quelques mois, un parti de masse[263]. Un tel afflux de militants, recrutés dans le feu de l’action n’offrait en rien la garantie d’une formation rigoureuse. Le parti bolchevik avait donc une forme d’hybridation et celle-ci a été favorable à sa venue au pouvoir dans le cadre d’une révolution qui avalisait le programme agraire de la petite-bourgeoisie. Et, Lénine, lui-même, qui incarne l’aile prolétarienne orthodoxe, n’avait-il pas déclaré en mai 1917 que « (…) notre Parti, parti des ouvriers conscients, parti des paysans pauvres (…) »[264]. Il ne fait guère de doute que Lénine visait les paysans pauvres dans leur dimension de salariés (partiellement) mais, dans les faits c’est leur versant petit-bourgeois au sein de leur hybridation qui va l’emporter[265]. En septembre, il reprend les mêmes termes : « (…) les calomnies (…) sont une des armes (…) contre les défenseurs des ouvriers et des paysans pauvres, c’est-à-dire contre les bolcheviks »[266], « (…) le parti ouvrier bolchévique, parti des vrais défenseurs des pauvres »[267]. Comme toujours, Lénine sollicite les concepts, les principes, à gauche comme à droite, sans les rompre, jusqu’à leur plus extrême limite tout en n’hésitant pas à employer si nécessaire un vocabulaire plus accessible[268].
A ce stade de la révolution, d’une certaine manière, Trotski comme Lénine peuvent considérer que c’est bien leur analyse qui est la bonne[269]. Mais les deux sont passés par des infléchissements de leur analyse. En quelques mois, le cours à gauche au sein d’une république démocratique a été parcouru et le pouvoir est tombé aux mains du prolétariat. Que ce parcours ait été aussi rapide est bien le signe de la faiblesse de la bourgeoisie russe mais aussi de la petite-bourgeoisie urbaine. Pour Lénine, dans cette première phase c’est bien ce qu’il appelait la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie qui se réalise, et c’est bien ce point de vue, en partie modifié, qui est à la base du discours officiel sur la révolution (« dictature des ouvriers et des paysans », « gouvernement ouvrier et paysan », « état ouvrier et paysan »). Désormais, selon le point de vue défendu depuis toujours par Lénine, une nouvelle période s’ouvre qui doit conduire, avec l’aide de la révolution internationale et de la révolution allemande en particulier, au socialisme via une dictature du prolétariat. La réalisation du programme minimum a ouvert la voie à la réalisation du programme maximum[270].
Du point de vue de la révolution permanente de Marx, on pourrait lire la situation différemment. La révolution bourgeoise n’a pas été une étape ouvrant la voie sur une échelle de temps encore indéterminée à la révolution socialiste, mais elle était grosse d’une révolution prolétarienne sans pour autant pouvoir réaliser des « mesures communistes ». Contrairement aux prévisions de Lénine et a fortiori de Trotski, le pouvoir est passé entre les mains de la bourgeoisie. Mais ce pouvoir est précaire, conditionné par celui des soviets. L’équivalent d’une, et même plus que cela, république démocratique est en place, « La Russie est aujourd’hui de tous les pays belligérants, le plus libre du monde »[271] dira Lénine, le prolétariat a réussi à constituer des organes qui compromettent, surveillent le gouvernement provisoire ; il doit marquer par tous les moyens son indépendance de classe. Le prolétariat doit donc maintenant mener la lutte contre ce gouvernement dans la logique de la révolution permanente jusqu’à ce que le pouvoir passe entre ses mains. Une nouvelle phase du processus pourrait conduire à la domination de la petite-bourgeoisie, phase préalable à ce que le pouvoir échoit ensuite au prolétariat, sous la forme d’une dictature du prolétariat (sans pour autant qu’il soit à même de mettre en œuvre directement des mesures communistes). Dès mars 1917, Lénine avait appelé le prolétariat agricole à constituer des soviets séparés et de manière générale des organes de classe favorisant son indépendance (idem pour le semi-prolétariat)[272]. En pratique ce prolétariat rural restera trop faible pour émerger en tant que classe autonome et dans la paysannerie pauvre, classe hybride, c’est la face petite-bourgeoise qui sera dominante. Avant même de pouvoir parcourir tout le cycle révolutionnaire, le pouvoir est allé vers le dernier parti en lice. Les partis de la petite-bourgeoisie démocratique, par conviction idéologique et par peur du prolétariat, sont restés liés à la bourgeoisie. Le parti socialiste révolutionnaire au pouvoir a renoncé à la mise en œuvre de son programme agraire. Mais le mouvement démocratique bourgeois est tellement puissant dans la paysannerie qu’il ne peut être esquivé[273]. C’est le prolétariat urbain qui doit prendre en compte le programme agraire de la petite-bourgeoisie, lequel n’est en rien le programme bourgeois le plus radical : celui que prônait auparavant le parti bolchevik. Le prolétariat ne peut se dérober à cette tâche de porter la révolution petite-bourgeoise qui en même temps lui permet de parvenir au pouvoir et de donner une direction prolétarienne à cette révolution, tandis que les partis de petite-bourgeoisie se fissurent et qu’une fraction rejoint le pouvoir soviétique. Mais, même si la révolution ne sortait pas de ce cadre bourgeois ou petit-bourgeois, elle serait un pas en avant que le prolétariat ne peut refuser[274]. Par conséquent, le prolétariat se retrouve à la tête d’une coalition avec la petite-bourgeoisie, dans le cadre d’un pouvoir soviétique. C’est au nom des soviets, du Comité militaire révolutionnaire initié par les soviets pour se défendre de la contre-révolution et protéger la capitale que le pouvoir a été pris et non à l’appel du parti bolchevik. L’insurrection s’est appuyée sur deux classes, les troupes bolchevisées (donc majoritairement la paysannerie) et le prolétariat organisé dans la garde rouge. C’est donc en tant que représentant de la démocratie révolutionnaire que le parti bolchevik est venu au pouvoir. En même temps, il est, nonobstant ses dimensions hybrides, le parti de classe, le parti du prolétariat et va s’efforcer de faire usage de ce pouvoir pour hâter la révolution internationale et engager la Russie dans la voie de la dictature du prolétariat et de la révolution socialiste.
Pour Lénine, la différenciation des classes au sein de la paysannerie n’a pris forme qu’à partir de l’été et de l’automne 1918.
« Ceux qui sont renseignés et ont séjourné à la campagne disent que c’est seulement au cours de l’été et de l’automne 1918 que nos campagnes ont entrepris elles-mêmes leur « Révolution d’Octobre » (c’est-à-dire prolétarienne). Il s’opère un revirement. La vague des soulèvements koulaks fait place à la montée du mouvement des paysans pauvres, au progrès du « comités de paysans pauvres ». On voit augmenter le nombre d’ouvriers devenus commissaires, officiers, commandants de division ou d’armée. Au moment où le benêt Kautsky, effrayé par la crise de juillet (1918) et les clameurs de la bourgeoisie, se précipite derrière elle « en faisant des courbettes » et écrit toute une brochure où éclate sa conviction que les bolcheviks sont à la veille d’être renversés par la paysannerie, au moment où ce benêt voit dans la défection des socialistes-révolutionnaires de gauche un « rétrécissement » (p.37) des milieux qui soutiennent les bolcheviks, dans ce même moment le cercle réel des partisans du bolchevisme s’étend infiniment, car des dizaines et des dizaines de millions de paysans pauvres, en s’affranchissant de la tutelle et de l'influence des koulaks et de la bourgeoisie rurale, s’éveillent à une vie politique indépendante.
Nous avons perdu des centaines de socialistes-révolutionnaires de gauche, intellectuels veules ou koulaks ruraux ; nous avons conquis des millions de représentants de la paysannerie pauvre
.
Un an après la révolution prolétarienne dans les capitales a éclaté, sous son influence et avec son concours, la révolution prolétarienne dans les campagnes les plus reculées ; elle a définitivement affermi le pouvoir soviétique et le bolchevisme et fait la preuve définitive qu’à l’intérieur du pays, il n’est point de force capable de s’opposer au bolchevisme.
Après avoir achevé, avec l’ensemble de la paysannerie, la révolution démocratique bourgeoise, le prolétariat de Russie est passé définitivement à la révolution socialiste, ayant réussi à dissocier la population rurale, à amener à lui les prolétaires et les semi-prolétaires ruraux, à les grouper contre les koulaks et la bourgeoisie, y compris la bourgeoisie paysanne. » (Lénine, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, Œuvres, Editions sociales, T.28, p.313-314)
Dans les faits, cette perspective va s’évanouir[275]. La terre va être redistribuée au sein des communautés rurales tandis que la propriété privée régresse (le phénomène a commencé avant la révolution d’octobre[276]). La paysannerie pauvre et sans terre va suivre les tendances propres à la petite-bourgeoisie si bien comprises par les socialistes-révolutionnaires. Le parti prolétaire va se retrouver isolé au sein d’un parti bolchevik hybride soumis à des tendances contradictoires. A partir de la défection des socialistes-révolutionnaires de gauche qui passent à la contre-révolution avec la signature du traité de Brest-Litovsk, dans la mesure où le parti bolchevik reste seul au pouvoir, Lénine qualifie aussi le pouvoir soviétique de dictature du prolétariat, d’Etat prolétarien, d’Etat ouvrier (et non plus d’Etat ouvrier et paysan quoique cette problématique ne cesse pas d’exister). Il n’est pas dans le propos de ce texte[277] d’analyser l’involution de la révolution russe et de la victoire de la contre-révolution.
Nous pouvons donc conclure, et c’est aussi la conclusion de Lénine : La révolution d’Octobre a donc été bourgeoise[278], (voire par certains aspects petite-bourgeoise[279]) sur le plan économique c’est-à-dire qu’elle ne sort pas du cadre du mode de production capitaliste (elle doit même le développer) ; populaire[280], prolétarienne et petite-bourgeoise[281], ouvrière et paysanne[282] sur le plan social, c’est-à-dire que la révolution s’appuie sur ces deux classes qui sont les composantes fondamentales du peuple russe ; prolétarienne[283] par sa direction politique, c’est-à-dire direction et prééminence du parti bolchevik, du parti prolétaire, quelle que soit sa dimension hybride, et tout particulièrement de la tendance représentée par Lénine ; socialiste[284] par son intention (gestion de la société et du capitalisme pour préparer au mieux les bases du socialisme, perspective de la révolution internationale qui seule pourra fournir l’ensemble des moyens pour un passage au socialisme).
[1] « Mais pour y parvenir, il [la vie politique NDR] lui faut se dresser violemment contre ses propres conditions d’existence, proclamer que la révolution est permanente (…) » (Marx, La question juive, 1843-1844, Œuvres, Pléiade, Philosophie, p.359)
« Il (Napoléon I) accomplit le terrorisme en remplaçant la révolution permanente par la guerre permanente » (Marx, Engels, La Sainte Famille, 1845, Œuvres, Pléiade, Philosophie, p.563)
« (…) le prolétariat se groupe de plus en plus autour du socialisme révolutionnaire, autour du communisme pour lequel la bourgeoisie elle-même a inventé le nom de Blanqui. Ce socialisme est la déclaration de la révolution en permanence, la dictature de classe du prolétariat, comme point de transition nécessaire vers l’abolition des différences de classes tout court, vers l’abolition de tous les rapports de production sur lesquels elles reposent, vers l’abolition de toutes les relations sociales qui correspondent à ces rapports de production, vers le bouleversement de toutes les idées qui naissent de ces relations sociales. » (Marx, Les luttes de classes en France, 1850, Pléiade, Politique, p.324)
« Tout comme nous, il (Marat) ne considérait pas la révolution terminée et voulait qu’on la déclarât permanente ». (Engels, Marx et la Nouvelle Gazette Rhénane, 1848-1849, Der Sozialdemokrat, N°11, 13 mars 1884, in Marx, Engels, Œuvres choisies, p.34, https://www.calameo.com/read/000726878e7f1866ce 687)
Staline n’est donc pas tout à fait exact quand il dit que « L’idée de la révolution permanente n’est pas nouvelle. Elle a été exposée pour la première fois par Marx, en 1850, dans l’Adresse à la Ligue des communistes » (Staline, les principes du léninisme, 1924, chrome-extension://efaidnbmnnnibpcajpcglcle findmkaj/https://materialisme-dialectique.com/pdf/MELSM2/Staline-Des-principes-du-leninisme.pdf)
C’est également le cas du PCI « Notons qu’à la différence de celle de Lénine, sa théorie [celle de Trotski NDR] n’avait de commun avec celle que Marx défendit dans les années 1848 que le terme, utilisé par ce dernier pour la première fois, de « révolution en permanence » » (Programme communiste, Octobre-décembre 1972, n°57)
[2] Cf. chapitre 3.5
[3] « On commence par accepter la phrase lassalléenne ronflante, mais historiquement fausse, selon laquelle : face à la classe ouvrière, toutes les autres classes forment une seule masse réactionnaire. Cette formule n’est vraie que dans quelques cas exceptionnels : dans une révolution du prolétariat - la Commune, par exemple - ou dans un pays où non seulement la bourgeoisie a imprimé son image à l’État et à la société, mais où, à son tour, la petite-bourgeoisie démocratique a parachevé sa transformation jusque dans ses dernières conséquences. » (Engels à August Bebel, 18-28 mars 1875, La social-démocratie allemande, 10/18, p.76)
[4] Et encore, ajoute Engels, il se pourrait que la bourgeoisie puisse tenter une échappatoire. « Étant une formule d’agitation parfaitement unilatérale, elle est absolument fausse sous la forme apodictique absolue qui seule la fait résonner efficacement. » (Engels, Lettre à Kautsky, 14 octobre 1891, La social-démocratie allemande, 10/18, p.290) ; « (…) cette tendance ne se réalisera jamais jusqu’au bout dans les faits. Le jour où la révolution se produira, la bourgeoisie sera toujours prête encore à toutes sortes de réformes de détail. Seulement il n’y aura plus de sens à continuer de vouloir des réformes de détail d’un système qui s’effondre tout entier. » (Engels, Lettre à Kautsky, 14 octobre 1891, La social-démocratie allemande, 10/18, p.291)
[5] « Quand il s’agit de livrer combat à un adversaire commun, nul besoin d’une union particulière. Dès qu’il faut combattre directement un tel ennemi, les intérêts des deux partis, pour le moment, coïncident; et, comme par le passé, cette alliance calculée seulement pour une courte durée se nouera spontanément » (Marx, Adresse du Comité central de la Ligue des communistes, mars 1850, Pléiade, Politique, p.553)
[6] « En Allemagne, enfin, la lutte décisive se prépare entre la bourgeoisie et la monarchie absolue. Mais comme les communistes ne peuvent compter sur une lutte décisive entre eux et la bourgeoisie, tant que celle-ci n’aura pas conquis le pouvoir, il est de l’intérêt des communistes d’aider la bourgeoisie a conquérir le plus rapidement possible le pouvoir, pour la renverser ensuite le plus rapidement possible. Par conséquent, les communistes doivent soutenir constamment les libéraux bourgeois contre les gouvernements absolutistes, tout en se gardant bien de partager les illusions des bourgeois et d’ajouter foi à leurs promesses séduisantes sur les conséquences bienheureuses qui résulteront pour le prolétariat de la victoire de la bourgeoisie. Les seuls avantages que la victoire de la bourgeoisie offrira aux communistes consisteront :
1°dans différentes concessions qui faciliteront aux communistes la défense, la discussion et la propagande de leurs idées et, par-là, la constitution du prolétariat en une classe fermement unie, prête à la lutte et bien organisée, et
2°dans la certitude qu’à partir du jour où les gouvernements absolutistes seront tombés, la véritable lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat commencera. A partir de ce jour-là, la politique du parti communiste sera la même que dans tous les pays où règne déjà la bourgeoisie. » (Engels, Principes du communisme, 1847, souligné par nous NDR, https://www.marxists.org/francais/marx/works/47-pdc.htm)
[7] « Ce qu’il [le prolétariat] conquit [en imposant la République], c’était le terrain en vue de la lutte pour sa propre émancipation révolutionnaire, mais nullement cette émancipation même » (Marx, 1850, Les luttes de classes en France, Pléiade, Politique, p.244)
« La république apparaît enfin en Europe aussi comme ce qu’elle est dans son essence, ce qu’elle est réellement en Amérique, comme la forme la plus accomplie de la domination bourgeoise. (…) L’ère des véritables républiques européennes datera du 4 septembre, ou plutôt du jour de Sedan, même si un bref retour césariste, peu importe sous quel prétendant, était possible. Et c’est dans ce sens que l’on peut dire que la république Thiers est la réalisation finale de la république de 1792 ; la république des jacobins, sans les illusions que se faisaient les jacobins. Désormais, la classe ouvrière ne peut plus se faire d’illusions sur ce qu’est la république : la forme d’État où la domination de la bourgeoisie prend son expression ultime, vraiment accomplie. Dans la république moderne, on instaure enfin l’égalité politique pure, égalité encore soumise dans toutes les monarchies à certaines restrictions. Et cette égalité politique, est-ce autre chose que de déclarer que les antagonismes de classes ne concernent en rien l’État, que les bourgeois ont autant le droit d’être bourgeois que les travailleurs prolétaires ? (…) En d’autres termes : si elle est la forme accomplie de la domination de la bourgeoisie, la république moderne est en même temps la forme d’État où la lutte de classe se débarrasse de ses dernières entraves et où se prépare son terrain de lutte. La république moderne n’est précisément rien d’autre que ce terrain de lutte. (…) La république moderne n’est rien d’autre que le théâtre déblayé pour la dernière grande lutte de classe de l’histoire du monde : voilà précisément sa formidable portée. » (Engels, La république en Espagne, 1873, https://www.marxists.org/francais/engels/ works/1873/03/kmfe18730103.htm) …/…
« Même la démocratie vulgaire, qui voit dans la République démocratique le millenium et qui ne soupçonne guère que c’est précisément sous cette forme ultime de l’Etat de la société bourgeoise que devra se livrer la bataille entre les classes (…). » (Marx, 1875, Critique du programme de Gotha, Pléiade, Economie, T.1, p.1430).
« Une chose absolument certaine, c’est que notre Parti et la classe ouvrière ne peuvent arriver à la domination que sous la forme de la république démocratique. Cette dernière est même la forme spécifique pour la dictature du prolétariat, comme l’a déjà montré la grande Révolution française » (Engels, Critique du programme d’Erfurt, 1891, Editions sociales, p.103, souligné par nous ; nous avons corrigé la traduction falsificatrice du de en pour - für dans le texte allemand -)
« Marx et moi, depuis quarante ans, nous avons répété jusqu’à satiété que pour nous la république démocratique est la seule forme politique dans laquelle la lutte entre la classe ouvrière et la classe capitaliste peut d’abord s’universaliser et puis arriver à son terme par la victoire décisive du prolétariat » (Engels, 1892, réponse à Giovanni Bovio, in Révolution et démocratie chez Marx et Engels de Jacques Texier, p.388)
« (…) la république bourgeoise, a dit Marx, est la forme politique dans laquelle seule la lutte entre prolétariat et bourgeoisie peut se décider. » (Engels, 1894, Lettre à Turati, in Révolution et démocratie chez Marx et Engels de Jacques Texier, p.391)
« La république, vis-à-vis du prolétariat, ne diffère de la monarchie qu’en ceci qu’elle est la forme politique toute faite pour la domination future du prolétariat. (…) Mais la république, comme toute autre forme de gouvernement, est déterminée par ce qu’elle contient ; tant qu’elle est la forme de la domination bourgeoise, elle nous est tout aussi hostile que n’importe quelle monarchie (sauf les formes de cette hostilité) » (Engels, Lettre à Paul Lafargue, 6 mars 1894, Marx Engels et la troisième république, Editions sociales, p.322)
Lénine ne dit rien de moins :
« Engels reprend ici [dans la critique du programme d’Erfurt NDR], en la mettant particulièrement en relief, cette idée fondamentale qui marque comme d’un trait rouge toutes les œuvres de Marx, à savoir que la république démocratique est le chemin le plus court conduisant à la dictature du prolétariat. Car une telle république, bien qu’elle ne supprime nullement la domination du capital, ni par conséquent l’oppression des masses et la lutte des classes, conduit inévitablement à une extension, à un développement, à un rebondissement, à une aggravation de la lutte tels qu’une fois apparue la possibilité de satisfaire les intérêts vitaux des masses opprimées, cette possibilité se réalise inéluctablement et uniquement dans la dictature du prolétariat, dans la direction de ces masses par le prolétariat. » (Lénine, L’Etat et la révolution, Œuvres, Edition sociales, T.25, p.481)
« Elle [la social-démocratie NDR] n’a jamais eu et n’aura jamais peur de dire qu’elle consacre le régime bourgeois de la république démocratique, en comparaison du régime bourgeois de l’autocratie féodale. Mais elle ne « consacre » la république bourgeoise que comme la dernière forme de la domination de classe, comme le terrain le plus favorable à la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie ; elle la consacre non à cause de ses prisons et de sa police, de sa propriété et de sa prostitution, mais en vue d’une lutte large et libre contre ces aimables institutions. » (Lénine, La dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie, Œuvres, Editions sociales, T.8, p.301)
[8] « Aucune révolution ne pourra triompher définitivement en Europe occidentale, tant que subsistera à côté d’elle l’actuel État russe » (Engels, Les problèmes sociaux de la Russie, 1875, in Marx, Engels, La Russie, 10/18, p. 237).
[9] Engels, What is to become of Turkey in Europe ? 21/4/1853, Collected works, T.12, p.34-35
[10] « Cette crise [conflit russo-turc] marque un nouveau tournant dans l’histoire européenne. (…). La Russie se trouve depuis longtemps au seuil d’une révolution, dont tous les éléments en sont prêts. (…) La révolution commencera cette fois à l’Est, là où se trouvait jusqu’ici le rempart inviolé et l’armée de réserve de la contre-révolution. » (Marx, Lettre à Sorge, 27/9/1877, in Marx, Engels, La Russie, 10/18, p. 223).
[11] Cf. les brouillons des lettres à V. Zassoulitch et l’analyse de Riazanov sur notre site : www.robingoodfellow .info
[12] « Là où la situation est si tendue, là où les éléments révolutionnaires se sont accumulés à un tel degré, là où les conditions économiques de masses énormes deviennent de jour en jour de plus en plus intolérables, là où tous les niveaux du développement de la société se trouvent représentés, depuis les communautés primitives jusqu’à la moderne grande industrie et la haute finance, et là où toutes ces contradictions sont maintenues ensemble par un despotisme sans pareil, un despotisme toujours plus insupportable pour une jeunesse qui allie en elle l’intelligence et la dignité de la nation si là le 1789 a une fois commencé, il ne faudra pas attendre longtemps pour que se produise un 1793. » (Engels, Lettre à V. Zassoulitch, 23/4/1885, in Marx, Engels, Le parti de classe, Maspéro, T.IV, p.12)
[13] « (…°) pour qu’au moins le reste de cette commune puisse survivre, il est nécessaire que le despotisme tsariste soit renversé, qu’il se produise une révolution. Non seulement cette révolution arrachera la grande masse de la nation – les paysans -à l’isolement de leurs villages qui forment leur mir, leur « monde », pour les pousser sur la grande scène d’où ils apprendront à connaître le monde extérieur et donc eux-mêmes aussi, leur propre situation et les moyens pour sortir de leur misère actuelle, mais elle donnera encore au mouvement ouvrier occidental une nouvelle impulsion et de meilleures conditions de lutte, autrement dit, elle hâtera le triomphe du prolétariat industriel moderne, sans lequel la Russie d’aujourd’hui ne peut dépasser ni la commune, ni le capitalisme pour se diriger vers une transformation socialiste. » (Engels, Postface de 1894 aux « problèmes sociaux de la Russie », in Marx, Engels, La Russie, 10/18, p. 277).
[14] « Une révolution russe signifie plus qu’un simple changement de gouvernement en Russie. Elle entraînera la ruine d’une puissance militaire gigantesque et pesante, qui depuis la révolution française a constitué sans défaillance la colonne vertébrale de l’alliance des despotes européens. Elle signifie l’émancipation de l’Allemagne vis-à-vis de la Prusse, qui a été jusqu’ici la créature de la Russie et n’a existé qu’en s’appuyant sur elle. Elle signifie la restauration de la Pologne. Elle signifie l’éveil des petites nationalités slaves d’Europe orientale face aux rêves panslavistes, qui avaient été suscités en entretenus par l’actuel gouvernement russe. Elle signifie enfin l’amorce d’une vie nationale active au sein du peuple russe lui-même et, en même temps aussi, en conséquence, le début d’un véritable mouvement ouvrier en Russie. » (Engels, Les ouvriers européens en 1877, 31/3/1878, in Marx, Engels, La Russie, 10/18, p. 222)
« Une révolution éclatant en Russie à l’heure actuelle épargnerait à l’Europe le malheur d’une guerre générale, et serait le commencement de la révolution dans le monde entier. » (Engels, Les tâches du parti ouvrier en Europe orientale, lettre à Ion Nadjde, 4/1/1888, in Marx, Engels, La Russie, 10/18, p. 227)
[15] « Lorsque la classe ouvrière de Russie - à supposer qu’il existe dans ce pays une classe au sens où on l’entend en Europe occidentale – se donnera un programme politique, et que ce programme contiendra la libération de la Pologne alors nous écarterons également la Russie, conçue comme nation, de notre champ d’analyse, et nous n’accuserons plus que le gouvernement tsariste. » (Engels, En quoi la Pologne concerne-t-elle la classe ouvrière ? 24/3/1866, in Marx, Engels, La Russie, 10/18, p. 201)
[16] Bien que le marxisme fasse une critique de la démocratie en général, le qualificatif « bourgeois » délimite ici le contenu de son emploi par la classe bourgeoise laquelle combat farouchement les actions ou les tendances qui essayent de la faire sortir du cadre borné de la démocratie représentative, de la démocratie formelle et menacent leurs intérêts de classe.
[17] « Dans ces conditions, la social-démocratie doit s’efforcer de conserver pendant toute la durée de la révolution une position qui lui assurerait le mieux la possibilité de faire progresser la révolution, ne lui lierait pas les mains dans la lutte contre la politique inconséquente et intéressée des partis bourgeois, et la protègerait contre le danger de se résorber dans la démocratie bourgeoise.
Aussi la social-démocratie ne doit-elle pas se donner pour but de s’emparer du pouvoir ou de le partager dans le gouvernement provisoire, elle doit demeurer le parti de l’extrême opposition révolutionnaire. » (Martynov, cité par Lénine, in Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Œuvres, Editions sociales, T.9, p.39)
[18] Voir également : « La social-démocratie et le gouvernement révolutionnaire provisoire », mars-avril 1905 ; « La dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie », avril 1905 ; Interventions et discours lors du IIIe congrès du P.O.S.D.R, avril-mai 1905. Cf. Lénine, Œuvres, T.8, p.275 ; p.294 ; p.361
[19] « La situation même du prolétariat en tant que classe, l’oblige à être démocrate avec esprit de suite. La bourgeoisie regarde en arrière, redoutant le progrès démocratique qui menace de renforcer le prolétariat. Celui-ci n’a rien à perdre que ses chaînes, il a un monde à gagner, avec la démocratie. Aussi, plus la révolution bourgeoise est conséquente dans ses transformations démocratiques, et moins elle se borne à celles qui ne sont avantageuses qu’à la bourgeoisie. Plus la révolution bourgeoise est conséquente, et plus elle assure d’avantages au prolétariat et à la paysannerie dans la révolution démocratique. » (Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Œuvres, Editions sociales, T.9, p.46-47)
[20] « Ce dénouement serait plus ou moins semblable à celui de presque toutes les révolutions démocratiques de l’Europe au XIX° siècle, et le développement de notre Parti suivrait alors un sentier ardu, pénible, long, mais familier et déjà battu. » (Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Œuvres, Editions sociales, T.9, p.53)
[21] « Agissant au sein de la société bourgeoise, la social-démocratie ne peut participer à la vie politique sans marcher, dans tel ou tel cas particulier, aux côtés de la démocratie bourgeoise. Mais la différence entre vous et nous, c’est que nous marchons aux côtés de la bourgeoisie révolutionnaire et républicaine, sans nous confondre avec elle ; tandis que vous marchez aux côtés de la bourgeoisie libérale et monarchiste, sans d’ailleurs non plus vous confondre avec elle. Tels sont les faits. » (Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Œuvres, Editions sociales, T.9, p.40-41)
[22] « Les « socialistes-révolutionnaires » forment plutôt un groupe d’intellectuels terroristes que l’embryon d’un tel parti, bien que la signification objective de l’activité de ce groupe consiste précisément à réaliser les tâches de la bourgeoisie révolutionnaire et républicaine. » (Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Œuvres, Editions sociales, T.9, p.41)
[23] « Vos mots d’ordre tactiques à vous, formulés au nom de la conférence, coïncident avec ceux du parti « constitutionnel démocrate », c’est-à-dire du parti de la bourgeoisie monarchiste, sans que vous remarquiez cette coïncidence, sans que vous vous en rendiez compte, ce qui fait que vous vous trouvez en réalité à la remorque des gens de l’« Osvobojdénié » [Revue bimensuelle (1902-1905) sous la direction de P. B. Strouvé ; organe de la bourgeoisie libéral-monarchique. Les « obsvobojdénistes » constitueront en 1905 le parti Cadet (constitutionnel démocrate)– NDR].
Nos mots d’ordre tactiques, à nous, formulés au nom du III° congrès du P.O.S.D.R., coïncident avec ceux de la bourgeoisie révolutionnaire démocratique et républicaine. Cette bourgeoisie et cette petite-bourgeoisie ne forment pas encore en Russie de grand parti populaire » (Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Œuvres, Editions sociales, T.9, p.41)
[24] « Ces éléments sont surtout nombreux dans la paysannerie. Sans commettre d’erreur grave, nous pouvons, lors de la répartition des groupes sociaux importants selon leurs tendances politiques, identifier la démocratie révolutionnaire et républicaine avec la masse des paysans, naturellement dans le sens où on peut identifier la classe ouvrière avec la social-démocratie, sous les mêmes réserves et avec les mêmes conditions sous-entendues. » (Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Œuvres, Editions sociales, T.9, p.41)
[25] « Non, la force capable de remporter une « victoire décisive sur le tsarisme » ne peut être que le peuple, c’est à dire le prolétariat et la paysannerie, si l’on prend les grandes forces essentielles et si l’on répartit entre l’un et l’autre la petite-bourgeoisie rurale et citadine (qui fait partie du « peuple », elle aussi) » (Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Œuvres, Editions sociales, T.9, p.51)
[26] Cf. Lénine, Essai de classification des partis politiques russes, Œuvres, Editions sociales, T.11, p.230
[27] « L’expérience de l’histoire de la révolution russe montre en effet que dès la première vague de l’essor, à la fin de l’année 1905, la paysannerie a commencé à mettre sur pied une organisation politique (l’Union paysanne de Russie), dont il ne fait aucun doute qu’elle constituait un parti paysan bien distinct. (…). Mais si de tels groupements ont pu se constituer dès le début de la révolution, il est absolument certain qu’une révolution menée jusqu’à ce « terme » ou plutôt jusqu’à ce degré de développement qu’est la dictature révolutionnaire, entraînera la formation d’un parti paysan révolutionnaire plus solidement organisé et plus puissant. Prétendre le contraire, ce serait admettre que chez un adulte, certains organes vitaux peuvent conserver la taille, la forme et le niveau de développement de l’enfance » (Lénine, L’objectif de la lutte du prolétariat, Mars 1909, Œuvres, Editions sociales, T.15, p.400-401). Ce passage est directement tourné contre une thèse de Trotski, citée par Martov, où il envisage une forme de passivité de la paysannerie.
[28] En 1899, dans « Le développement du capitalisme en Russie », Lénine analyse la population rurale qu’il délimite ainsi :
« (…) comme le nombre des gros propriétaires fonciers est tout à fait insignifiant et que, de plus, une grande partie d’entre eux est classée parmi les rentiers, les fonctionnaires, les hauts dignitaires, etc., on peut considérer que la totalité de la population agricole fait partie de la paysannerie. Nous avons donc une masse de 97 millions de paysans dans laquelle il nous faut distinguer les trois grands groupes suivants : le groupe inférieur qui comprend les couches prolétariennes et semi-prolétariennes ; le groupe moyen des petits propriétaires pauvres et le groupe supérieur des propriétaires aisés. Ces groupes constituent des éléments de classe distincts, dont nous avons déjà analysé en détail les caractéristiques économiques fondamentales : la population du groupe inférieur ne possède pas de biens et vit essentiellement ou pour moitié de la vente de sa force de travail. Celle du groupe moyen est formée de petits propriétaires très pauvres, car dans les meilleures années, le paysan moyen arrive à peine à joindre les deux bouts, mais dont le principal moyen de subsistance est la petite exploitation « indépendante » (soi-disant indépendante, naturellement). Celle du groupe supérieur, enfin, est formée de petits propriétaires aisés qui exploitent un nombre plus ou moins important d’ouvriers agricoles, de journaliers détenteurs d’un lot concédé et, d’une façon générale, d’ouvriers salariés de toute espèce. » (Lénine, Le développement du capitalisme en Russie, 1899, Œuvres, Editions sociales, T.3, p.533-534)
Lénine évalue à 50% de la population rurale, la part du prolétariat et semi-prolétariat, soit plus de 48 millions de personnes. (Lénine, Le développement du capitalisme en Russie, 1899, Œuvres, Editions sociales, T.3, p.534)
Si l’essentiel, du semi-prolétariat est représenté par cette paysannerie pauvre partiellement salariée, Lénine y ajoute aussi certaines catégories urbaines (employés des chemins de fer, employés de la poste, …), sans doute parce qu’il s’agit de catégories de salariés pour une part « protégés » ou dont les traitements relèvent pour une part du revenu. (Cf. Lénine, A propos du bilan du congrès, Œuvres, Editions sociales, T.10, p. 411)
L’appui de ce semi-prolétariat comme le ralliement de la paysannerie sont indispensables et c’est encore plus vrai dans le cadre de la révolution russe où le prolétariat ne constitue qu’une minorité. Lénine a tiré les leçons de la révolution de 1905 et des révolutions françaises de 1848 et 1871 dans lesquelles le prolétariat est resté isolé et a été massacré.
Dans une analyse de l’échec de la révolution de 1905, Trotski écrit :
« (…) dans l’armée recrutée par le service obligatoire universel, naturellement la classe paysanne l’emporte de loin par le nombre. L’armée donne à la classe des moujiks la cohésion qui lui manquait ; du principal défaut de cette classe, de sa passivité politique, l’armée se fait un avantage essentiel. Au cours de ses manifestations en 1905, le prolétariat commit parfois la faute d’ignorer la passivité des campagnes, parfois profita du mécontentement obscur que manifestaient les villages. Mais, lorsque la lutte pour la conquête du pouvoir devint une nécessité réelle, tout se joua sur le moujik en uniforme, qui formait la masse principale de l’infanterie russe. En décembre 1905, le prolétariat russe fut vaincu, non parce qu’il avait commis des erreurs, mais pour s’être heurté à une force trop réelle : les baïonnettes de l’armée paysanne. (Trotski, Le prolétariat et la révolution russe, 1905, Ed. de minuit, p.373)
[29] Cf. Lénine, Rapport sur la participation de la social-démocratie au gouvernement révolutionnaire provisoire, IIIe congrès du POSDR, T.8, p.387.
[30] Cf. Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Œuvres, Editions sociales, T.9, p.91
[31] En tout premier lieu, l’indépendance du parti social-démocrate irréductiblement opposé aux partis bourgeois, ce qui suppose le contrôle des mandataires du parti qui participeraient à ce gouvernement, qu’il n’y ait pas de confusion des organisations, de mettre en évidence les différences et les objectifs, que le prolétariat surveille son allié comme un ennemi, que les partis alliés marchent séparément et frappent ensemble quand cela est nécessaire (cf. Lénine, La social-démocratie et le gouvernement révolutionnaire provisoire, Œuvres, Editions sociales, T.8, p.289). Bref, on suit ici les recommandations de l’Adresse de 1850, hormis la participation au gouvernement.
[32] « La « victoire décisive de la révolution sur le tsarisme », c’est la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. » (Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Œuvres, Editions sociales, T.9, p.51)
[33] « Cependant, ce ne sera évidemment pas une dictature socialiste, mais une dictature démocratique. Elle ne pourra pas toucher (avant que la révolution ait franchi diverses étapes intermédiaires) aux fondements du capitalisme. Elle pourra, dans le meilleur des cas, procéder à une redistribution radicale de la propriété foncière au profit de la paysannerie ; introduire la démocratie de façon totale et conséquente jusques et y compris la proclamation de la République ; extirper non seulement de la vie des campagnes, mais aussi de la vie des usines, les survivances du despotisme asiatique ; commencer à améliorer sérieusement les conditions des ouvriers et à élever leur niveau de vie ; enfin, last but not least, étendre l’incendie révolutionnaire à l’Europe. Cette victoire ne fera nullement encore de notre révolution bourgeoise une révolution socialiste ; la révolution démocratique ne sortira pas directement du cadre des rapports sociaux et économiques bourgeois (…) » (Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Œuvres, Editions sociales, T.9, p.51-52)
[34] C’est ce qu’expriment notamment les thèses du IIIe congrès du POSDR. « (…) cette révolution démocratique, loin de l’affaiblir, renforcera en Russie la domination de la bourgeoisie qui tentera infailliblement, à un certain moment, sans s’arrêter devant rien, d’arracher au prolétariat russe, la plus grande partie de ses conquêtes de la période révolutionnaire. » (Lénine, Projet de résolution sur le gouvernement révolutionnaire provisoire, IIIe congrès du POSDR, Œuvres, Editions sociales, T.8, p.399)
[35] « Le mot d’ordre de dictature « démocratique » exprime justement ce caractère historique limité de la révolution actuelle et la nécessité d’une lutte nouvelle, sur le terrain d’un nouvel ordre de choses, pour la libération complète de la classe ouvrière de toute oppression et de toute exploitation. » (Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Œuvres, Editions sociales, T.9, p.128)
[36] Cela vaut parfois à Lénine des attaques ridicules à propos du jacobinisme qui lui sert souvent de référence. Lénine veut dire, Engels dit la même chose, que les sociaux-démocrates (les communistes) doivent être au prolétariat ce que les jacobins ont été à la bourgeoisie.
[37] « (…) Radek analyse l’attitude de Marx d’une manière accidentelle, épisodique et superficielle : il se borne à la circulaire de 1850, où Marx considère encore la paysannerie comme l’alliée naturelle de la démocratie petite-bourgeoise des villes. Marx s’attendait alors à une étape indépendante de la révolution démocratique en Allemagne, c’est-à-dire à l’arrivée temporaire au pouvoir des radicaux petits-bourgeois des villes s’appuyant sur la paysannerie. C’était là le point essentiel. Mais c’est justement ce qui n’arriva pas, et pour cause. Au milieu du siècle dernier déjà, la démocratie petite-bourgeoise se montrait incapable d’accomplir sa révolution indépendante. Marx enregistra cette leçon. Le 16 août 1856, six ans après la circulaire en question, il écrit à Engels :
« En Allemagne, tout dépendra de la possibilité de soutenir la révolution prolétarienne par une espèce de seconde édition de la guerre paysanne. Alors l’affaire marchera très bien. »
Ces paroles remarquables, que Radek a complètement oubliées, sont extrêmement précieuses pour la compréhension de la révolution d’Octobre et de l’ensemble du problème qui nous occupe. Marx sautait-il par-dessus la révolution agraire ? Non, nous le voyons bien. Considérait-il comme nécessaire la collaboration du prolétariat et de la paysannerie dans la révolution ? Oui, tel était son avis. Admettait-il la possibilité du rôle dirigeant ou même d’un rôle indépendant de la paysannerie dans la révolution ? Non, il ne l’admettait pas. Il estime que la paysannerie, qui n’a pas réussi à soutenir la démocratie bourgeoise dans une révolution bourgeoise indépendante (et cela par la faute de la démocratie bourgeoise, non de la paysannerie), pourra soutenir le prolétariat dans une révolution prolétarienne, et qu’« alors l’affaire marchera très bien ». On dirait que Radek ne veut pas s’apercevoir que c’est précisément ce qui arriva en Octobre, et l’affaire marcha en effet assez bien. » (Trotski, La révolution permanente, Gallimard, Idées, p.192-193)
[38] Nous avons vu qu’il n’en est rien et qu’Engels dans la lettre à Filippo Turati, écrite peu de temps avant son décès, maintient la même analyse. Il l’exprime aussi, la même année dans le texte « Quelques mots sur l’histoire de la Ligue des communistes » : « (…) la démocratie petite-bourgeoise reste toujours le parti qui, au prochain bouleversement européen dont l’échéance ne saurait tarder à cette heure (les échéances des révolutions européennes s’espacent de 15 à 18 ans ; par exemple 1815, 1830, 1848-1852, 1870) occupera tout d’abord, sans réserve aucune, le pouvoir, pour ne pas laisser tomber la société aux mains des ouvriers communistes. » (Engels, https://www.marxists.org/francais/engels/works/1885/10/18851008.htm)
[39] Lénine fait référence à l’article de Marx « Projet de loi sur l’abrogation des charges féodales » dans La Nouvelle Gazette Rhénane n°60, 30 juillet 1848. Editions sociales, T.1, p.344-349
[40] « (…) seule une dictature révolutionnaire appuyée sur l’énorme majorité du peuple sera tant soit peu solide (pas absolument certes mais relativement). Or, le prolétariat ne forme actuellement que la minorité de la population russe. Il ne peut devenir une majorité énorme, écrasante, qu’en s’unissant à la masse des semi-prolétaires, des semi-patrons, c’est-à-dire la masse pauvre de la petite-bourgeoisie des villes et des campagnes. Cette composition de la base sociale de la dictature révolutionnaire démocratique, possible et désirable, influera, évidemment, sur la composition du gouvernement révolutionnaire, rendra inévitable l’entrée, ou même la prépondérance, dans ce gouvernement des représentants les plus hétéroclites de la démocratie révolutionnaire. Il serait extrêmement nuisible de nous faire la moindre illusion à ce sujet. » (Lénine, La social-démocratie et le gouvernement révolutionnaire provisoire, Œuvres, Editions sociales, T.8, p.291-292)
[41] Dans la social-démocratie et le gouvernement révolutionnaire provisoire, Lénine rappelle certains aspects de ce programme : « « Rappelez-vous seulement les réformes économiques et politiques réclamées dans ce programme : la république, l’armement du peuple, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, les libertés démocratiques intégrales, des réformes économiques radicales » (Lénine, Œuvres, Editions sociales, T.8, p.286)
[42] « Dictature socialiste », sous la plume de Lénine. Nous pouvons faire une nuance entre les deux concepts car dans l’Adresse, il est précisé que le prolétariat au pouvoir ne peut, en Allemagne, dans l’immédiat et tout seul, entreprendre des tâches socialistes.
[43] « Il n’est même pas question, chez Marx, de dictature démocratique du prolétariat ; Marx croyait à la dictature socialiste immédiate du prolétariat, aussitôt après la révolution petite-bourgeoise. (…). Avec des plans de cette sorte [cf. la question agraire dans l’Adresse NDR], Marx ne pouvait évidemment pas parler de dictature démocratique. Il n’écrivait pas à la veille d’une révolution, en qualité du prolétariat organisé, mais après une révolution, en qualité de représentant des ouvriers en voie d’organisation. » (Lénine, rapport sur la participation de la social-démocratie au gouvernement révolutionnaire provisoire le 18 avril (1er mai), IIIe Congrès du POSDR, Œuvres, Editions sociales, T.8, p.390)
[44] Cf. Œuvres, Editions sociales, T.8, p.475 et p.476. La version anglaise du texte parle de « senile decay », décadence sénile, ce qui est plus problématique.
[45] Elle a été publiée dans la presse italienne en février 1894.
[46] « Nous serions très reconnaissants à quiconque de publier les lettres d’Engels, mais nous désirerions en connaître le texte complet » (Lénine, rapport sur la participation de la social-démocratie au gouvernement révolutionnaire provisoire le 18 avril (1er mai), IIIe Congrès du POSDR, Œuvres, Editions sociales, T.8, p.392)
[47] Léonard Schapiro, « conservateur libéral » déclaré, soutient dans Les révolutions russes de 1917 et contre l’évidence que Lénine a, dès le plus jeune âge de son militantisme, induit de ses conceptions et de ses analyses que « (…) si le capitalisme était déjà instauré, (...) une révolution ne pouvait plus avoir que le socialisme comme aboutissement » (p.58). Plus loin, il insiste sur l’intérêt supposé de Que faire ? « il présentait la révolution comme une perspective à court terme, contrairement à la vision d’une révolution en deux étapes qui était celle de Plekhanov. » (p.64). Ailleurs, il poursuit : « Que Lénine ait déjà pensé, en 1905, en termes de révolution socialiste immédiate, voilà qui fut avéré quand, au congrès de l’année suivante, il prit parti pour la nationalisation de la terre » (p.68)
Voilà donc un monsieur qui ne comprend à peu près rien au marxisme et qui notamment n’a pas assimilé que la nationalisation de la terre est une mesure bourgeoise radicale, suggérée par maints économistes, qui ne va pas au-delà des rapports de production capitalistes. Elle consiste à transférer la rente différentielle à l’Etat, sans pour autant remettre en cause la production fondée sur le capital et l’exploitation du salariat. Lénine s’en est expliqué régulièrement mais il semble que cela soit passé au-dessus de la tête du Professeur Schapiro.
C’est prêter beaucoup à Lénine que de lui faire parler de socialisme en Russie, sinon à avaliser les théories staliniennes qui arrangent bien en fait les bourgeois qu’ils soient conservateurs ou non.
Enfin, on ne peut que s’interroger sur le degré de cohérence du Professeur Schapiro quand il déclare que selon Lénine « quand la révolution russe aurait lieu, elle serait l’accomplissement par le prolétariat, allié à la paysannerie, de la révolution bourgeoise » (p.69).
[48] Il s’agit de : Les bakouninistes au travail. Notes sur l’insurrection en Espagne, Der Volkßtaat, n. 105-107, 1873 , Vol 23, Collected Works, p.581-598 ; et La campagne pour la constitution de l’empire, Neue Rheinische Zeitung. Politisch-ökonomische Revue, n. 1, 2, et 3, 1850, Pléiade, Politique, p.1069-1074
[49] « Engels dit : « Les bakouninistes durent agir à l’encontre de leurs propres principes, selon lesquels la formation d’un gouvernement révolutionnaire est une duperie et une nouvelle trahison de la classe ouvrière » (ce dont Plekhanov cherche maintenant à nous convaincre). « Malgré ces principes, les bakouninistes durent siéger dans les comités gouvernementaux de diverses villes, et y siéger en qualité de minorité impuissante, dominée et exploitée politiquement par la bourgeoisie » (Lénine, Rapport sur la participation de la social-démocratie au gouvernement révolutionnaire provisoire le 18 avril (1er mai), IIIe Congrès du POSDR, Œuvres, Editions sociales, T.8, p.394)
[50] « Confondre la participation du prolétariat à un pouvoir qui s’oppose à la révolution socialiste, avec la participation du prolétariat à une révolution démocratique, c’est ne pas comprendre irrémédiablement de quoi il s’agit. C’est confondre la participation de Millerand au ministère de l’assassin Gallifet avec la participation de Varlin à la Commune qui défendait et faisait triompher la république » (Lénine, La social-démocratie et le gouvernement révolutionnaire provisoire, Œuvres, Editions sociales, T.8, p.282)
[51] « Quelle est la tâche de la presse d’un parti ? Avant tout : discuter. Elle doit justifier, développer, défendre les revendications du parti, rejeter et réfuter les prétentions et thèses du parti adverse. Quelle est la tâche de la presse démocratique allemande ? Elle doit démontrer la nécessité de la démocratie face à l’indignité du gouvernement existant qui représente plus ou moins la noblesse, face à l’insuffisance du système constitutionnel qui assure le règne de la bourgeoisie, et face à l’impossibilité où se trouve le peuple de se libérer, aussi longtemps qu’il ne possède pas le pouvoir politique. Elle doit révéler l’oppression des prolétaires, des paysans pauvres et des petits bourgeois — car c’est eux qui constituent, en Allemagne, le « peuple » — par la bureaucratie, les nobles, la bourgeoisie ; expliquer les causes de l’oppression non seulement politique mais avant tout sociale, et indiquer les moyens d’y mettre fin. Elle doit démontrer que la conquête du pouvoir par les prolétaires, les petits paysans et les petits bourgeois est la première condition de la mise en œuvre de ces moyens. Il lui faut en outre examiner la question de savoir si l’on peut compter sur la réalisation prochaine de la démocratie, de quels moyens le parti dispose et à quels autres partis il devrait s’associer tant qu’il est trop faible pour agir seul. — Eh bien, M. Heinzen a-t-il rempli ne fût-ce qu’une de ces tâches ? Pas du tout ! Il ne s’est pas donné cette peine. Il n’a rien expliqué au peuple, autrement dit aux prolétaires, aux petits paysans et aux petits bourgeois. Il n’a jamais analysé la position des classes et des partis. Il n’a fait que jouer les variations sur le thème : cognez, cognez, cognez, dans le tas ! (Friedrich Engels, Les Communistes et Karl Heinzen, Deutsche-Brüsseler-Zeitung, 3 octobre 1847.)
[52] Cité par Rubel, Remarques sur le concept de parti prolétarien chez Marx, Revue française de sociologie, 1961, 2-3, p.171. Rubel renvoie à MEGA, vol.6, p.289.
[53] Idem note précédente. Cf. également le chapitre : En quoi les communistes se différencient-ils des socialistes ?, Principes du communisme, 1847, https://www.marxists.org/francais/marx/works/47-pdc.htm
[54] Et, ne l’oublions pas, c’était bien ce qui était prévu pour la Russie : une révolution bourgeoise dont on pouvait espérer qu’elle soit radicale.
[55] C’est la même argumentation que développe Marx, avant la Commune de Paris, car il craint, à juste titre, une action prématurée du prolétariat français. « La classe ouvrière française se trouve donc placée dans des circonstances extrêmement difficiles. Toute tentative de renverser le nouveau gouvernement, quand l’ennemi frappe presque aux portes de Paris, serait une folie désespérée. Les ouvriers français doivent remplir leur devoir de citoyens ; mais en même temps, ils ne doivent pas se laisser entraîner par les souvenirs nationaux de 1792, comme les paysans français se sont laissé duper par les souvenirs nationaux du premier Empire. Ils n’ont pas à recommencer le passé, mais à édifier l’avenir. Que calmement et résolument ils profitent de la liberté républicaine pour procéder méthodiquement à leur propre organisation de classe. Cela les dotera d’une vigueur nouvelle, de forces herculéennes pour la régénération de la France et pour notre tâche commune, l’émancipation du travail. De leur énergie et de leur sagesse dépend le sort de la république. »
Commentant ce passage, Lénine dira : « Marx, en septembre 1870, six mois avant la Commune, avait directement averti les ouvriers français : l’insurrection sera une folie, déclara-t-il dans la fameuse adresse de l’Internationale. Il dénonça d’avance les illusions nationalistes sur la possibilité d’un mouvement dans l’esprit de 1792. (T.12, p. 106)
(...) Mais quand les masses se soulèvent, Marx voulut marcher avec elles, s’instruire en même temps qu’elles dans la lutte, et non pas donner des leçons bureaucratiques. Il comprend que toute tentative d’escompter à l’avance très exactement les chances de la lutte serait du charlatanisme ou du pédantisme irrémissible. Il estime plus que tout le fait que la classe ouvrière, héroïquement, avec abnégation, avec esprit d’initiative, élabore l'histoire du monde. Marx considérait l’histoire du point de vue de ceux qui la créent sans pouvoir escompter infailliblement à l’avance, les chances de succès, mais il ne regardait pas en intellectuel petit-bourgeois qui vient faire de la morale : « Il était facile de prévoir... il ne fallait pas prendre ... ». (T.12, p.108-109)(Lénine, Préface à la traduction russe des lettres de Marx, Œuvres, Editions sociales)
[56] « Le marxisme est avant tout une méthode d’analyse – d’analyse, non des textes, mais des rapports sociaux. Est-il vrai qu’en Russie la faiblesse du libéralisme capitaliste signifie inévitablement la faiblesse du mouvement ouvrier ? Est-il vrai, pour la Russie, qu’il ne peut y avoir de mouvement ouvrier indépendant avant que la bourgeoisie ait conquis le pouvoir ? Il suffit de poser ces questions pour voir quel formalisme sans espoir se dissimule derrière les tentatives faites pour transformer une remarque historiquement relative de Marx en un axiome supra-historique. » (Trotski, Bilan et perspectives, Ed. de minuit, p.421)
Trotski fait ici allusion à un article de la série sur la révolution et la contre-révolution de 1848-1849 en Allemagne publiée dans le New York Daily Tribune, du 25 octobre 1851 au 22 décembre 1852, sous la signature de Marx (en réalité écrit par Engels) :
« Dans son développement social et politique, la classe ouvrière, en Allemagne, retarde autant sur celle de l’Angleterre et de la France que la bourgeoisie allemande sur celle de ces pays. Tel maître, tel valet. L’évolution des conditions d’existence pour une classe prolétarienne nombreuse, forte, concentrée et consciente marche de pair avec le développement des conditions d’existence d’une classe bourgeoise nombreuse, riche, concentrée et puissante. Le mouvement ouvrier n’est jamais indépendant, ne possède jamais un caractère exclusivement prolétarien avant que les différentes fractions de la bourgeoisie, et surtout sa fraction la plus progressiste, les grands industriels, n’aient conquis le pouvoir politique et transformé l’État conformément à leurs besoins. C’est alors que l’inévitable conflit entre patrons et ouvriers devient imminent et ne peut plus être ajourné... » (Cité dans Bilan et Perspectives, p.420)
[57] « La révolution permanente, au sens que Marx avait attribué à cette conception, signifie une révolution qui ne veut transiger avec aucune forme de domination de classe, qui ne s’arrête pas au stade démocratique mais passe aux mesures socialistes et à la guerre contre la réaction extérieure, une révolution dont chaque étape est contenue en germe dans l’étape précédente, une révolution qui ne finit qu’avec la liquidation totale de la société de classe. » (Trotski, La révolution permanente, Idées, Gallimard, p.40)
[58] « Notre presse « progressiste » a poussé un cri unanime d’indignation lorsque fut formulée pour la première fois, dans la presse socialiste, l’idée de la révolution ininterrompue – une idée qui rattachait la liquidation de l’absolutisme et de la féodalité à une révolution socialiste, au travers des conflits sociaux croissants, de soulèvements dans de nouvelles couches des masses ; d’attaques incessantes menées par le prolétariat contre les privilèges politiques et économiques des classes dirigeantes » (Trotski, Bilan et perspectives, Ed. de minuit, p.434)
« C’était cette idée-là qui était contenue dans le terme révolution permanente, ininterrompue, cette idée d’une révolution qui passe immédiatement de la phase bourgeoise à la phase socialiste. » (…) « L’infortuné « théoricien » [Staline NDR] ne se donna même pas la peine de ce que signifierait la permanence, c’est-à-dire la continuité ininterrompue de la révolution, s’il s’agissait d’un bond. » (Trotski, La révolution permanente, Idées, Gallimard, p.49-50)
[59] Les traductions et retraductions ne font qu’ajouter un peu plus de complexité : « En russe, existent deux termes différents : nepreryvnaja revoljucija, terme utilisé pour traduire Marx et utilisé pour la première fois par Plekhanov, et permanentnaja revoljucija qu’utilise Trotski après 1917 (avant, il écrit lui aussi nepreryvnaja). (NdT) ». (Theodor I. Oyserman, Les paradoxes de la théorie marxiste du communisme, Diogène, 2008/2 (n°222), note 4).
Quand on traduit du russe vers le français, on devrait donc traduire « ininterrompue » (nepreryvnaja) de Marx par « permanente » qui est le terme retenu en français dans l’expression « révolution permanente » et celui de Trotski par ininterrompue car la conception de Trotski relève de la notion d’ininterrompue, au sens de continue, à la différence de celle de Marx. Paradoxalement, sans doute pour la distinguer de la théorie de Marx, Trotski emploie ensuite, le terme de permanente.
[60] « (…) la révolution démocratique faite, nous aborderons aussitôt dans la mesure précise de nos forces, des forces du prolétariat conscient et organisé, la voie de la révolution socialiste. Nous sommes pour la révolution ininterrompue [c’est-à-dire permanente, voir note précédente NDR]. Nous ne nous arrêterons pas à mi-chemin. Si nous ne faisons pas de promesses de « socialisation » immédiate, à l’instant même, c’est parce que nous connaissons les conditions véritables du problème, et que loin de la dissimiler nous faisons apparaître la nouvelle lutte de classe qui mûrit dans les profondeurs de la paysannerie [prolétariat rural et ensemble du prolétariat contre la bourgeoisie paysanne NDR] (Lénine, L’attitude de la social-démocratie à l’égard du mouvement paysan, 1905, Œuvres, Editions sociales, T.9, p.244)
[61] Marx et Engels ne parlent pas de féodalisme en Russie, mais d’une forme de despotisme oriental, ou d’un despotisme tsariste, qui subordonne les communes agraires. Par exemple, dans sa longue critique au théoricien populiste Tkatchev, Engels dit en 1875 dans Le problèmes sociaux de la Russie : « (…) Un isolement réciproque aussi complet des diverses communes les unes par rapport aux autres se reproduit de la même façon d’un bout du pays à l’autre et suscite exactement l’inverse de l'intérêt commun : il forme la base naturelle du despotisme oriental.
De fait, de l’Inde à la Russie, cette forme sociale a sans cesse produit ce despotisme et a toujours trouvé en lui son complément nécessaire. Non seulement l’État russe en général, mais encore sa forme spécifique, le despotisme tsariste, loin d’être suspendus dans les airs, sont des produits logiques et nécessaires des rapports sociaux de la Russie, (…) »
Ce n’est pas ici le lieu de discuter de l’emploi des termes comme « féodal », « féodalisme » etc. par Lénine. Bien que la Russie eût connu le servage et des formes de redevances – prestations de travail comme l’obrok (rente en nature ou même en argent), ou celles assimilées à la corvée –, dans la plupart des régions de l’Empire, le régime du servage ne concernait que les paysans membres des communes, lesquelles avaient la responsabilité d’assurer les paiements à la noblesse, à l’Église ou au Tsar, selon la modalité du servage. C’était une situation sociale très distincte de la servitude du féodalisme « classique » européen, où prédominait un réseau de petits lopins familiaux dominés par un seigneur.
[62] « Notons enfin que la résolution, en assignant au gouvernement révolutionnaire provisoire la tâche d’appliquer ce programme minimum, écarte par là même l’idée absurde, semi anarchiste, de l’application immédiate du programme maximum, de la conquête du pouvoir pour la révolution socialiste. Le degré de développement économique de la Russie (condition objective) et le degré de conscience et d’organisation des grandes masses du prolétariat (condition subjective indissolublement liée à la condition objective) rendent impossible l’émancipation immédiate et totale de la classe ouvrière. » (Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Œuvres, Editions sociales, T.9, p.22-23)
[63] « (…) nous ne devons pas craindre (…) la victoire complète de la social-démocratie dans la révolution démocratique, c’est-à-dire la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie, car cette victoire nous permettra de soulever l’Europe ; et le prolétariat socialiste européen, après avoir secoué le joug de la bourgeoisie, nous aidera, à son tour, à faire la révolution socialiste. » (Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Œuvres, Editions sociales, T.9, p.78-79)
« Non, mille fois non, camarades ! Ne craignez pas de vous souiller en prenant, alliés à la démocratie bourgeoise révolutionnaire, sans vous arrêter devant rien, la part la plus énergique à la révolution républicaine. Ne vous exagérez pas les dangers : notre prolétariat organisé en viendra facilement à bout. Quelques mois de dictature révolutionnaire du prolétariat et des paysans feront plus que des dizaines d’années de marasme politique dans une atmosphère paisible et hébétante. Si la classe ouvrière russe a su après le 9 janvier, en plein esclavage politique, mobiliser plus d’un million de prolétaires pour une action collective ferme et inflexible, nous mobiliserons sous une dictature démocratique révolutionnaire, des dizaines de millions de pauvres des villes et des campagnes et nous ferons de la révolution politique russe le prologue de la révolution socialiste en Europe » (Lénine, La dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, Œuvres, Editions sociales, T.8, p.304)
[64] Le concept n’existe pas encore dans l’argumentation de Lénine qui parte plutôt de gouvernement provisoire révolutionnaire et de dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie. L’expression « gouvernement ouvrier et paysan » n’apparaît qu’en octobre 1917. Notons cependant qu’avant octobre, Lénine a pu parler de « dictature du prolétariat et des soldats ; ces derniers sont en majorité des paysans » (T.24, p.136) et également du nouveau gouvernement des ouvriers et des soldats (T.24, p.200)
[65] « C’est seulement une fois que l’avant-garde de la révolution, le prolétariat des villes, sera au gouvernail de l'État que de nombreux secteurs des masses travailleuses, notamment à la campagne, seront entraînés dans la révolution et s’organiseront politiquement. » (Trotski, Bilan et perspectives, Ed. de minuit, p.426)
[66] « Immédiatement après la prise du pouvoir, le prolétariat devra chercher à prendre appui sur les antagonismes entre paysans pauvres et paysans riches, entre le prolétariat agricole et la bourgeoisie agricole. L’hétérogénéité de la paysannerie créera des difficultés à l’application d’une politique prolétarienne, et en rétrécira la base ; mais le degré insuffisant atteint par la différenciation de classe de la paysannerie créera des obstacles à l’introduction en son sein d’une lutte de classe développée sur laquelle le prolétariat urbain puisse s’appuyer. » (Trotski, Bilan et perspectives, Ed. de minuit, p.430-431)
[67] « Si la révolution remporte une victoire décisive, le pouvoir passera à la classe qui joue le rôle dirigeant dans la lutte, en d’autres termes, à la classe ouvrière. Disons tout de suite que cela n’exclut absolument pas l’entrée au gouvernement des représentants révolutionnaires des groupes sociaux non prolétariens. Ceux-ci peuvent et doivent être au gouvernement : une politique saine obligera le prolétariat à appeler au pouvoir les dirigeants influents de la petite-bourgeoisie des villes, des intellectuels et de la paysannerie. Tout le problème réside en ceci : qui déterminera le contenu de la politique gouvernementale qui formera dans son sein une majorité homogène ?
C’est une chose quand les représentants des couches démocratiques du peuple entrent dans un gouvernement à majorité ouvrière, c’en est une tout autre quand les représentants du prolétariat participent à un gouvernement démocratique bourgeois caractérisé, dans lequel ils jouent plus ou moins un rôle d’otages. » (Trotski, Bilan et perspectives, Ed. de minuit, p.424-425)
[68] Mais Lénine n’est pas d’accord avec une telle représentation, purement quantitative, du gouvernement provisoire « Dans son raisonnement, Trotski lui-même admet que des « représentants de la population démocratique participent » au « gouvernement ouvrier », c’est-à-dire qu’il admet que le gouvernement sera composé de représentants du prolétariat et de la paysannerie. Dans quelles conditions peut-on admettre que le prolétariat participe au gouvernement de la révolution ? C’est là un autre problème à propos duquel il y a fort à parier que les bolcheviks seront en désaccord non seulement avec Trotski mais aussi avec les social-démocrates polonais. Mais il est absolument impossible de ramener la question de la dictature des classes révolutionnaires au problème de la « majorité » au sein de tel ou tel gouvernement révolutionnaire et à la question de savoir dans quelles conditions la social-démocratie peut participer au gouvernement. » (Lénine, L’objectif de la lutte du prolétariat dans notre révolution, Œuvres, Editions sociales, T. 15, p.400)
[69] « Un gouvernement démocratique révolutionnaire sans représentants du prolétariat est une conception dépourvue de sens. Il suffit que l’on essaie d’imaginer un tel gouvernement pour s’en apercevoir aussitôt. En refusant d’y participer, les sociaux-démocrates rendraient un gouvernement révolutionnaire tout à fait impossible ; aussi bien, une telle attitude de leur part équivaudrait à une trahison. Mais c’est seulement en tant que force dominante et dirigeante que la participation du prolétariat est hautement probable, et permise en principe. On peut, naturellement, décrire un tel gouvernement comme étant la dictature du prolétariat et de la paysannerie, ou la dictature du prolétariat, de la paysannerie et de l’intelligentsia, ou même un gouvernement de coalition de la classe ouvrière et de la petite-bourgeoisie. La question n’en reste pas moins posée : Qui exercera l’hégémonie au sein du gouvernement lui-même, et, par son intermédiaire, dans le pays ? En parlant d’un gouvernement ouvrier, nous répondons par là même que l’hégémonie devra appartenir à la classe ouvrière. » (Trotski, Bilan et perspectives, Ed. de minuit, p.425-426)
[70] « L’expérience historique montre que la paysannerie est absolument incapable d’assumer un rôle politique indépendant. » (Trotski, Bilan et perspectives, Ed. de minuit, p.427)
« En fait, une telle coalition [la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie NDR] présuppose, ou bien que l’un des partis bourgeois existants tienne la paysannerie sous son influence, ou bien que la paysannerie ait créé un puissant parti indépendant ; mais nous nous sommes précisément efforcés de démontrer que ni l’une ni l’autre de ces éventualités n’est réalisable. » (Trotski, Bilan et perspectives, Ed. de minuit, p.429)
[71] « Durant la période où le pouvoir appartient à la bourgeoisie, la division de notre programme en programme maximum et programme minimum revêt une signification de principe profonde et fondamentale. Ce fait même de la domination de la bourgeoisie élimine de notre programme minimum toutes les revendications qui sont incompatibles avec la propriété privée des moyens de production. Ces revendications forment le contenu d’une révolution socialiste ; elles présupposent la dictature du prolétariat.
Mais la division en programme maximum et programme minimum perd toute signification, tant principielle que pratique, dès que le pouvoir est entre les mains d’un gouvernement révolutionnaire à majorité socialiste. Un gouvernement prolétarien ne peut en aucun cas se fixer à lui-même de telles limitations. » (Trotski, Bilan et perspectives, Ed. de minuit, p.430-431)
[72] « C’est pourquoi l’on ne peut pas parler de je ne sais quelle forme spéciale de la dictature du prolétariat dans la révolution bourgeoise, d’une dictature « démocratique » du prolétariat - ou d’une dictature du prolétariat et de la paysannerie. » (Trotski, Bilan et perspectives, Ed. de minuit, p.434)
[73] « (…) il serait impossible aux sociaux-démocrates d’entrer dans un gouvernement révolutionnaire en s’engageant à la fois, à l’égard des ouvriers, à ne pas abandonner le programme minimum, et, à l’égard des bourgeois, à ne pas le dépasser. Car un tel engagement bilatéral ne pourrait absolument pas être tenu. Du seul fait que les représentants du prolétariat entrent au gouvernement, non à titre d’otages impuissants, mais comme la force dirigeante, s’évanouit la frontière entre programme minimum et maximum ; c’est-à-dire que le collectivisme est mis à l’ordre du jour. Jusqu’où ira le prolétariat dans cette voie ? Cela dépend du rapport des forces, mais nullement des intentions primitives du parti prolétarien. » (Trotski, Bilan et perspectives, Ed. de minuit, p.433-434)
[74] C’est également le point de vue de Parvus, plus facilement critiqué par Lénine que Trotski. Parvus pense que « le gouvernement révolutionnaire provisoire sera en Russie le gouvernement de la démocratie ouvrière », « si la social-démocratie se met à la tête du mouvement révolutionnaire du prolétariat russe, ce gouvernement sera social-démocrate ; le gouvernement provisoire social-démocrate sera un gouvernement homogène avec une majorité social-démocrate » (cité par Lénine, La social-démocratie et le gouvernement révolutionnaire provisoire, Œuvres, Editions sociales, T.8, p.291). Il existe cependant une différence entre Parvus et Trotski. Trotski s’en explique. Pour Parvus, la révolution ne peut pas sortir de son cadre bourgeois. Le gouvernement révolutionnaire, gouvernement homogène à majorité social-démocrate ne pourra accomplir une révolution socialiste. Par conséquent, il n’ira pas au-delà d’un régime de démocratie ouvrière, le gouvernement ouvrier dirigeant une base paysanne petite-bourgeoise. Il n’y a donc pas chez Parvus de transformation de la révolution démocratique en révolution socialiste.
[75] Cf. note 37 et 38
[76] Par exemple : « (…) ne risquons-nous pas de tomber dans le subjectivisme, dans le désir de « sauter par-dessus » la révolution démocratique bourgeoise inachevée, qui n’a pas encore conduit à son terme le mouvement paysan, pour arriver d’emblée à la révolution socialiste ?
Si j’avais dit : « Pas de tsar, mais un gouvernement ouvrier », ce danger me menacerait. Mais je n’ai pas dit cela, j’ai dit tout autre chose. J’ai dit qu’il ne peut y avoir en Russie d’autre gouvernement (un gouvernement bourgeois excepté) que les Soviets de députés des ouvriers, des salariés agricoles, des soldats et des paysans. J’ai dit qu’en Russie le pouvoir ne peut passer aujourd’hui de Goutchkov et Lvov qu’à ces Soviets, dans lesquels prédominent précisément la paysannerie, les soldats, la petite-bourgeoisie pour employer un terme marxiste, scientifique, pour user d’une définition de classe et non d’une expression empruntée au langage courant, à l’homme de la rue, et limitée aux caractéristiques professionnelles. » (Lénine, Lettres sur la tactique, Avril 1917, Œuvres, Editions sociale, T.24, p.38-39)
[77] Comme il est d’usage, les dates correspondent au calendrier julien en vigueur dans la Russie de l’époque. Il y a treize jours d’écart avec le calendrier grégorien en usage en occident et qui sera adopté à la suite d’Octobre. C’est ce qui explique que la révolution de Février a eu lieu en mars et la révolution d’Octobre en novembre.
[78] Lvov ne tombait pas du ciel. Il avait joué un rôle important pendant la guerre en organisant, parallèlement à un gouvernement frappé d’incurie, l’effort de guerre. Par ailleurs, devenu membre de la bourgeoisie libérale, il avait participé à un des nombreux plans que cette dernière échafaudait pour déposer le Tsar. (Cf. Orlando Figes, La révolution russe, T.1, p.498 sq., p.528)
[79] « Le pouvoir en Russie est passé aux mains d’une classe nouvelle : la bourgeoisie et les grands propriétaires fonciers embourgeoisés. En ce sens, la révolution démocratique bourgeoise est achevée en Russie. » (p.49)
« La particularité essentielle de notre révolution, celle qui requiert le plus d’attention et de réflexion, c’est la dualité du pouvoir qui s’est établie au lendemain même de la victoire de la révolution.
Cette dualité du pouvoir se traduit par l’existence de deux gouvernements : le gouvernement principal, véritable, effectif, de la bourgeoisie, le « Gouvernement provisoire » de Lvov et Cie, qui a en mains tous les organes du pouvoir, et un gouvernement à côté, complémentaire, un gouvernement « de contrôle », représenté par le Soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd, qui n’a pas en mains les organes du pouvoir d’Etat, mais s’appuie directement sur la majorité indéniable du peuple, sur les ouvriers et les soldats en armes.
L’origine sociale de cette dualité du pouvoir et sa signification de classe, c’est que la révolution russe de mars 1917 n’a pas seulement balayé la monarchie tsariste et remis tout le pouvoir à la bourgeoisie, mais qu’elle touche de près à la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. C’est cette dictature (c’est-à-dire un pouvoir s’appuyant non sur la loi, mais sur la force directe des masses armées), qui est celle des classes précitées, que représentent les Soviets des députés ouvriers et soldats de Petrograd et d’ailleurs. » (p.52)
« Cette situation extrêmement originale, qui ne s’est encore jamais présentée sous cet aspect dans l’histoire, a donné lieu à un enchevêtrement, à un amalgame de deux dictatures : la dictature de la bourgeoisie (car le gouvernement de Lvov et Cie est une dictature, c’est‑à‑dire un pouvoir s’appuyant non sur la loi, non sur l’expression préalable de la volonté populaire, mais sur un coup de force, celui-ci ayant été opéré par une classe déterminée, en l’occurrence la bourgeoisie) et la dictature du prolétariat et de la paysannerie (le Soviet des députés ouvriers et soldats). » (p.53)
« La dualité du Pouvoir ne reflète qu’une période transitoire du développement de la révolution, la période où cette dernière est allée au-delà d’une révolution démocratique bourgeoise ordinaire, mais n’a pas encore abouti à une dictature du prolétariat et de la paysannerie « à l’état pur » » (p.53)
(Extraits de Lénine, les tâches du prolétariat dans notre révolution, Avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T. 24)
[80] Par exemple Souyri, qui n’est pas trotskiste mais a appartenu à Socialisme ou Barbarie (pseudonyme Brune) et Pouvoir Ouvrier, dit dans « Le marxisme après Marx » : « A partir d’avril 1917 en effet, Lénine a abandonné sa théorie de la « dictature démocratique » pour aligner le parti bolchevik sur des positions foncièrement analogues à celles de Trotski (…°) »
Pourtant, Lénine s’efforce toujours de distinguer sa position de celle de Trotski. C’est le cas chaque fois qu’il fait allusion à une formule comme « pas de Tsar, mais un gouvernement ouvrier » ou « Pas de Tsar, dictature du prolétariat » et quand il aborde la question de la petite-bourgeoisie. La référence est explicite dans « La conférence de Petrograd-ville du P.O.S.D.R.(b) : « Le trotskisme dit : « Pas de Tsar, mais un gouvernement ouvrier. ». C’est faux. La petite-bourgeoisie existe, on ne peut pas ne pas en tenir compte. Mais elle se compose de deux parties. La partie pauvre marche avec la classe ouvrière » (Lénine, Avril 1917, Œuvres, T.24, p.145). (Cf. également T.24, p.38, p.245)
La révolution permanente, au sens de Marx et Engels, continue son cours y compris dans le cadre soviétique. La question est de savoir si la petite-bourgeoisie sera capable ou non de se détacher de la bourgeoisie.
[81] Lénine répète régulièrement que cette formule a vieilli. Dans « Lettres sur la tactique », il précise : « L’ancienne formule était : après la domination de la bourgeoisie peut et doit s’instaurer la domination du prolétariat et de la paysannerie, leur dictature » (Lénine, Avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.36)
[82] Dans « Les lettres de loin », dans lesquels il élabore le schéma général que nous présentons, il caractérise le pouvoir des Soviets comme un « embryon du gouvernement ouvrier » (T.23, p.333). Lénine fait, de fait, référence à la Commune de Paris, avec laquelle il compare le pouvoir soviétique. D’autre part, à ce moment, Lénine n’est pas encore arrivé en Russie. Son information repose sur ce qu’en dit la presse bourgeoise. « Nous n’avons appris qu’ici, sur place, que le Soviet des députés ouvriers et soldats avait cédé le pouvoir au Gouvernement provisoire » (Lénine, La conférence de Petrograd-ville du P.O.S.D.R. (b), Œuvres, Editions sociales, T.24, p.136).
La date officielle de création du Soviet de Petrograd est le 27 février (12 mars), à la suite d’une convocation du « Comité exécutif provisoire du Soviet des députés ouvriers » (Soveta rabochikh deputatov). Le 28 (13 mars) au soir, le comité accepte ensuite, les soldats dans le Soviet qui devient le 1 mars le Soviet des députés ouvriers et soldats (Soveta rabochikh i soldatskikh deputatov) Cf. par exemple, Tsuyoshi Hasegawa – The February Revolution, Petrograd, 1917, Koninklijke Brill, 2018.
A la fin mars de notre calendrier, le Soviet compte environ 3 000 représentants dont plus des 2/3 sont des soldats, ce bien que la ville soit en majorité ouvrière. Au sein des soldats, les dirigeants de la révolution ont été les sous-officiers. Sortis du rang, jeunes, alphabétisés, 60% d’entre eux sont des paysans (cf. Orlando Figes, La révolution russe, Folio Histoire, T.1, p.486)
Lénine en tirera donc les conséquences en faisant du pouvoir des Soviets le lieu de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie. En même temps, comme l’objectif final du processus révolutionnaire est bien la dictature du prolétariat et un gouvernement ouvrier d’un Etat du même type que la Commune de Paris et que les Soviets correspondent à ce type d’Etat (qui en théorie n’est plus un Etat au sens propre du terme), il n’est pas contradictoire de parler d’embryon de gouvernement ouvrier. C’est aussi une référence à l’Adresse où Marx indiquait que le prolétariat se devait de constituer des gouvernements ouvriers révolutionnaires en parallèle des autres gouvernements. Pour Lénine, le rapport entre les classes fait que, en février, au sein des soviets, il s’agit d’une dictature ouvrière-paysanne, mais la suite du processus révolutionnaire passe par la différenciation entre les classes et a pour finalité la victoire du prolétariat. C’est toute la question de la période qui s’ouvre : jusqu’où ira cette différenciation, notamment au sein de la paysannerie ? et dans quelle mesure la petite-bourgeoisie démocratique peut-elle venir au pouvoir (seule ou alliée au prolétariat) en rompant avec la bourgeoisie ?
[83] « La bourgeoisie d'Europe occidentale a toujours été l’ennemie de la révolution. Telle était la situation à laquelle nous étions accoutumés. Or, les choses se sont passées différemment. La guerre impérialiste a scindé la bourgeoisie européenne, et il en est résulté que les capitalistes anglo-français, en raison de leurs visées impérialistes, sont devenus des partisans de la révolution russe. Les capitalistes anglais ont tout bonnement conspiré avec Goutchkov, Milioukov et le haut commandement. Les capitalistes anglo-français se sont rangés du côté de la révolution. La presse européenne mentionne toute une série de voyages entrepris par des émissaires de la France et de l’Angleterre pour négocier avec des « révolutionnaires » tels que Goutchkov. La révolution a trouvé un allié inattendu. Aussi s’est-elle produite comme personne ne s’y attendait. Nous avons eu pour alliés non seulement la bourgeoisie russe, mais aussi les capitalistes anglo-français. » (Lénine, La conférence de Petrograd-ville du P.O.S.D.R. (b), Œuvres, Editions sociales, T.24, p.135-136)
[84] « Le mot d’ordre : « A bas le gouvernement provisoire ! » n’est pas juste en ce moment car tant qu’au sein du peuple une majorité solide (c’est-à-dire consciente et organisée) ne se sera pas ralliée au prolétariat révolutionnaire, un tel mot d’ordre est n’est qu’une phrase en l’air, ou bien conduit objectivement à s’engager dans une voie d’aventures.
Nous ne serons pour le passage du pouvoir aux prolétaires et aux semi-prolétaires que lorsque les soviets des députés ouvriers et soldats adopteront notre politique et voudront prendre le pouvoir en main. » (Lénine, La septième conférence de Russie du P.O.S.D.R., 22 avril (5 mai) 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.208-209)
« L’important pour nous, dans les Soviets, ce n’est pas la forme, c’est de savoir quelles classes ils représentent » (Lénine, Résolution du comité central du P.O.S.D.R., 24-29 avril (7-12 mai) 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.228)
Dans ce dernier texte, il est même dit qu’il « (…) faut assurer le passage de tout le pouvoir aux Soviets des députés ouvriers et soldats ou à d’autres organismes traduisant directement la volonté du peuple (…) » Lénine, Résolution du comité central du P.O.S.D.R., 24-29 avril (7-12 mai) 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.229). A la page 277, dans la résolution sur l’attitude envers le gouvernement provisoire, il est précisé ce qui est visé par les « autres organismes traduisant directement la volonté de la majorité du peuple » à savoir les organes d’auto-administration locale mais aussi l’Assemblée constituante et encore d’autres qui ne sont pas précisés. Toutefois, dans « Sur la prise « arbitraire » des terres », Lénine précise que « le droit définitif de disposer des terres sera fixé par l’Assemblée constituante (ou par un conseil des soviets de Russie si le peuple l’érige en Assemblée constituante) » (Lénine, mai (juin) 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.464)
On notera que dès cette époque, Lénine envisage que le pouvoir que représente l’Assemblée constituante soit déplacé dans le cadre du pouvoir soviétique. La dispersion de l’Assemblée constituante, en janvier 1918, dépassée par le processus révolutionnaire au sein de la république soviétique ne tombe pas du ciel.
[85] « (…) les députés soldats et paysans, librement élus, forment un second gouvernement, un gouvernement à côté, et qu’ils le complètent, le développent et le perfectionnent librement. Et, non moins librement, ils cèdent le pouvoir à la bourgeoisie » (Lénine, Lettres sur la tactique, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.36-37) ; cf. également p.38
[86] Lénine, Lettres sur la tactique, avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.37, p.38
[87] « ‘ (…) On ne saurait dire si une forme particulière de « dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie », détachée du gouvernement bourgeois, est encore possible à présent en Russie. » (Lénine, Lettres sur la tactique, Avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.41)
« Le mouvement agraire peut se développer de deux façons. Les paysans peuvent s’emparer de la terre sans que la lutte éclate entre le prolétariat rural et le paysan riche. Mais cela est peu probable car la lutte des classes n’attend pas. Répéter à présent ce que nous disions en 1905 et ne pas parler de la lutte des classes dans les campagnes, c’est trahir la cause du prolétariat » Lénine, La conférence de Petrograd-ville du P.O.S.D.R. (b), Œuvres, Editions sociales, T.24, p.137)
[88] Lettres sur la tactique, avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.37
[89] Lénine, Lettres sur la tactique, avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.37
[90] « (…) fait nouveau : l’approfondissement du fossé entre les ouvriers agricoles et les paysans pauvres d’une part, et les paysans patrons, d’autre part. » (Lénine, Lettres sur la tactique, avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.42)
[91] Lénine, Lettres sur la tactique, avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.43
[92] « La vie a fait que la dictature du prolétariat s’entrelace avec celle de la bourgeoisie. L’étape suivante sera celle de la dictature du prolétariat (…) » (Lénine, La conférence de Petrograd-ville du POSDR (b), Avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.140)
« (…) faire comprendre aux masses d’ouvriers, de paysans et de soldats que les succès de la révolution à l’échelon local sont dus à l’unité du pouvoir et à la dictature du prolétariat » (Lénine, La septième conférence de Russie du POSDR (b), Avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.257)
Dans la troisième des « Lettre de loin », Lénine hésite encore pour caractériser sa nouvelle perspective : Comme les mesures à prendre ne sont pas encore le socialisme, « Ce ne serait pas encore la « dictature du prolétariat », mais seulement la « dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et des paysans pauvres ». Il ne s’agit pas en ce moment de procéder à une classification théorique de ces dispositions. On commettrait la plus grave erreur si l’on voulait étendre les tâches de la révolution, ces tâches pratiques, complexes, urgentes et en voie de développement rapide sur le lit de Procuste d’une « théorie » figée, au lieu de voir avant tout et par-dessus tout dans la théorie un guide pour l’action. » (Lénine, Lettres de loin, Mars 1917, Œuvres, Editions sociales, T.23, p.358-359)
Ce nouveau concept, la « dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et des paysans pauvres », c’est-à-dire la dictature démocratique du prolétariat et du semi-prolétariat, reflète bien l’évolution de la pensée de Lénine, compte tenu des résultats de la révolution de février, mais il ne va plus l’utiliser, sans doute compte tenu de sa subtilité et d’une certaine proximité avec la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, et la volonté de se démarquer de la « démocratie révolutionnaire » (cf. T.24, p.228). Dans la cinquième « Lettre de loin », il qualifie les « dispositions » qu’il ne souhaitait pas classer dans sa troisième lettre, de « transition vers le socialisme » (Lénine, Lettres de loin, Mars 1917, Œuvres, Editions sociales, T.23, p.370). Lénine s’est rapproché de la démarche de l’Adresse, mais comme on ne peut aller au-delà du cadre bourgeois, la dictature du prolétariat est « démocratique ».
De même, dans les thèses préparatoires du 4 mars (17) 1917, alors qu’il n’a qu’une connaissance limitée de la situation, Lénine insiste sur le fait que la paix, le pain, la pleine liberté – notons qu’il ne parle pas de la terre - ne pourront être apportés que par un gouvernement ouvrier - concept qui est un marqueur du point de vue trotskyste et qu’il reprend dans les Lettres de loin, le soviet embryon de gouvernement ouvrier (cf. notes 76 et 82) appuyé par les sections les plus pauvres de la population rurale – ouvriers agricoles (prolétaires) et paysans pauvres (nous avons vu que chez Lénine cela est synonyme de semi-prolétaires, c’est-à-dire de paysans partiellement salariés) et au prolétariat international. (Cf. Lénine, Ebauche des thèses du 4 mars 1917, Editions sociales, Œuvres, T.23, p.319). Une fois arrivé en Russie, le terme n’est plus employé. Il réapparaît en septembre, à la veille de la prise du pouvoir mais, nous le verrons, dans un autre contexte.
[93] « [Ces] (…) mesures n’ont rien à voir avec « l’introduction » du socialisme. Sans ces mesures qui ne constituent que les premiers pas vers le socialisme et sont parfaitement réalisables du point de vue économique, il est impossible de guérir les blessures causées par la guerre et de conjurer la catastrophe imminente. » (Lénine, Les tâches du prolétariat dans notre révolution, Avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.66)
« Je suis profondément convaincu que les Soviets des députés ouvriers et soldats sauront mieux et plus rapidement que la république parlementaire mettre en œuvre l’initiative de la masse du peuple (on trouvera dans une autre lettre une comparaison plus détaillée des deux types d'Etat). Ils décideront mieux, d’une façon plus pratique et plus sûre, comment prendre des mesures, et lesquelles, pour marcher au socialisme. Le contrôle de la banque, la fusion de toutes les banques en une seule ne sont pas encore le socialisme, mais un pas vers le socialisme. Des mesures de ce genre, les hobereaux et les bourgeois en prennent aujourd’hui en Allemagne contre le peuple. Le Soviet des députés soldats et ouvriers les réalisera beaucoup mieux demain en faveur du peuple s’il a en mains tout le pouvoir. » (Lénine, Lettres sur la tactique, Avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.44)
[94] « (…) l’erreur principale de tous les raisonnements socialistes consiste à poser la question en termes trop généraux, à parler du passage au socialisme. Or, il faut parler d’actes et de mesures pratiques. Certaines mesures sont mûres, d’autres ne le sont pas. Nous traversons en ce moment une phase transitoire » (p.240) « Les Soviets des députés ouvriers et soldats doivent prendre le pouvoir, mais non pour créer une république bourgeoise de type habituel ou pour passer directement au socialisme. C’est impossible. Alors pourquoi faire ? Ils doivent s’emparer du pouvoir pour prendre les premières mesures pratiques tendant à préparer le passage que l’on peut et que l’on doit effectuer » (p.240)
Extraits de Lénine, Septième conférence de Russie du P.O.S.D.R.(b), Œuvres, Editions sociales, 25 Avril 1917. T.24
[95] « Le camarade Rykov dit que le socialisme doit venir des autres pays pourvus d’une industrie plus développée. On ne peut pas dire qui commencera et qui finira. » (p.245)
« Le camarade Rykov dit ensuite qu’il n’y a pas de période de transition entre capitalisme et socialisme. Ce n’est pas exact. » (p.245)
Extraits de Lénine, Septième conférence de Russie du P.O.S.D.R.(b), Œuvres, Editions sociales, T.24
L’affirmation de E.H. Carr selon laquelle « Personne ne répondit à la question que seul Rykov semble avoir posée. » (E.H. Carr, La formation de l’URSS, Editions de Minuit, p.90) est donc inexacte.
[96] « (…) la situation actuelle qui marque le passage [souligné par Lénine, NDR] de la première à la deuxième étape de la révolution. » (Lénine, Lettres de loin, Mars 1917, Œuvres, Editions sociales, T.23, p.333)
« (…) l’originalité de la période actuelle, du passage [souligné par Lénine, NDR] de la première à la deuxième étape de la révolution. » (Lénine, Lettres de loin, Mars 1917, Œuvres, Editions sociales, T.23, p.335)
« Avec ces deux alliés [le semi-prolétariat et, en partie, les petits paysans, et le prolétariat international NDR], le prolétariat peut marcher et marchera, en utilisant les particularités de l’actuelle période de transition, d’abord à la conquête de la république démocratique et à la victoire totale des paysans sur les grands propriétaires fonciers, (…) et ensuite au socialisme, qui seul donnera aux peuples épuisés par la guerre la paix, le pain et la liberté » (Lénine, Lettres de loin, Mars 1917, Œuvres, Editions sociales, T.23, p.336)
« Ce qu’il y a d’original dans la situation actuelle en Russie, c’est la transition de la première étape de la révolution (…) à sa deuxième étape qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie. » (Lénine, Les tâches du prolétariat dans la présente révolution, Avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.12)
Au tout début de ses « Lettres sur la tactique », Lénine cite ce qu’il disait dans les « Lettres de loin », à savoir que nous sommes dans une phase de transition. (Lénine, Lettres sur la tactique, Avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.33)
[97] « La majorité des paysans de la Russie, peut-elle exiger et instituer la nationalisation du sol ? Oui, sans nul doute. Serait-ce là une révolution socialiste ? Non ce ne serait encore qu’une révolution bourgeoise, car la nationalisation du sol est une mesure compatible avec le capitalisme. Mais, ce serait, en même temps, un coup porté à la propriété privée d’un moyen de production très important. Un coup qui renforcerait les prolétaires et les semi-prolétaires infiniment plus que ne l’avaient fait les révolutions des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. (p.191)
« Le passage du syndicat (syndicat des raffineurs) aux mains d’un Etat démocratique bourgeois, paysan, serait-il une mesure socialiste ?
Non ce ne serait pas encore du socialisme » (p.192)
« (…) des mesures telles que la fusion de toutes les banques en une seule et le passage du syndicat des raffineurs aux mains d’un Etat démocratique paysan renforceraient-elles ou affaibliraient-elles l’importance du rôle, l’influence des prolétaires et des semi-prolétaires dans l’ensemble de la population ?
(…) Ces mesures ne manqueraient pas de renforcer l’importance, le rôle, l’influence qu’exercent plus spécialement les ouvriers des villes, avant-garde des prolétaires et des semi-prolétaires de la ville et de la campagne, sur l’ensemble de la population.
Après ces mesures, la marche vers le socialisme deviendrait parfaitement possible (…) » (p.192)
(Extraits de Lénine, Une question capitale, Œuvres, Editions sociales, Avril 1917, T. 24)
[98] « (…) il n’est réellement pas d’issue en dehors du passage du pouvoir à la classe révolutionnaire, au prolétariat révolutionnaire, qui seul, à la condition d’être soutenu par la majorité de la population, peut aider au succès de la révolution dans tous les pays belligérants et conduire l’humanité à une paix durable, à sa libération du joug du capital » (Lénine, Les jusqu’auboutistes de bonne foi se font entendre, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.202)
[99] Ici aussi, on pourrait reconnaître un marqueur du trotskysme. Lénine s’en défend en disant qu’il tient compte de la petite-bourgeoisie. Ce qui nous renvoie à la question du passage au pouvoir de la petite-bourgeoisie et du parti paysan. « Le trotskysme dit : « Pas de Tsar, mais un gouvernement ouvrier. » C’est faux. La petite-bourgeoisie existe, on ne peut pas ne pas en tenir compte. Mais elle se compose de deux parties. La partie pauvre marche avec la classe ouvrière. » (Lénine, La conférence de Petrograd-ville du POSDR (b), Avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.145)
[100] Cf. note 84 ci-dessus.
[101] Nous verrons qu’il va réapparaître à la veille de la révolution quand la situation aura été bouleversée par la tentative contre-révolutionnaire de Kornilov et que la paysannerie s’empare résolument de la terre.
De même, nous l’avons vu, il n’emploie plus le concept de dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et des paysans pauvres.
[102] Revenant le 14 (27) avril sur l’analyse de la révolution de Février, Lénine écrit : « la révolution, à sa première étape, s’est déroulée comme nul ne s’y attendait. (…). L’originalité de la situation réside dans la dualité du pouvoir. (…). Nous n’avons appris qu’ici, sur place, que le Soviet des députés ouvriers et soldats avait cédé le pouvoir au Gouvernement provisoire. Le Soviet des députés ouvriers et soldats, c’est la dictature des ouvriers et soldats ; ces derniers sont en majorité des paysans. Il s’agit donc bien d’une dictature du prolétariat et de la paysannerie. Mais cette « dictature » a passé un accord avec la bourgeoisie. C’est sur ce point qu’il faut réviser le « vieux bolchevisme ». La situation qui s’est créée nous montre la dictature du prolétariat et de la paysannerie et le pouvoir de la bourgeoisie étroitement entrelacés. Situation d’une originalité surprenante. Jamais, on n’avait vu de révolution où les représentants du prolétariat révolutionnaire et de la paysannerie révolutionnaire, étant armés, aient conclu une alliance avec la bourgeoisie et, détenant le pouvoir, l’aient cédé à la bourgeoisie. (…). La révolution bourgeoise est achevée en Russie pour autant que le pouvoir est aux mains de la bourgeoisie. » (Lénine, La conférence de Petrograd-ville du P.O.S.D.R. (b), Œuvres, Editions sociales, T.24, p.136-137)
Lénine procède donc à la même analyse et démonstration qu’avec la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie. Nous pouvons donc tracer un trait d’égalité entre les deux concepts. Le concept doit également être distingué de la dictature du prolétariat et des paysans pauvres qui dans ce cas vise les paysans partiellement salariés, le semi-prolétariat, et donc, compte tenu de leur importance numérique, constitue une des particularités de la dictature du prolétariat dans un pays aussi arriéré que la Russie.
[103] « La particularité essentielle de notre révolution, celle qui requiert le plus d’attention et de réflexion, c’est la dualité du pouvoir qui s’est établie au lendemain même de la victoire de la révolution. » (T.24, p.52)
« (…) l’originalité indiquée plus haut de la situation réelle détermine nécessairement l’originalité de la tactique à suivre dans le moment présent. » (Lénine, Les tâches du prolétariat dans notre révolution, Avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.55)
[104] « Les paysans prennent déjà la terre. Les socialistes-révolutionnaires cherchent à les retenir, les invitent à attendre l’Assemblée constituante » (Lénine, La conférence de Petrograd-ville du POSDR (b), Avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.137)
[105] « Il faut rattacher la revendication de prendre la terre immédiatement à la propagande en faveur de la création de Soviets de députés de salariés agricoles. La révolution démocratique bourgeoise est achevée. Le programme agraire doit être appliqué d’une façon nouvelle. » (p.137)
« La tâche des marxistes est d’expliquer aux paysans le programme agraire dont il faut reporter le centre de gravité sur les Soviets de députés des salariés agricoles. Mais tenons-nous prêts à voir la paysannerie faire bloc, le cas échéant, avec la bourgeoisie à l’instar du Soviet des députés ouvriers et soldats. » (Lénine, La conférence de Petrograd-ville du POSDR (b), Avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.137-138)
[106] « Sans chercher à opérer immédiatement et obligatoirement la scission dans les Soviets des députés paysans, le parti du prolétariat doit démontrer la nécessité de soviets distincts de députés de salariés agricoles, ainsi que des soviets distincts de députés de paysans pauvres (semi-prolétaires), ou à tout le moins de conférences permanentes groupant les députés de ces catégories sociales, sous forme de fractions ou de partis distincts au sein des Soviets communs de députés paysans. » (Lénine, Les tâches du prolétariat dans notre révolution, Avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.64-65)
« Pour que les paysans riches - qui sont eux aussi des capitalistes – ne puissent léser et tromper les salariés agricoles et les paysans pauvres, ceux-ci doivent s’unir, se grouper à part, ou bien former leurs propres Soviets de députés des salariés agricoles. » (Lénine, Discours aux soldats du régiment Izmailovski, Avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.102)
« Les ouvriers agricoles et les paysans pauvres, c’est-à-dire ceux qui, ne possédant pas assez de terre, de bétail ou de matériel, tirent partiellement leur moyen de subsistance d’un travail salarié, doivent bander toutes leurs forces pour s’organiser en Soviets indépendants ou en groupe distincts au sein des Soviets communs de paysans, afin de défendre leurs intérêts contre les paysans riches, qui ont forcément tendance à s’unir aux capitalistes et aux grands propriétaires fonciers. » (Lénine, Projet de résolution sur la question agraire ; Premier congrès des députés paysans de Russie, Mai 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.498)
[107] Cf. Lénine, Œuvres, T.24, p.13, 22, 23, 24
[108] Cf. Lénine, Les partis en Russie et les tâches du prolétariat, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.88-89 ; voir aussi T.24, p.157, p.233, p.263-264. Pour définir le parti menchevik, Lénine ne reprend pas l’expression de parti ouvrier-bourgeois qu’il avait utilisée en 1916 (cf. L’impérialisme et la scission du socialisme), à la suite d’Engels, pour qualifier les partis traîtres au socialisme. Bien que, généralement, il distingue le menchevisme des partis petits-bourgeois au sens strict, il en vient à les assimiler au sein des « partis démocrates petit-bourgeois (les populistes et les mencheviks) » (Lénine, La septième conférence de Russie du P.O.S.D.R.(b), Œuvres, Editions sociales, T.24, p.261). Ailleurs, il parle des « « chefs » petits-bourgeois des ouvriers mencheviks » (Lénine, Collaboration de classe avec le capital ou lutte de classe contre le capital ?, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.365). La tendance à assimiler les mencheviks à la démocratie petite-bourgeoise va être toujours plus marquée avec l’évolution du rapport entre les classes. Il y a d’abord eu leur participation effective au gouvernement de coalition qui naît de la crise d’avril, en contradiction avec leur représentation théorique initiale ; leur caractérisation sociale se modifie avec leur attitude réelle. Ensuite, en juin, ils versent ouvertement vers la contre-révolution. Cette orientation est parachevée en juillet. Par exemple, le 27 juin (10 juillet) alors que la contre-révolution menace, Lénine passe en revue les changements dans la situation des classes et conclut « La bourgeoisie contre-révolutionnaire exerce en ce moment le pouvoir en Russie ; la démocratie petite-bourgeoise, c’est-à-dire les partis socialiste-révolutionnaire et menchévique, forment à son égard « l’opposition de Sa Majesté » (…) la politique de conciliation de la démocratie petite-bourgeoise (socialistes-révolutionnaires et mencheviks) avec les cadets est déterminée par la profonde affinité de classe des bourgeois petits et grands, tout comme l’affinité de classe des capitalistes et des propriétaires fonciers du XXe siècle les déterminait à se serrer autour du monarque « bien-aimé ». » (Lénine, Changements dans la situation des classes, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.136)
Revenant sur le sujet, après la révolution d’Octobre, il assimile complètement le parti menchevik à la petite-bourgeoisie et en fait une composante représentative de la paysannerie moyenne. « La politique des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires prouve (…) que les considérer comme des socialistes est une erreur. (…). En fait c’est bien la petite-bourgeoisie russe.
J’ai commencé à dire comment les marxistes devaient se comporter à l’égard du paysan moyen, autrement dit, à l’égard des partis petit-bourgeois » (p.210)
Il est hors de doute que cette classe, la petite paysannerie (nous appelons paysan moyen celui qui ne vend pas sa force de travail), ce paysan, en Russie en tout cas, représente la principale classe économique, la base de la vaste diversité des courants politiques de la démocratie petite-bourgeoise. Chez nous, en Russie, ces courants sont surtout liés aux partis menchevique et socialiste-révolutionnaire. » (Lénine, Réunion des militants du parti de Moscou, Œuvres, Editions sociales, T.28, p.208)
[109] Quand Lénine se défend de ne pas vouloir sauter par-dessus la petite-bourgeoisie, il répond à ceux qui assimilent sa position à celle de Trotski : « Si par exemple, nous disions ; « Pas de Tsar, dictature du prolétariat », eh bien ce serait un bond par-dessus la petite-bourgeoisie » (Lénine, La septième conférence de Russie du P.O.S.D.R.(b), Œuvres, Editions sociales, T.24, p.245)
[110] « A l’heure actuelle, nous ne pouvons savoir avec précision si une puissante révolution agraire va se développer d’ici peu dans les campagnes russes. Nous ne pouvons mesurer la profondeur de la différenciation de classe, qui s’est indiscutablement accentuée ces derniers temps dans la paysannerie, en ouvriers agricoles, saisonniers ou permanents, et paysans pauvres (« semi-prolétaires »), d’une part, et paysans riches et moyens (capitalistes grands et petits), d’autre part. L’expérience seule peut régler et réglera ces questions. (…)
Nous devons exiger la nationalisation de toutes les terres du pays, c’est-à-dire leur remise en toute propriété au pouvoir central. » (Lénine, Les tâches du prolétariat dans notre révolution, Avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.63-64)
[111] La guerre avait fait évoluer fortement la structure agraire de la Russie. Les grands domaines, privés de main d’œuvre, avaient loué une grande partie de leurs terres agricoles à des fermiers aisés mais orientés vers l’auto consommation familiale ; la proportion de la production vendue sur le marché ne représentait qu’une part modeste. Le résultat était que, avant même la révolution, une partie de la terre était passée, en regard de leur exploitation, du giron des hobereaux dans celui des paysans. (Cf. Orlando Figes, La révolution russe, T.1, p.546)
Les réformes de Stolypine, après la révolution de 1905, avaient entamé la commune rurale en permettant selon certaines conditions (cf. note 250) à une partie de la paysannerie de se séparer de la commune et d’accéder à la propriété privée de la terre.
Après février, on assiste aussi au retour des paysans propriétaires au sein de la commune rurale. Ils font partie de l’aile marchante de la paysannerie et leur objectif est de participer au partage qui se dessine des terres des grands propriétaires fonciers. Leur propriété privée était généralement plus petite que celle qu’ils pouvaient obtenir s’ils réintégraient la commune. D’autre part, cette décision faisait disparaître les bases de l’hostilité qui pouvait exister entre les paysans restés membres de la commune et ceux qui s’en étaient séparés.
« La perspective de se partager les dépouilles de la « guerre aux manoirs » menée par la commune, qui recommença au printemps, suffit à encourager la plupart d’entre eux [les sécessionnistes, les paysans qui cultivaient des parcelles privées] à revenir volontairement.
Ce retour des sécessionnistes exprimait un désir général de solidarité paysanne au sein de la communauté villageoise. (…) (p. 650-651)
En s’emparant, des domaines des hobereaux, les membres de la commune firent montre d’un remarquable degré de solidarité et d’organisation. Il arriva souvent que l’assemblée villageoise adoptât une résolution forçant tous les membres à prendre part à la marche sur le manoir, ou à d’autres formes de résistance paysanne, telles que la grève des loyers ou des boycotts, sous peine d’expulsion de la commune. La force numérique donnait une sécurité. Contrairement au vieux mythe soviétique, il y eut fort peu de conflits, au sein des villages, entre paysans riches et paysans pauvres. En revanche, il y en eut beaucoup entre communes voisines pour le contrôle des domaines, et ces conflits tournèrent parfois à la petite guerre entre villages. (…) (p.651-652)
Le retour des soldats pour leur permission pascale et des déserteurs, explique aussi pour beaucoup cette recrudescence du militantisme paysan. Les soldats paysans conduisaient souvent la marche sur les manoirs. Parfois, ils incitaient la paysannerie à se laisser aller à des actes de vandalisme gratuits. Ils brûlaient les demeures pour chasser les hobereaux ; cassaient les machines (qui, dans les dernières années, avaient fortement réduit la nécessité d’embaucher des ouvriers agricoles) ; emportaient le contenu des granges dans leurs charrettes ; et détruisaient tout ce qui sentait l’excès de richesse, comme les peintures, les livres ou les sculptures. Il n’était pas rare non plus de voir ces soldats inciter les paysans à agresser les hobereaux. (p.653-654) » (Extraits de Orlando Figes, La révolution russe, Folio Histoire)
La tendance que Lénine jugeait la moins probable lors de son retour d’exil (cf. note 87) va se réaliser mais les partis représentatifs de cette politique seront incapables de la mettre en œuvre. Le parti du prolétariat devra prendre l’initiative de réaliser ou plus exactement de valider, de légaliser l’action révolutionnaire de la paysannerie contre les propriétaires et de libérer définitivement les énergies de la petite-bourgeoisie et le bolchevisme stricto sensu, en tant que terme, restera attaché à cette politique pro petite-bourgeoise (cf. note 259)
[112] « L’organisation des Soviets de députés ouvriers et l’armement des ouvriers sont indispensables, ainsi que l’extension des organisations prolétariennes à l’armée (…) et aux campagnes, et aussi, tout particulièrement, l’organisation de classe, indépendante, des ouvriers agricoles salariés » (Lénine, Ebauche des thèses du 4 mars 1917, Œuvres, Editions sociales, T.23, p.319)
« Il faut rattacher la revendication de prendre la terre immédiatement à la propagande en faveur de la création de Soviets de députés des salariés agricoles. La révolution démocratique bourgeoise est achevée » (Lénine, La conférence de Petrograd-ville du POSDR (b), Avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.137). Plus tard, fin juin, il appelle les salariés agricoles à former des syndicats (cf. Lénine, De la nécessité de fonder un syndicat des ouvriers de agricoles de Russie, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.126-130)
La revendication de l’indépendance du prolétariat par rapport à la paysannerie n’était pas nouvelle. En 1906, par exemple, Lénine écrivait : « Mais en soutenant la paysannerie révolutionnaire, le prolétariat ne doit pas oublier un seul instant son indépendance de classe, ses tâches de classe particulières. Le mouvement de la paysannerie est le mouvement d’une autre classe ; ce n’est pas une lutte prolétarienne, c’est une lutte de petits exploitants ; ce n’est pas une lutte contre les fondements du capitalisme, mais une lutte pour les débarrasser de tous les vestiges du servage. » (Lénine, Le groupe paysan ou groupe de travail, et le P.O.S.D.R., Œuvres, Editions sociales, T.10, p.433)
« (…) prolétaires et semi-prolétaires des villes et des campagnes, groupez-vous dans vos propres organisations. (…). Nous soutenons le mouvement paysan jusqu’au bout, mais nous devons nous rappeler que c’est le mouvement d’une autre classe, différente de celle qui peut accomplir et accomplira la révolution socialiste. (…) côte à côte avec le prolétariat des villes, le prolétariat rural doit se grouper dans des organisations indépendantes afin de lutter pour le triomphe définitif de la révolution socialiste. » (Lénine, Révision du programme agraire du parti ouvrier, Œuvres, Editions sociales, T.10, p.194)
Plus tard, alors qu’il traite de la révolution en Allemagne, donc dans un pays capitaliste avancé, il déclare « J’ai lu dans la Rote Fahne un article contre les Soviets de paysans, mais pour les Soviets des salariés agricoles et des paysans pauvres, ce qui est parfaitement juste. La bourgeoisie et ses valets, comme Scheidemann et compagnie, ont déjà lancé le mot d’ordre : Soviet des paysans. Mais nous, nous n’avons besoin que de Soviets des ouvriers agricoles et des paysans pauvres. » (Lénine, Ier congrès de l’Internationale communiste, mars 1919, Œuvres, T.28, p.497-498)
[113] En toute orthodoxie, Lénine ne les met pas exactement sur le même plan que le prolétariat et appelle aussi quand c’est possible les prolétaires de l’agriculture à s’organiser séparément mais il veillera également à ne pas se couper de la masse de la paysannerie.
« Ce n’est ni la première ni la dernière hésitation de la masse petite-bourgeoise et semi-prolétarienne » (Lénine, Les leçons de la crise, Avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.214)
« [La nationalisation de la terre] (…) renforcerait d’autant l’influence du prolétariat socialiste sur les semi-prolétaires des campagnes. » (Lénine, La septième conférence de Russie du P.O.S.D.R. (b), Œuvres, Editions sociales, T.24, p.316)
« La tâche d’un chef prolétarien est d’expliquer la différence des intérêts de classe et de persuader certaines couches de la petite-bourgeoisie (plus précisément : les paysans pauvres) de choisir entre les ouvriers et les capitalistes, et de se ranger du côté des ouvriers. » (Lénine, I Tsereteli et la lutte des classes, Avril (mai) 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.336)
[114] Cf. Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir, La fabrique éditions, p.34
[115] Cette proposition n’est pas nouvelle. Dès le début de la première guerre et de la faillite de la deuxième Internationale, il propose le retour à « communiste » pour caractériser le parti révolutionnaire.
[116] « Prendre l’initiative de la création d’une Internationale révolutionnaire (…) » (Lénine, Les tâches du prolétariat dans la présente révolution, Mars 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.14)
« C’est précisément à nous qu’il appartient de fonder sans retard une nouvelle Internationale, une Internationale révolutionnaire, prolétarienne ; plus exactement nous ne devons pas craindre de proclamer hautement qu’elle est déjà fondée et qu’elle agit. » (Lénine, Les tâches du prolétariat dans notre révolution, Avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.75)
[117] Dans une résolution sur l’attitude envers le gouvernement provisoire, Lénine dénonce le « gouvernement des cadets, qui organise en fait les éléments contre-révolutionnaires dans l’armée comme dans la rue, en vient à des tentatives de répression par les armes à l’égard des ouvriers » et il rappelle que de nouvelles tentatives sont inévitables et que l’organisation comme l’armement du prolétariat ainsi que l’alliance avec l’armée révolutionnaire sont indispensables pour éviter un nouveau juin 1848 où le prolétariat parisien fut massacré. (Cf. Lénine, Œuvres, T.24, p.277-278)
[118] Bien que dans ce texte nous évitons de nommer explicitement les organisations bolcheviks présentes sur la scène historique et concentrons l’analyse sur l’enchevêtrement des tendances politiques qui se sont manifestées dans les événements avant Octobre, les recherches de l’historien Alexander Rabinowitch à partir de sources primaires montrent en détail la dynamique des actions politiques des différentes organisations bolcheviks à Petrograd sur les événements depuis Février. Les recherches sont rassemblées dans son livre « Prelude to Revolution » (1968). Pour être bref, dans la capitale il y avait trois organisations principales du parti : le Comité central, l’Organisation militaire bolchevik (à ne pas confondre avec le Comité militaire révolutionnaire crée en octobre 1917) et le Comité bolchevik de Petrograd.
Le Comité central et plus précisément l’analyse de Lénine, longuement traité dans le présent texte, était au sommet de la hiérarchie du parti. L’Organisation militaire a été créé en mars 1917 dans le but de mener des activités révolutionnaires surtout dans la garnison de Petrograd et dans la base navale de Cronstadt.
« En avril, l’Organisation a été placée directement sous l’autorité du Comité central et chargée de gagner le soutien des forces armées au front et à l’arrière et de les organiser en une force révolutionnaire fiable et disciplinée. Dès sa création, l’Organisation militaire a bénéficié d’une autonomie étonnamment large. En outre, en raison de l’esprit uniformément radical de son leadership, la pression massive des partisans de la garnison, désespérés à l’idée que la révolution socialiste n’arrive trop tard pour les sauver de la mort au front, et la confiance qu’inspire inévitablement une force armée substantielle, l’Organisation militaire tendait en général à se placer à la gauche du Comité central sur les questions concernant le développement de l’Organisation militaire. » (op. cit. p. 6)
Le Comité de Petrograd avait une commission exécutive composée par des représentants des comités de district du parti, étant responsable pour diriger les activités bolcheviks dans la capitale.
« Cependant, la présence du Comité central dans la capitale et l’importance considérable des événements de Petrograd pour le reste du pays rendaient l’autorité du Comité de Petrograd ambiguë et conduisaient à des frictions constantes entre les deux organes. Les tensions entre le Comité central et le Comité de Petrograd s’aggravèrent au fur et à mesure que l’extrémisme incontrôlé des districts et des leaders du parti au niveau de l’unité, de l’agitation des masses de Petrograd et de réceptivité aux slogans bolcheviks, et enfin, la faiblesse apparente du gouvernement provisoire, fait que les membres du parti dans la capitale sont extrêmement impatients de l’action révolutionnaire. » (op. cit. p. 6)
[119] « La dictature démocratique bourgeoise de la paysannerie est une vieille formule. » (Lénine, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.245)
[120] Une question capitale, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.189
[121] Trotski, Histoire de la révolution russe, La contre-révolution relève la tête, Octobre, Ed. du Seuil, p.133
[122] « Ces gens-là diront, voyez-vous : nous désagrégions l’armée et nous devons maintenant nous en souvenir. Mais comment la désagrégions-nous ? Nous étions défaitistes sous le Tsar, nous ne l’étions plus sous Tsereteli et Tchernov. Nous avons publié dans la Pravda un appel que Krylenko, encore poursuivi à cette époque, avait répandu dans l’armée : « Pourquoi je vais à Pétersbourg. » Il disait : « Nous ne vous appelons pas à des mutineries. ». Ce n’était pas là désagréger l’armée. Les auteurs de la désagrégation sont ceux qui ont qualifié cette guerre de grande. » (Lénine, IVe congrès extraordinaire des soviets, Œuvres, Editions sociales, T.27, p.199)
[123] Cf. Lénine, Le bolchevisme et la « désagrégation » de l’armée, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.588.
[124] Cf. Marc Ferro, La révolution russe de 1917, Albin Michel, p.596-598.
Selon Orlando Figes : « La plupart [parmi le million de soldats qui quittèrent leur unité de février à octobre NDR] étaient des soldats « absents sans permission », des hommes qui en avaient seulement ras-le-bol de se battre ou de traînasser, sans manger, dans les tranchées ou les garnisons et qui avaient fui en direction de la ville la plus proche, où ils bouffaient et buvaient, couraient au bordel et, souvent, terrorisaient la population locale. » (Orlando Figes, La révolution russe, Folio Histoire, T.1, p.679)
[125] « Mais ce qui est hors de doute, c’est l’action directrice, dans le mouvement paysan, des soldats qui apportent du front et des garnisons des villes l’esprit d’initiative. » (Trotski, Histoire de la révolution russe, T.1, Février, Ed. du Seuil, p.442)
[126] « Le retour des soldats pour leur permission pascale, et des déserteurs, explique aussi pour beaucoup cette recrudescence du militantisme paysan. » (Orlando Figes, La révolution russe, Folio Histoire, T.1, p.653)
[127] « Un autre élément « saisonnier » directement lié au cycle agraire a sans doute renforcé cette détermination [du mouvement révolutionnaire de la paysannerie NDR] : la recrudescence des désertions à l’approche des travaux les plus importants, les paysans quittant massivement le front et l’armée pour revenir — illégalement — participer aux moissons et aux semailles. Ces déserteurs, déjà hors-la-loi, sont souvent les partisans les plus déterminés et les éléments moteurs des actions illégalistes dans les campagnes : prises de terres, coupes de bois et labours sauvages. » (Robert Linhart, Lénine, les paysans, Taylor, Ed. du Seuil, p.27)
« Le début de mai marquait aussi le commencement de la saison agricole d’été. Si les paysans, voulaient moissonner les champs des hobereaux à l’automne, il leur fallait les labourer et les ensemencer maintenant. Pour les paysans c’était une bonne raison de s’emparer de la terre sans tarder. » (Orlando Figes, La révolution russe, Folio Histoire, T.1, p.653)
[128] « Les dispositions préalables, en ce qui concerne les terres, ne peuvent être prises que par les administrations locales. Les champs doivent être ensemencés. La plupart des paysans sauront très bien s’organiser pour exploiter les terres, faire les labours et les semailles sur toute leur étendue. Il le faut pour améliorer le ravitaillement des soldats sur le front. Aussi est-il inadmissible d’attendre l’Assemblée constituante. Nous ne dénions nullement à l’Assemblée constituante le droit de consacrer définitivement la propriété nationale du sol et de fixer le statut agraire. Mais, dès aujourd’hui, au cours de ce printemps, les paysans doivent eux-mêmes, sur place, disposer des terres. Les soldats du front peuvent et doivent envoyer des délégués dans les villages. » (Lénine, Lettre ouverte aux délégués du congrès des députés paysans de Russie, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.379)
[129] « Dans les semaines qui suivirent la crise Kornilov [cette crise a lieu fin août NDR], le taux de désertion monta en flèche ; c’est par dizaine de milliers que les soldats quittaient leurs unités chaque jour. La plupart de ces déserteurs étaient des paysans, impatients de rentrer au village, où la saison des moissons battait son plein. » (Orlando Figes, La révolution russe, Folio Histoire, T.1, p.803)
[130] Lénine, Collaboration de classe avec le capital ou lutte de classe contre le capital ? Œuvres, Editions sociales, T.24, p.365)
[131] « Le « nouveau » gouvernement retarde déjà irrémédiablement même sur le congrès paysan » (Lénine, Le « nouveau gouvernement retarde non seulement sur les ouvriers révolutionnaires, mais aussi sur les masses paysannes, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.374)
« Mais, le « pays » des ouvriers et des paysans pauvres, je puis vous l’assurer, cher citoyen, est mille fois plus à gauche que les Tchernov et les Tsereteli ; il est même cent fois plus à gauche que nous. » (Lénine, Pour la layette du « nouveau gouvernement », Œuvres, Editions sociales, T.24, p.373)
[132] Orlando Figes, La révolution russe, Folio Histoire, T.1, p.652-653
[133] « Le mouvement agraire devenait d’une prévision un fait, découvrant, pour un court moment, mais avec une force extraordinaire, la prépondérance des liens internes à la paysannerie sur les antagonismes capitalistes. Les soviets d’ouvriers agricoles ne prirent de l’importance qu’en peu d’endroits, mais principalement dans les provinces baltiques. En revanche, les comités agraires devenaient les organes de toute la paysannerie qui, par son écrasante pression, les transformait, de chambres de conciliation, en instruments de la révolution agraire. » (Trotski, Histoire de la révolution russe, Février, Ed. du Seuil, p.458).
[134] Nous avons un travail en cours sur l’évolution de la commune agraire dans un texte consacré au rôle de la question agraire dans la révolution prolétarienne. Nous y analyserons son rôle dans la révolution russe.
[135] Les soldats bolcheviks en sont à l’initiative, inquiets d’une reprise en main de l’armée dans la perspective d’une offensive qui aura lieu le 18 juin. Les dirigeants bolcheviks sont réticents devant une manifestation qui n’a pas pour origine le prolétariat mais, objecte l’Organisation militaire bolchevik, si le parti ne prend pas la direction des soldats ceux-ci manifesteront comme en avril.
[136] « La manifestation devait hisser le drapeau du pouvoir des soviets. Le mot d’ordre de combat était : « A bas les dix ministres capitalistes ! ». C’était l’expression la plus simple de la revendication d’une rupture de la coalition avec la bourgeoisie. Le défilé devait se diriger vers le Corps des Cadets où se tenait le Congrès. Ainsi l’on soulignait qu’il s’agissait non de renverser le gouvernement, mais de faire pression sur les leaders soviétiques. » (Trotski, Histoire de la révolution russe, Février, Seuil, p.492)
[137] « Nous ne pouvons reconnaître les décisions des Soviets comme des décisions justes émanant d’un pouvoir juste, tant que demeurent dix ministres bourgeois contre-révolutionnaires, imbus de l’esprit de Milioukov et appartenant à sa classe. Si même les Soviets prenaient tout le pouvoir (ce que nous souhaitons et soutiendrons toujours) ; si même les Soviets devenaient un parlement révolutionnaire tout-puissant, nous ne nous soumettrions pas à celles de ses décisions qui entraveraient la liberté de notre agitation, qui par exemple interdiraient de diffuser des proclamations à l’arrière et sur le front, interdiraient les manifestations pacifiques, etc. Nous préférerions alors devenir un parti clandestin, un parti officiellement persécuté, mais nous ne renoncerions pas à nos principes marxistes, internationalistes. » (Lénine, 11 juin 1917, Projet d’une déclaration à adresser par le C.C. du P.O.S.D.(b)R. et le bureau de la fraction bolchévique au congrès des Soviets de Russie au sujet de l’interdiction de la manifestation, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.77)
[138] Cf. Des atteintes au principe démocratique dans les organisations de masse, Lénine, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.332
[139] C’est explicite dans un article publié après l’affaire Kornilov, nous y reviendrons : « Ce qui est un compromis pour nous, c’est le retour à notre revendication d’avant juillet : Tout le pouvoir aux Soviets, formation d’un gouvernement de socialistes-révolutionnaires et de mencheviks, responsable devant les Soviets. » (Lénine, Au sujet des compromis, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.334)
[140] La signification du pouvoir des soviets pouvait aussi recevoir des interprétations divergentes. Pour Lénine, les soviets n’avaient de sens que comme fondement d’un nouveau type d’Etat, à l’instar de la Commune de Paris. Pour les conciliateurs, l’interprétation selon laquelle le gouvernement devait être formé par les partis majoritaires dans les soviets, sans pour autant remettre en cause l’Etat actuel, dominait. Cf. Lénine, une des questions fondamentales de la révolution, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.400
[141] Un facteur important qui alimentait ces conflits était l’augmentation frappante du nombre de membres du parti bolchevik pendant la période Avril-Juin. Pour Petrograd, A. Rabinowitch dresse le bilan suivant :
« Cependant, même sur la base des éléments limités disponibles, il est clair que pendant cette période de croissance rapide, les conditions d’adhésion au parti furent pratiquement suspendues afin d’obtenir une masse militante dans le délai le plus court possible. Lors de l’ouverture de la Conférence panrusse d’avril, le parti comptait déjà environ 16 000 membres [près de 80 000 pour l’ensemble de la Russie, O. Figes, p.702]. A la fin juin, il avait encore doublé pour atteindre 32 000 membres, tandis que pendant ces mêmes mois, 2 000 soldats de la garnison rejoignaient l’Organisation militaire et que 4 000 soldats s’associaient au « Club Pravda ».
Le prix inévitable de cette énorme croissance fut une augmentation significative des problèmes de contrôle. Bien sûr, certains de ces membres supplémentaires étaient des bolcheviks de longue date revenant d’exil ou d’émigration, mais la plupart étaient de nouvelles recrues figurant parmi les éléments les plus impatients et les plus mécontents des usines et de la garnison, qui ne savaient pas grand-chose, sinon rien, du marxisme et ne se souciaient guère de la discipline du parti. Ainsi, en plus de devoir surmonter le conservatisme du Comité central, Lénine se trouvait maintenant confronté au problème de garder dans son giron ses milliers de nouveaux partisans impétueux (et d’en attirer d’autres), tout en les contrôlant ainsi que le Comité de Pétersbourg et l’Organisation militaire de plus en plus radicaux jusqu’à ce que le moment propice à la prise du pouvoir soit arrivé. » (Alexander Rabinowitch, op. cit. p. 231).
Ce n’était en rien, une nouveauté dans la politique du parti bolchevik. Déjà en 1905, alors que la guerre russo-japonaise est en cours, Lénine écrit : « Il faut de jeunes forces. Je conseillerais tout simplement de fusiller sur place ceux qui se permettent de dire que nous manquons d’hommes. Il y a des hommes en Russie, tant qu’on veut. Il faut seulement recruter des jeunes plus largement et plus hardiment, encore plus hardiment et plus largement, toujours plus hardiment et plus largement, sans craindre la jeunesse. Nous sommes en temps de guerre. La jeunesse décidera de l’issue de la lutte, la jeunesse estudiantine et plus encore la jeunesse ouvrière. Secouez toutes les vieilles habitudes d’immobilité, de respect hiérarchique, etc. ! Formez des centaines de cercles de jeunes sympathisants de Vpériod et encouragez-les à travailler sans arrêt. Triplez le comité en y faisant entrer les jeunes, créez cinq sous-comités ou une dizaine, « cooptez » toute personne énergique et honnête. Donnez sans paperasserie à tout sous-comité le droit de rédiger et de publier des tracts (il n’y aura pas grand mal si on commet des erreurs, Vpériod les corrigera « avec douceur »). Il faut grouper et mettre en mouvement avec la promptitude la plus grande tous ceux qui ont l’initiative révolutionnaire. Ne craignez pas leur manque de préparation, ne tremblez pas devant leur inexpérience et leur manque de culture. D’abord, si vous ne savez pas les organiser et les stimuler, ils suivront les mencheviks et Gapone et leur inexpérience nous fera cinq fois plus de mal. En second lieu, les événements les formeront maintenant comme nous le désirons. Les événements inculquent déjà à tous et à chacun l’esprit de Vpériod. » (Lénine, Lettre à A.A. Bogdanov et à S.I. Goussiev, 11/2/1905, Œuvres, Editions sociales, T.8, p.142)
Nous sommes loin des caricatures de Que faire ? auxquelles s’emploient les divers professeurs es révolution russe. Pour une autre évaluation de Que faire ? voir Hal Draper, Le mythe de la conception léniniste du parti ou qu’ont-ils fait à Que faire ? et Lars Lih, Lenin redisvovered, What is to be done ? in context.
[142] Cf. ses articles d’avant octobre, aussi érudits que pitoyables, dans « Révolution russe et révolution française », Editions critiques.
[143]. « La révolution est entrée aujourd’hui dans une nouvelle phase de son développement. Ils ont commencé par interdire notre manifestation pacifique pour trois jours, ils veulent maintenir l’interdiction pour toute la durée du congrès ; ils exigent que nous nous soumettions aux décisions du congrès et menacent de nous en exclure. Mais nous préférons, avons-nous déclaré, être arrêtés plutôt que de renoncer à la liberté d’agitation. (…)
Bilan des révolutions bourgeoises : d’abord armer le prolétariat, puis le désarmer pour qu’il n’aille pas plus loin. (…)
Tsereteli, venu au congrès du sein du Gouvernement provisoire, a manifesté le désir bien net de désarmer les ouvriers. Furieux et frénétique, il a exigé que le Parti bolchevique soit mis au ban de la démocratie révolutionnaire. Les ouvriers doivent se dire avec sang-froid qu’il ne peut plus être question d’une manifestation pacifique. La situation est beaucoup plus grave que nous ne le supposions. Nous allions à une manifestation pacifique pour exercer le maximum de pression sur les décisions du congrès - comme c’est notre droit -, et l’on nous accuse de comploter l’arrestation du gouvernement ! (…)
Le prolétariat peut y répondre par le maximum de calme, de prudence, de fermeté, d’organisation, et en se souvenant bien que le temps des manifestations pacifiques est révolu. » (Lénine, Discours prononcé le 11 (24) juin 1917 devant le comité de Pétersbourg du P.O.S.D.(b)R. sur la suppression de la manifestation, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.78-79)
[144] « Cette lutte en est arrivée en Russie à un tel degré d’acuité que les impérialistes tentent, par l’intermédiaire des chefs de la démocratie petite-bourgeoise, les Tsereteli, les Tchernov, etc., d’en finir d’un seul coup brutal et décisif avec la force grandissante du parti prolétarien. » (…)
« Le prolétariat socialiste et notre parti ont besoin de tout leur sang-froid, du maximum de fermeté et de vigilance : que les futurs Cavaignac commencent les premiers ! » (Lénine, Au tournant, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.82)
[145] Cf. Orlando Figes, La révolution russe, Folio, T.1, p.749
[146] Selon Alexander Rabinowitch (Prelude to Revolution), il y avait deux organisations anarchistes majeures à Petrograd : les anarcho-syndicalistes et la Fédération des anarchistes-communistes de Petrograd. Cette dernière était la plus radicale et la plus influente surtout à Cronstadt et dans certaines usines et régiments importants (par exemple, le Premier régiment de mitrailleurs qui a joué un rôle significatif dans les journées de juin et juillet).
[147] Cf. Marc Ferro, La révolution de 1917, p.501. Trotski pense que la tentative d’arrestation de Kerenski est une légende reposant au mieux sur un quiproquo. Cf. Histoire de la révolution russe, Seuil, T.2, p.31
[148] Au début juillet, le Premier régiment de mitrailleurs, qui est le régiment le plus important de la capitale et de ce fait particulièrement visé pour être dispersé, déclenche la manifestation. Dans le contexte, une manifestation pacifique signifie une manifestation sans armes.
« Organisé avec l’aide des membres de l’Organisation militaire bolchevique du premier régiment de mitrailleurs, il fut presque immédiatement soutenu par les membres de la base du parti dans toute la capitale et à Cronstadt. Ce n’est évidemment qu’après que l’Organisation militaire, la Commission exécutive du Comité de Pétersbourg et la Deuxième Conférence locale eurent formellement approuvé la participation au mouvement, et ce n’est que très tard et à contrecœur, que le Comité central accepta d’en prendre la tête. Pour résumer le rôle des bolcheviks dans la préparation et l’organisation du soulèvement de juillet, il semble donc que le mouvement était pour une part le résultat de plusieurs mois de propagande et d’agitation bolcheviques antigouvernementales, que les bolcheviks de base des usines de Petrograd et des régiments militaires ont joué un rôle majeur dans son organisation, et que la direction de l’Organisation militaire et une partie du Comité de Pétersbourg l’ont probablement encouragée contre la volonté de Lénine et du Comité central. » (Alexandre Rabinowitch, Prelude to revolution, p. 233-234)
[149] Le « simple » établissement des faits donne lieu à de profondes méprises ou insuffisances, dictées ou non par leur esprit de parti sinon par le pur j’menfoutisme. Il est plus que probable que la majorité du parti bolchevik n’ait pas voulu l’insurrection et opté, devant un mouvement qu’elle ne pouvait arrêter, pour une tentative d’encadrement. Lénine, fatigué, se reposait et a du rentrer précipitamment de Finlande (ce qui rend difficile l’idée qu’il organisait une insurrection). Trotski, formellement encore non bolchevik, sauvera d’un lynchage potentiel, au péril de sa propre existence, Tchernov, alors ministre de l’agriculture (ce qui rend difficile l’idée qu’il voulait renverser le gouvernement provisoire). Dans aucune autre ville, il n’y a eu de manifestation le 3 juillet (ce qui rend difficile l’idée qu’il s’agissait d’une action qui n’ait pas de caractère spontané), etc.
La Pravda du 4 juillet laisse un grand blanc en première page. Pour le professeur Courtois, qui reprend la thèse d’un complot bolchevik, il n’y a aucun doute : « La Pravda du lendemain parut avec en première page un gros blanc : on avait reporté précipitamment l’ordre de renverser le gouvernement ! » (Stéphane Courtois, Lénine, l’inventeur du totalitarisme, Fayard, p.335). Un de ses maîtres à penser – il s’appuie volontiers sur les historiens dont il se sent proche politiquement, Michel Heller, Richard Pipes, Orlando Figes – Orlando Figes, nous dit le contraire : « La une de la Pravda, qui devait paraître avec un appel à la modération signé Kamenev et Zinoviev, dut être modifiée au dernier moment et parut le lendemain avec un grand blanc. » (Orlando Figes, La révolution russe, p.755). Figes a vraisemblablement repris Rabinowitch (Trotski dit la même chose en ce qui concerne les faits) qui a dédié un livre entier aux journées de juillet : « L’appel à la modération des masses, rédigé auparavant par Kamenev et Zinoviev, a été retiré de la maquette de la Pravda du jour. Il a apparemment été décidé de ne pas retarder l’édition pour une nouvelle proclamation, et ainsi le 4 juillet, l’indécision du parti est reflétée par un grand espace blanc en première page. » (Rabinowitch, Prelude to revolution, Indiana university press, p.175). Marc Ferro qui connaît le livre de Rabinowitch qu’il cite fréquemment, nous livre une explication plus détaillée : « (…) sous la pression de l’Organisation militaire bolchevik et du comité de Petersburg, le comité central avait dû retirer du marbre de la Pravda un appel à ne pas manifester, rédigé par Kamenev, Zinoviev et Noguine. (…) le 4 au matin (…) la Pravda sortait avec un immense blanc en page 1. Staline était arrivé trop tard pour faire imprimer un autre appel, qui put néanmoins être diffusé sous forme de tract. Invitant les participants à développer la manifestation dans un sens pacifiste (i.e. sans armes) ce texte [Rabinowitch en donne des extraits mais ne fait pas le lien avec le blanc de la Pravda NDR] concluait qu’il fallait « qu’un nouveau pouvoir consolide la révolution (…° et ce ne pourrait être que les soviets ». Ainsi, notait Raskolnikov, un des leaders bolcheviks de Cronstadt, « sans parler explicitement de prise de pouvoir, ce texte essayait de réconcilier toutes les tendances qui divisaient le parti. Cette ambiguïté trahissait les hésitations des dirigeants, incapables de se décider, appelant les gens dans la rue, et sachant qu’ils s’armeraient si on lançait un appel au soulèvement. » (Marc Ferro, La révolution de 1917, Albin Michel, p.501-502)
[150] Trotski, Histoire de la révolution russe, Octobre, Seuil, p.44
[151] Si nombre d’accusations quant aux liens du parti bolchevik avec l’Allemagne relèvent de la calomnie, il reste probable que par l’intermédiaire de Parvus, le parti ait touché de l’argent ; un pacte avec le diable sans conséquence sur la ligne politique du bolchévisme. Cf. Rabinowitch, p.62 et sq., les bolcheviks prennent le pouvoir, La Fabrique ; M. Ferro, La révolution de 1917, Albin Michel, p.517.
[152] « De nombreuses analogies suggèrent un rapprochement avec janvier 1919 à Berlin : la scission irréversible de la social-démocratie, l’appel par sa fraction modérée à l’appui des forces armées, l’institution par les socialistes, avant Noske, avant Ebert, d’une première Terreur au nom de la démocratie. Autre similitude, l’attentisme des autorités traditionnelles qui espèrent ressaisir la totalité du pouvoir. L’analogie s’arrête là. Encore ses termes doivent-ils être corrigés. » (Marc Ferro, La révolution de 1917, p.503)
La contre-révolution n’ira pas jusqu’au bout ; la social-démocratie allemande qui connaît la fin de l’histoire de la révolution russe en tirera la leçon en faisant appel notamment aux corps francs et écrasera sans hésitation la révolution allemande. Elle en sera remerciée plus tard par les nazis qui l’enfermeront dans des camps de concentration.
[153] « La situation objective est celle-ci : l’immense majorité de la population du pays est petite-bourgeoise par sa condition sociale et, plus encore, par son idéologie. Mais c’est le grand capital qui domine le pays, tout d’abord par l’intermédiaire des banques et des syndicats patronaux. Il y a dans le pays un prolétariat urbain assez développé pour suivre son propre chemin, mais encore incapable d’attirer à lui d’emblée la majorité des semi-prolétaires. De ce fait essentiel, de cette situation de classe, il découle que des crises semblables, notamment par leur forme, aux trois crises que nous étudions, sont inévitables.
Les crises peuvent naturellement changer de forme à l’avenir, mais le fond des choses ne variera pas, même au cas où, par exemple, une Assemblée constituante socialiste-révolutionnaire se réunirait en octobre. Les socialistes-révolutionnaires ont promis aux paysans : 1° d’abolir la propriété privée du sol ; 2° de remettre la terre aux travailleurs ; 3° de confisquer sans indemnité de rachat les domaines des grands propriétaires fonciers et de les remettre aux paysans.
Réaliser ces grandes réformes est absolument impossible si l’on ne prend pas contre la bourgeoisie les mesures révolutionnaires les plus résolues, des mesures que seules peuvent faire passer dans les faits l’union de la paysannerie pauvre et du prolétariat, la nationalisation des banques et des syndicats patronaux. » (Lénine, Trois crises, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.185)
[154] Comme le montre la référence à Cavaignac, Lénine lit la situation de Juin puis Juillet avec, en arrière-plan, l’expérience de la révolution de 1848. La révolution de 1848 reste pour Lénine le modèle le plus proche de la révolution russe.
« La volonté de la majorité des ouvriers et des paysans, c’est-à-dire la volonté certaine de la majorité de la population, s’exprima, dans toutes les révolutions, en faveur de la démocratie. L’immense majorité des révolutions se sont néanmoins terminées par la défaite de la démocratie.
Compte tenu de cette expérience de la majorité des révolutions, notamment de celle de 1848 (qui ressemble le plus à la nôtre), Marx raillait cruellement les démocrates petits-bourgeois qui entendaient vaincre à coups de motions, en invoquant la volonté de la majorité du peuple. » (Lénine, Pages du journal d’un publiciste, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.319)
[155] Cet épisode notamment est l’objet d’erreurs d’interprétation des historiens bourgeois qui ont tôt fait de transformer Lénine en un opportuniste sans principes. Par exemple, Orlando Figes qui s’intéresse plus à sa geste et gloire littéraires qu’à l’histoire écrit : « Le fait [le recours aux organes prolétariens rivaux en liaison avec la perte du potentiel révolutionnaire des soviets NDR] est révélateur de l’attitude de Lénine envers les soviets, au nom desquels il devait fonder son régime : dès lors qu’ils ne servaient pas les intérêts de son parti, il était tout prêt à les enterrer ». (Orlando Figes, La révolution russe, Folio Histoire, p.821-822). En toute logique avec son analyse, Lénine cherche à nouveau à mobiliser le prolétariat pour repartir à l’assaut de la bourgeoisie. Comme il juge que les soviets actuels sont acquis à la contre-révolution, il ressort de conversations rapportées par Ordjonikidzé, qu’il pensait s’appuyer sur les comités d’usine. Mais, il ne s’agit pas d’une substitution aux soviets mais d’un nouveau départ du mouvement qui devra reformer des soviets révolutionnaires. On trouve la même confusion chez les anarchistes selon qui Lénine aurait substitué un « tout le pouvoir aux comités d’usine » à celui des soviets. (cf. Murray Bookchin, avalisé par Berthier, Octobre 1917 : le thermidor de la révolution russe, p.24). D’autre part, comme nous l’avons déjà montré (cf. notes 84 et 135) il n’y a jamais eu de respect formel du soviet chez Lénine. Même avant le 18 juin ou le 4 juillet, le mot d’ordre de tout le pouvoir au soviet est conditionnel. Il ne vaut que si la politique du parti est adoptée par le soviet ou du moins que si une compétition (qui peut être pacifique) pour le pouvoir est possible. Comme toujours, pour le marxisme, l’organe supérieur de la classe est le parti de classe.
[156] « Le principal caractère historique du bonapartisme s’y trouve nettement affirmé : le pouvoir d’Etat, s’appuyant sur la clique militaire (sur les pires éléments de l’armée), louvoie entre deux classes et forces sociales hostiles qui s’équilibrent plus ou moins.
La lutte de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat atteint son plus haut degré d’acuité : les 20 et 21 avril, puis du 3 au 5 juillet, le pays a été à un cheveu de la guerre civile. Ce facteur économique et social ne constitue-t-il pas la base classique du bonapartisme ? D’autres, tout à fait connexes, viennent en outre s’y ajouter : la bourgeoisie jette feu et flamme contre les Soviets, mais ne peut pas encore les dissoudre d’un seul coup et les Soviets, prostitués par les Tsereteli, les Tchernov et consorts, ne peuvent déjà plus opposer à la bourgeoisie une résistance sérieuse.
Les grands propriétaires fonciers et les paysans vivent aussi dans une ambiance de veille de guerre civile : les paysans exigent la terre et la liberté et ne peuvent être bridés - si seulement ils peuvent l’être - que par un gouvernement bonapartiste capable de prodiguer sans vergogne, à toutes les classes, des promesses dont aucune ne sera tenue.
Ajoutez à cela les défaites militaires provoquées par une offensive aventureuse, avec son cortège de plus en plus nombreux de phrases sur le salut de la patrie (qui voilent en réalité le désir de sauver le programme impérialiste de la bourgeoisie), et vous obtiendrez un tableau complet de la situation politique et sociale qui caractérise le bonapartisme. » (Lénine, Les débuts du bonapartisme, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.241)
[157] « Malgré une petite prépondérance nominale des socialistes - avoue Milioukov - la prédominance effective dans le cabinet appartenait incontestablement aux partisans convaincus de la démocratie bourgeoise. » (Milioukov, cité par Trotski, Histoire de la révolution russe). Milioukov parle de démocratie bourgeoise et non de république démocratique, car il s’accommoderait aussi bien, voire préférerait, d’une monarchie constitutionnelle ce qui était l’objectif de ce parti avant la révolution de février. La république ne sera instaurée officiellement qu’en septembre 1917 à la suite de la défaite de Kornilov.
[158] « En revanche, Tsereteli eut la prévoyance de rester en dehors du cabinet ministériel : en mai, l’on avait estimé qu’il serait utile à la révolution au sein du gouvernement ; maintenant il se disposait à être utile au gouvernement au sein du soviet. A partir de ce temps, Tsereteli remplit effectivement les obligations d’un commissaire de la bourgeoisie dans le système des soviets. « Si les intérêts du pays étaient contrecarrés par la coalition - disait-il en séance du soviet de Petrograd - notre devoir serait d’inviter nos camarades à sortir du gouvernement. ». Il ne s’agissait déjà plus d’éliminer, après épuisement, les libéraux, comme Dan l’avait promis naguère, mais bien, se sentant à bout, d’abandonner en temps opportun le gouvernail. Tsereteli préparait la remise intégrale du pouvoir à la bourgeoisie. » (Trotski, Histoire de la révolution russe, la contre-révolution relève la tête, Octobre, Ed. du Seuil, p.142-143)
[159] « Au nom de la moitié droite de la salle, Milioukov, représentant irrémédiablement rassis des classes auxquelles l’histoire a coupé les voies d’une politique rassise, répliqua à la démocratie. Dans son Histoire, le leader du libéralisme rapporte d’une façon suffisamment expressive son propre discours à la Conférence d’Etat. « Milioukov fit... un relevé succinct, basé sur des faits, des erreurs commises par « la démocratie révolutionnaire » et en tira des conclusions : capitulation dans la question de « la démocratisation de l’armée », accompagnée du départ de Goutchkov ; capitulation sur la question de la politique extérieure « zimmerwaldienne », accompagnée du départ du ministre des Affaires étrangères (Milioukov) ; capitulation devant les revendications utopiques de la classe ouvrière, accompagnée du départ de Konovalov (ministre du Commerce et de l’Industrie) ; capitulation devant les excessives exigences des nationalités, accompagnée du départ des cadets restants. La cinquième capitulation devant les tendances spoliatrices des masses, dans la question agraire...provoqua le départ du prince Lvov, premier président du gouvernement provisoire. »
L’histoire de la maladie n’était pas mal écrite. Quant au traitement, Milioukov n’alla pas au-delà des mesures policières : il faut étouffer les bolcheviks. « En présence de faits évidents reprochait-il aux conciliateurs - ces groupes plus modérés ont été forcés d’admettre que, parmi les bolcheviks, il y a des criminels et des traîtres. Mais ils n’admettent pas jusqu’à présent que l’idée même, l’idée fondamentale qui unit ces partisans des actes combatifs de l’anarcho-syndicalisme, est criminelle. » » (Trotski, Histoire de la révolution russe, La Conférence d’Etat à Moscou, Octobre, Ed. du Seuil, p.189)
[160] Lénine, nous l’avons vu, ne croît pas à une contre-révolution séparée du gouvernement provisoire. Il tance donc sévèrement les bolcheviks de Moscou qui ont participé à la formation d’un comité de défense en collaboration avec les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires. Le texte intitulé « Rumeurs de complot » en date du 18-19 août 1917, laisse entendre que des forces contre-révolutionnaires s’organisent contre le gouvernement et que mencheviks et socialistes-révolutionnaires ont fait appel aux bolcheviks pour le défendre. Lénine y voit une manœuvre des organisations petites bourgeoises, disqualifiées par leur soutien au gouvernement, qui cherchent à piéger les bolcheviks en faisant croire qu’une contre-révolution indépendante du gouvernement pourrait avoir lieu.
Il critique donc sévèrement les bolcheviks qui se seraient alliés aux mencheviks et socialistes-révolutionnaires
« Il est difficile de croire qu’il puisse se trouver parmi les bolcheviks des imbéciles ou des canailles capables de s’allier maintenant aux jusqu’auboutistes. Il est difficile de le croire, car il y a d’abord une résolution très nette du VIe Congrès du P.O.S.D.R., résolution où il est dit (voir le n° 4 du Prolétari ) que les « mencheviks sont définitivement passés dans le camp des ennemis du prolétariat ». On ne négocie pas avec des gens définitivement passés dans le camp de l’ennemi et l’on ne fait pas bloc avec eux. « La première tâche incombant à la social-démocratie révolutionnaire », lisons-nous plus loin dans la même résolution, c’est de « les isoler (les mencheviks jusqu’auboutistes) aussi complètement que possible de tous les éléments tant soit peu révolutionnaires de la classe ouvrière ». Il est évident que c’est pour s’opposer à cet isolement que les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires font circuler des bruits absurdes. Il est évident qu’à Moscou, comme à Petrograd, les ouvriers, se rendant de plus en plus nettement compte de la politique de trahison et de contre-révolution des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires, se détournent de plus en plus d’eux, et que les jusqu’auboutistes en sont réduits, pour « rétablir la situation », à recourir à « tous les expédients ».
Après cette résolution du congrès du parti, les bolcheviks qui consentiraient à faire bloc avec les jusqu’auboutistes sur « l’ouverture d’un accès à des unités » ou sur un vote indirect de confiance au Gouvernement provisoire (que l’on prétendrait défendre contre les cosaques), ces bolcheviks seraient, bien entendu, immédiatement - et à juste titre - exclus du parti. » (Lénine, Rumeurs de complot, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.270.)
Plus tard, dans son Histoire de la révolution russe, Trotski adoubera l’attitude des bolcheviks moscovites.
« La manifestation de grévistes à Moscou contre la Conférence d’Etat non seulement se déroula contre la volonté du Soviet mais ne formula point la revendication du pouvoir des soviets. Les masses avaient déjà compris la leçon donnée par les évènements et commentée par Lénine. En même temps, les bolcheviks de Moscou n’hésitèrent pas une minute à occuper les positions de combat, dès que le danger se manifesta d’écraser les soviets de conciliateurs. » (Les bolcheviks et les soviets, Octobre, Ed. du Seuil, p.334)
[161] On se souvient que Marx, dans l’Adresse de1850 définissait ainsi l’attitude du parti prolétaire
« Le rapport du parti ouvrier révolutionnaire à la démocratie petite-bourgeoise est le suivant : il fait front commun avec elle contre les fractions qu’il cherche à renverser ; il s’oppose à celle-ci en tout ce lui sert à consolider sa propre position. (…)
« Quand il s’agit de livrer bataille à un adversaire commun, nul besoin d’une union particulière. Dès qu’il faut combattre directement un tel ennemi, les intérêts des deux partis, pour le moment, coïncident; et, comme dans le passé, cette alliance calculée seulement pour une courte durée se nouera spontanément.
Il va de soi que dans les prochains conflits sanglants comme dans tous les précédents, ce sont principalement les travailleurs qui devront remporter la victoire par leur courage, leur résolution et leur esprit de sacrifice. Fidèles à leur passé, les petits-bourgeois se montreront massivement, dans ce combat aussi, et le plus longtemps possible, hésitants, timorés et passifs, pour ensuite, une fois la victoire acquise, la confisquer à leur seul profit, sommer les travailleurs de rester calmes et de se remettre au travail en se gardant des « excès » - bref pour frustrer le prolétariat des fruits de sa victoire. Il n’est pas au pouvoir des travailleurs d’empêcher les démocrates petits-bourgeois de se conduire de la sorte ; mais il est en leur pouvoir de leur rendre plus difficile tout succès face au prolétariat armé, et de leur dicter des conditions telles que la domination des démocrates bourgeois renferme dès l’abord le germe de sa chute et que son éviction ultérieure par la domination du prolétariat s’en trouve considérablement facilitée. » (Marx, Adresse au Comité central de la ligue des communistes, Mars 1850, Pléiade, Politique, p.550 et 553)
[162] De plus, comme à Moscou, une fraction des bolcheviks, contrairement à Lénine, a pris au sérieux la menace d’une contre-révolution. Par exemple, la conférence interdistricts, ranimée depuis peu et où les bolcheviks ont une importance significative, avait, dès le 24 août, exigé du gouvernement provisoire une politique démocratique radicale et appelé à la formation d’un comité de salut public et de groupes de combat composé d’ouvriers et de chômeurs. Elle était donc bien préparée quand Kornilov apparaît sur la scène et elle se fera remarquer par ses capacités d’organisation.
« Les organisations soviétiques d’en bas, à leur tour, n’attendaient pas les appels d’en haut. Le travail principal était concentré dans les quartiers. Aux heures des plus grandes hésitations du gouvernement et des fastidieux pourparlers du Comité exécutif avec Kerenski, les soviets de quartier se resserrèrent entre eux et décidèrent de déclarer la conférence interdistricts ouverte en permanence ; d’introduire leurs représentants dans l’état-major formé par le Comité exécutif ; de créer une milice ouvrière ; d’établir le contrôle des soviets de quartiers sur les commissaires du gouvernement ; d’organiser des équipes volantes pour l’arrestation des agitateurs contre-révolutionnaires. Dans leur ensemble, ces mesures signifiaient qu’on s’attribuait non seulement de considérables fonctions gouvernementales, mais aussi les fonctions du Soviet de Petrograd. Par la logique même de la situation, les plus hauts organes soviétiques durent se restreindre fortement pour céder la place à ceux de la base. L’entrée des quartiers de Petrograd dans l’arène de la lutte modifia du coup la direction et l’ampleur de celle-ci. De nouveau se découvrit, par l’expérience, l’inépuisable vitalité de l’organisation soviétique : paralysée d’en haut par la direction des conciliateurs, elle se ranimait, au moment critique, en bas, sous l’impulsion des masses.
Pour les bolcheviks qui inspiraient les quartiers, le soulèvement de Kornilov n’était pas le moins du monde inattendu. Ils avaient prévu, prévenu, et s’étaient trouvés les premiers à leur poste. » (Trotski, Histoire de la révolution russe, La bourgeoisie se mesure à la démocratie, Octobre, Ed. du Seuil, p.244-245.)
[163] « Galvanisées par les nouvelles de l’offensive de Kornilov, toutes les organisations à gauche des cadets, toutes les organisations de travailleurs minimalement significatives, tous les comités de soldats et de marins se mobilisèrent aussitôt pour combattre le général félon. On aura du mal à trouver dans l’histoire récente un exemple plus massif et efficace d’action de masse unifiée et largement spontanée » (Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir, La fabrique éditions, p.224)
[164] Juste avant le soulèvement de Kornilov, Lénine critique Martov : « Une des erreurs théoriques les plus criantes que commet Martov, erreur qui est, elle aussi, extrêmement caractéristique de l’idéologie politique de la petite-bourgeoisie, consiste à confondre la contre-révolution tsariste et plus généralement monarchique, avec la contre-révolution bourgeoise. Telle est l’étroitesse de vues ou la stupidité spécifique du démocrate petit-bourgeois, qui ne peut pas échapper à sa dépendance économique, politique et idéologique à l’égard de la bourgeoisie, qui cède le pas à cette dernière, qui voit son « idéal » en elle et la croit quand elle dénonce à grands cris le péril de la « contre-révolution de droite ». »(Lénine, Les arbres les empêchent de voir la forêt, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.278)
Après le soulèvement de Kornilov, Lénine analyse la situation ainsi : « (…) la rébellion de Kornilov consiste (…) à savoir que les grands propriétaires fonciers et la bourgeoisie, conduits par le parti cadet et par les généraux et officiers qui sont de leur bord se sont organisés et sont prêts à commettre et commettent les pires forfaits, (…) à seule fin de concentrer entre les mains de la bourgeoisie la totalité du pouvoir, d’affermir l’autorité des grands propriétaires fonciers dans les campagnes et d’inonder le pays du sang des ouvriers et des paysans.
La rébellion de Kornilov a prouvé pour la Russie ce que l’histoire a prouvé pour tous les pays, à savoir que la bourgeoisie trahira la patrie et ne reculera devant aucun crime pour défendre sa domination et ses revenus. » (Lénine, Projet de résolution sur la situation actuelle, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.342)
Trotski ne dit pas autre chose. « (…) il était absolument évident que pour les conspirateurs sérieux, c’est-à-dire pour toute la moitié droite de la Conférence de Moscou, il ne s’agissait nullement du rétablissement de la monarchie, mais de l’établissement de la dictature de la bourgeoisie sur le peuple. Dans ce sens, Kornilov et tous ses partisans rejetaient non sans rire les incriminations concernant des desseins « contre-révolutionnaires », c’est-à-dire monarchistes.
Il est vrai que quelque part, dans des arrière-cours, chuchotaient entre eux d’anciens dignitaires, aides de camp, demoiselles d’honneur, Cent-Noirs attachés à la Cour, sorciers, moines, ballerines. Mais c’était une grandeur absolument insignifiante. La victoire de la bourgeoisie ne pouvait venir que sous la forme d’une dictature militaire. La question de la monarchie n’aurait pu se poser qu’à une des étapes ultérieures, mais, toutefois, sur la base de la contre-révolution bourgeoise et non avec l’aide des demoiselles d’honneur raspoutiniennes. Pour la période envisagée, la réalité, c’était la lutte de la bourgeoisie contre le peuple, sous le drapeau de Kornilov. Cherchant une alliance avec ce camp-là, Kerenski était d’autant plus volontiers disposé à se camoufler devant les gauches suspectes en arrêtant fictivement les grands-ducs. Le mécanisme était si clair que le journal moscovite des bolcheviks écrivit dès alors : « Arrêter une paire de poupées sans cervelle de la clique Romanov, et laisser en liberté… la clique militaire des commandants, Kornilov en tête, c’est tromper le peuple. » Ainsi se rendaient odieux les bolcheviks, parce qu’ils voyaient tout et parlaient de tout hautement. » (Trotski, Histoire de la révolution russe, Octobre, Ed. du Seuil, p.211-212)
Plus tard, après octobre, Lénine évoquera Kornilov comme un contre-révolutionnaire représentant du parti bourgeois (y compris désormais alliés avec les partis petit-bourgeois) quelle que soit la forme (en alliance avec une puissance étrangère, monarchiste ou républicaine) de cette contre-révolution : « Quiconque réfléchit à la vie politique ne peut pas ne pas voir que les cadets, les socialistes-révolutionnaires de droite et les mencheviks cherchent à s’entendre pour savoir lequel, d’un Kornilov russo-allemand ou d’un Kornilov russo-japonais est le plus « agréable », ou lequel d’un Kornilov couronné ou d’un Kornilov républicain, écrasera le mieux et le plus sûrement la révolution. » (Lénine, De la famine, Œuvres, Editions sociales, T.27, p.417)
[165] « (…) comme la Gauche italienne l’a pour sa part souvent démontré, on ne peut comparer le fascisme, forme très moderne d’organisation étatique de l’époque impérialiste, avec les velléités de restauration de l’ancien régime russe par l’intermédiaire du général des Cent Noirs! » (Trotski et la gauche communiste italienne)
« Le fascisme n’est nullement une réaction féodale, contrairement à ce que Zinoviev lui-même a pu dire, comparant Mussolini à Kornilov et à la réaction blanche en Russie. » (L’antifascisme démocratique : un mot d’ordre antiprolétarien qui a déjà fait ses preuves). Textes disponibles sur sinistra.net
Donc ici, ni Zinoviev quand il définit le fascisme, ni la Gauche quand elle qualifie Kornilov, n’ont raison dans cette caractérisation.
[166] Luigi Fabbri, La contre révolution préventive, 1922 ; A. Rossi (Angelo Tasca), Naissance du fascisme, Gallimard, 1938, p.69)
[167] Marc Ferro voit dans le phénomène contre-révolutionnaire russe des similitudes avec le fascisme : « réaction de défense contre la révolution sociale, rôle initiateur du grand capital, action des militaires et de l’église, mise en cause de la lutte des classes, appel à la solidarité virile des combattants, recours à des groupes d’actions spéciaux, dénonciation de la faiblesse du Gouvernement, apparition d’hommes nouveaux, souvent anciens révolutionnaires ralliés à la défense nationale, culte du chef, noyautage de l’Etat, antisémitisme, utilisation de la violence contre les organisations démocratiques, sympathie et intervention active des alliés. » (Marc Ferro, La révolution de 1917, Albin Michel, p.519)
[168] En référence à celui de 1795 à 1799 durant la révolution française.
[169] La description de Trotski est beaucoup plus mordante « Kerenski destitua Kornilov par acte d’autorité personnelle. Le gouvernement provisoire, en ce temps, n’existait déjà plus : le soir du 26, messieurs les ministres donnèrent une démission qui, par un heureux concours de circonstances, répondait aux désirs de tous les partis. Déjà, quelques jours avant la rupture du Grand Quartier Général avec le gouvernement, le général Loukomsky avait averti Lvov par l’intermédiaire d’Aladyine : « Il ne serait pas mauvais de prévenir les cadets qu’ils aient, pour le 27 août, à quitter tous le gouvernement provisoire pour placer celui-ci dans une situation difficile et, par là-même, s’épargner des désagréments ». Les cadets ne manquèrent pas de prendre bonne note de cette recommandation. D’autre part, Kerenski lui-même déclara au gouvernement qu’il jugeait possible de combattre la mutinerie de Kornilov « seulement sous condition que le pouvoir lui fût remis à lui-même intégralement ». Les autres ministres ne semblaient attendre que cet heureux motif pour démissionner à leur tour. C’est ainsi que la coalition fut soumise à une vérification de plus. « Les ministres du parti cadet – écrit Milioukov – déclarèrent que, pour l’instant, ils démissionnaient sans préjuger de leur participation future au gouvernement provisoire. » Fidèles à leur tradition, les cadets voulaient attendre à l’écart les résultats des journées de lutte pour prendre une décision selon l’issue. Ils ne doutaient pas que les conciliateurs leur garderaient indemnes leurs places. En se déchargeant de la responsabilité, les cadets, avec tous les autres ministres démissionnaires, prirent part ensuite à plusieurs conférences gouvernementales, « de caractère privé ». Les deux camps, se préparant à la guerre civile, se groupaient, dans l’ordre « privé », autour du chef du gouvernement, muni de tous les pleins pouvoirs imaginables, mais non d’une réelle autorité. » (Trotski, Histoire de la révolution russe, Octobre, Ed. du Seuil, p.229-230)
[170] Les bolcheviks avaient donné leur aval à la tenue de cette conférence lors des préparatifs contre Kornilov.
[171] Sa proposition est validée par des membres du comité central, des représentants de la fraction bolchevik des comités exécutifs panrusses des soviets et du soviet de Petrograd.
[172] « Seule une assemblée constituante pourra obtenir la paix, mettre en œuvre les réformes nécessaires et nous rapprocher d’une restructuration socialiste de la société » (Riazanov, cité par Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir, La fabrique éditions, p.254)
[173] Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir, La fabrique éditions, p.249-250
[174] « Nous sommes maintenant en présence d’un tournant tellement brusque et tellement original de la révolution russe que nous pouvons, en tant que parti, proposer un compromis volontaire, non certes à la bourgeoisie, notre ennemi direct, notre ennemi principal, mais à nos adversaires les plus proches, aux partis « dirigeants » de la démocratie petite-bourgeoise, aux socialistes-révolutionnaires et aux mencheviks.
Ce qui est un compromis pour nous, c’est le retour à notre revendication d’avant juillet : Tout le pouvoir aux Soviets, formation d’un gouvernement de socialistes-révolutionnaires et de mencheviks, responsable devant les Soviets.
En ce moment, et en ce moment seulement, peut-être pendant quelques jours tout au plus ou pendant une semaine ou deux, un tel gouvernement pourrait se former et s’affermir d’une manière toute pacifique. Il pourrait très vraisemblablement assurer la progression pacifique de la révolution russe et de très grandes chances de progrès au mouvement mondial vers la paix et vers la victoire du socialisme.
Ce n’est qu’en faveur de ce développement pacifique de la révolution, ce n’est que pour profiter de cette possibilité historique extrêmement rare et extrêmement précieuse que les bolcheviks, partisans de la révolution mondiale et des méthodes révolutionnaires, peuvent et doivent, à mon avis, accepter un compromis de ce genre.
Ce compromis serait que, sans prétendre à la participation gouvernementale (impossible pour un internationaliste sans que soient effectivement assurées les conditions de la dictature du prolétariat et des paysans pauvres), les bolcheviks renonceraient à réclamer la remise immédiate du pouvoir au prolétariat et aux paysans pauvres et à employer les méthodes révolutionnaires pour faire triompher cette revendication. Une condition allant de soi, qui n’aurait rien de nouveau pour les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, ce serait l’entière liberté de l’agitation et la convocation de l’Assemblée constituante à la date fixée, ou même dans un délai plus rapproché.
Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, en tant que bloc gouvernemental, consentiraient (à supposer que le compromis soit réalisé) à former un gouvernement entièrement et exclusivement responsable devant les Soviets, auxquels serait transmis tout le pouvoir central et aussi local. Telle serait la condition « nouvelle ». Les bolcheviks, me semble-t-il, ne devraient poser aucune autre condition. Car ils estiment qu’une liberté vraiment entière de l’agitation et l’application immédiate du nouveau principe démocratique lors de la constitution des Soviets (leur renouvellement) et dans leur fonctionnement assureraient par elles-mêmes la progression pacifique de la révolution et l’extinction pacifique de la lutte des partis au sein des Soviets.
Mais peut-être n’est-ce plus possible ? Peut-être. S’il ne restait pourtant qu’une chance sur cent, cette chance vaudrait d’être tentée. » (Lénine, Au sujet des compromis, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.334-335)
[175] « C’était encore une faute de sa part [de Zinoviev NDR] d’écrire que les bolcheviks avaient bien fait de proposer la représentation proportionnelle au Présidium du Soviet de Petrograd. Jamais prolétariat révolutionnaire ne fera rien de bon dans un Soviet, si l’on admet la représentation proportionnelle des messieurs Tsereteli : les admettre, c’est se priver de la possibilité de travailler ; c’est ruiner le travail du Soviet. » (Lénine, Les champions de la fraude et les erreurs des bolcheviks, Œuvres, Editions sociales, T.26, p.42-43)
[176] Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir, La fabrique éditions, p.275
[177] Pour Trotski, le gouvernement socialiste n’est pas responsable devant les soviets ; c’est une étape préparatoire à leur prise de pouvoir. De son côté Lénine proteste contre l’interprétation que le pouvoir des soviets serait le gouvernement des partis majoritaires dans les soviets. Il veut tout de suite le pouvoir au soviet et une lutte pacifique en son sein. Trotski, au cours de la Conférence d’Etat fait évoluer sa position. « Si l’on doit noter un changement dans le comportement public des bolcheviks pendant la Conférence démocratique d’Etat après la réception des messages de Lénine [quand il appelle le parti bolchevik à se tourner vers l’insurrection NDR], c’est simplement le fait que Trotski commença à écarter la possibilité que de celle-ci émerge un gouvernement dont la création serait une première étape vers le transfert du pouvoir aux soviets. Il insistait désormais catégoriquement sur le transfert direct du pouvoir politique aux soviets. » (Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir, La fabrique éditions, p.280)
[178] « La Conférence démocratique trompe la paysannerie, car elle ne lui donne ni la paix, ni la terre.
Seul un gouvernement bolchevik satisfera la paysannerie » (Lénine, Les bolcheviks doivent prendre le pouvoir, 12-14 septembre 1917, Œuvres, Editions sociales, T.26, p.11)
[179] Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir, La fabrique éditions, p.289
[180] « Il est, par exemple, particulièrement indispensable de publier la liste complète des provinces, des districts, des cantons en indiquant combien de mandats proviennent de chaque localité, quand ils ont été rédigés ou envoyés, et en donnant une analyse ne serait-ce que des principales revendications formulées, afin qu’on puisse se rendre compte s’il existe des différences sur tel ou tel point entre les régions. Les régions de propriété familiale et les régions de propriété collective du sol, les régions grand-russes et les régions d’allogènes, les régions centrales et les régions frontières, les régions qui n’ont pas connu le servage, etc., diffèrent-elles, par exemple, d’avis sur l’abolition de la propriété privée de toutes les terres des paysans, sur les partages périodiques, sur l’interdiction du travail salarié, sur la confiscation du cheptel mort et vif des propriétaires fonciers, etc., etc. ? L’étude scientifique de la documentation exceptionnellement précieuse des mandats paysans est impossible sans ces données complètes. Or, nous, marxistes, devons nous attacher de toutes nos forces à l’étude scientifique des faits sur lesquels se base notre politique. » (Lénine, Pages du journal d’un publiciste, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.300-301)
[181] « On ne peut pas se borner aux réfutations théoriques des illusions petites-bourgeoises sur la « socialisation du sol », la « jouissance égalitaire du sol », l’« interdiction du travail salarié », etc.
Nous étions alors à la veille de la révolution bourgeoise ou au cours d’une révolution bourgeoise inachevée, et la tâche était avant tout d’amener cette révolution jusqu’au renversement de la monarchie.
La monarchie est maintenant renversée. La révolution bourgeoise est achevée dans la mesure où la Russie est devenue une république démocratique, à la tête de laquelle se trouve un gouvernement de cadets, de mencheviks et de socialistes-révolutionnaires. En trois ans, la guerre nous a fait avancer d’une trentaine d’années ; elle a institué en Europe l’obligation générale du travail et le groupement obligatoire des entreprises industrielles en vastes cartels ; elle a amené les pays les plus avancés à la famine et à une ruine sans exemple, les obligeant à s’orienter vers le socialisme.
Le prolétariat et les paysans peuvent seuls renverser la monarchie. Tel fut, à l’époque, le principe déterminant de notre politique de classe. Et ce principe était juste. Février et mars 1917 n’ont fait que le confirmer une fois de plus.
Seul le prolétariat, dirigeant les paysans pauvres (les semi-prolétaires, comme s’exprime notre programme), peut terminer la guerre par une paix démocratique, panser les plaies qu’elle a causées et faire les premiers pas, devenus absolument nécessaires et urgents, vers le socialisme ; tel est maintenant le principe qui détermine notre politique de classe. » (Lénine, Pages du journal d’un publiciste, 29 août 1917, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.305-306)
[182] Contre tout ce qu’écrit Lénine, Orlando Figes, plus préoccupé de transcrire dans de belles phrases des souvenirs brumeux de lectures mal comprises, plus préoccupé de roman historique que d’histoire, nous dit que « Lénine appuya les efforts de Kamenev pour persuader les mencheviks et les SR de rompre avec la coalition et de rejoindre les bolcheviks dans un gouvernement socialiste fondé sur les soviets » (Orlando Figes, La révolution russe, Folio, T.1, p.823). Si Kamenev a milité pour un gouvernement socialiste avec une participation bolchevik, comme nous l’avons vu, ce n’est pas le cas de Lénine. (cf. également Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir, La fabrique éditions, p.272)
[183] Cf. note 172
[184] « Du 3 juillet au 3 septembre, en deux mois, la lutte des classes et le cours des événements politiques ont tellement fait progresser le pays entier, par suite de la rapidité incroyable de la révolution, que de longues années n’auraient pu, en temps de paix, sans révolution et sans guerre, le faire avancer de la sorte. » (Lénine, Projet de résolution sur la situation actuelle, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.340)
[185] « Les événements de la révolution russe, surtout depuis le 6 mai et plus encore depuis le 3 juillet, se développent avec une rapidité d’ouragan si incroyable que la tâche du parti ne peut nullement être de les hâter ; tous nos efforts doivent tendre, au contraire, à ne pas retarder sur les événements, de façon à pouvoir éclairer au mieux les ouvriers et les travailleurs au fur et à mesure, sur les modifications de la situation et de la lutte des classes. Car telle est en ce moment la tâche principale du parti : expliquer aux masses que la situation est extrêmement critique, que toute action peut se terminer par une explosion, et qu’un soulèvement prématuré pourrait, par conséquent, faire le plus grand mal. En même temps, la situation critique conduit inéluctablement la classe ouvrière - et peut-être à une allure catastrophique - dans une situation où, par suite d’événements qui ne dépendent pas d’elle, elle se verra obligée d’affronter, en un combat décisif, la bourgeoisie contre-révolutionnaire et de conquérir le pouvoir. » (Lénine, Projet de résolution sur la situation actuelle, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.343)
[186] « Les ouvriers et les paysans de Russie n’ont, absolument aucune autre issue que la lutte la plus résolue et la victoire sur les grands propriétaires fonciers et la bourgeoisie, sur le parti cadet, sur les généraux et les officiers sympathisant avec ce parti. Seule la classe ouvrière des villes pourra conduire le peuple, c’est-à-dire l’ensemble des travailleurs, dans cette lutte et vers cette victoire, si elle prend possession du pouvoir d’Etat et si elle est soutenue par les paysans pauvres » (Lénine, Projet de résolution sur la situation actuelle, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.343)
[187] Il ne s’agit pas d’un lapsus. Le terme est réutilisé plus bas (cf. T.25, p.346) et ailleurs il est quatre fois question de la conquête du pouvoir par la classe ouvrière (sous-entendu des villes).
[188] « La classe ouvrière, ayant conquis le pouvoir, pourra seule assurer la remise immédiate aux paysans, sans indemnité, de toutes les terres des grands propriétaires fonciers. Cette mesure ne peut être différée. L’Assemblée constituante la légalisera, mais les paysans ne sont pas responsables des retards apportés à la réunion de la Constituante. Les paysans se convainquent chaque jour davantage qu’ils ne peuvent obtenir la terre par une entente avec les grands propriétaires fonciers et les capitalistes. La terre ne peut être obtenue qu’au moyen d’une alliance fraternelle et dévouée des paysans pauvres et des ouvriers. » (Lénine, Projet de résolution sur la situation actuelle, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.345)
[189] Pour Lénine, à la différence de la démocratie, sans annexions veut dire non pas retour au statu quo mais aussi renonciation aux colonies et droit des peuples opprimés à s’auto déterminer y compris par la séparation, ce qui potentiellement peut redéfinir les frontières.
[190] « La classe ouvrière pourra le faire au nom du peuple tout entier, car l’immense majorité des ouvriers et des paysans de Russie se sont prononcés contre la guerre actuelle de conquête et pour une paix juste sans annexions ni contributions. » (Lénine, Projet de résolution sur la situation actuelle, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.344)
[191] Cf. Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir, La fabrique éditions, p.264.
[192] Il s’agit des textes « Projet de résolution sur la situation actuelle » et « La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer »
[193] « En 1871, le prolétariat ne formait la majorité du peuple dans aucun pays du continent européen. La révolution ne pouvait être « populaire » et entraîner véritablement la majorité dans le mouvement qu’en englobant et le prolétariat et la paysannerie. Le « peuple » était justement formé de ces deux classes. (…)
Ainsi donc, en parlant d’une « révolution véritablement populaire », et sans oublier le moins du monde les traits particuliers de la petite-bourgeoisie (dont il a beaucoup et souvent parlé), Marx tenait compte avec la plus grande rigueur des véritables rapports de classes dans la plupart des Etats continentaux d’Europe en 1871. » (Lénine, L’Etat et la révolution, Œuvres, Editions sociales, T.25, p. (chapitre III expérience de la commune)
En fait, pour Marx et Engels la notion de peuple est un peu plus large (artisans et autres petits-bourgeois notamment), mais là, a fortiori dans le contexte de la révolution russe, n’est pas l’important.
[194] Lénine s’en expliquera fort bien : « Nous autres, bolcheviks, nous étions adversaires de cette loi sur la socialisation de la terre. Mais nous l’avons approuvée, parce que nous ne voulions pas aller à l’encontre de la volonté de la majorité des paysans. La volonté de la majorité est toujours pour nous une obligation, et la contrecarrer signifie trahir la révolution.
Nous ne voulions pas imposer à la paysannerie une idée qui lui était étrangère, celle de la vanité d’un partage égal de la terre. Nous estimions qu’il valait mieux que les travailleurs paysans eux-mêmes comprennent, à leurs dépens, sur leur propre dos, qu’un partage égalitaire est une absurdité. C’est alors seulement que nous pourrions leur demander comment en finir avec la ruine, l’emprise des koulaks, qui ont pour base le partage de la terre. » (Lénine, Discours aux délégués de paysans pauvres, Œuvres, Editions sociales, T.28, p.178-179.)
[195] Lénine sait parfaitement qu’il prend un chemin inédit, non balisé, du fait de la défection de la petite-bourgeoisie. « Le passage du pouvoir politique au prolétariat, voilà l’essentiel. (…) Nous ne sommes pas des doctrinaires. Notre doctrine n’est pas un dogme, mais est un guide pour l’action.
Nous ne prétendons pas que Marx ou les marxistes connaissent sous tous ses aspects concrets le chemin du socialisme. Ce serait absurde. » (Lénine, Pages du journal d’un publiciste, , Œuvres, Editions sociales, T.25, p.308)
[196] « Partout c’est le sabotage systématique, incessant, de tout contrôle, de toute surveillance et de tout recensement, de toute tentative faite par l’État pour organiser ce travail. » (Lénine, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, Œuvres, T.25, p.353)
[197] Que signifie, dans l’esprit de Lénine, la démocratie révolutionnaire ? Il s’en explique dans ce texte : « « Si l’on n’emploie le terme de « démocratie révolutionnaire » ni comme un cliché pompeux, ni comme une appellation conventionnelle, mais en réfléchissant à son sens, on verra qu’être démocrate, c’est compter effectivement avec les intérêts de la majorité du peuple, et non de la minorité; qu’être révolutionnaire, c’est briser de la façon la plus résolue, la plus impitoyable tout ce qui est nuisible et suranné. » (Lénine, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, Œuvres, T.25, p.362)
[198] Ce terme est utilisé à propos de la nationalisation des banques, de la nationalisation de l’industrie du pétrole, de la création d’une seule compagnie d’assurances. Dans le chapitre consacré à la nationalisation des syndicats patronaux, Lénine constate que ni le gouvernement bourgeois, ni le gouvernement de coalition n’ont osé prendre la moindre mesure démocratique et révolutionnaire. Rien d’étonnant à cela dans la mesure où un Etat démocratique révolutionnaire prendrait des mesures qui détruisent les privilèges et réalisent le démocratisme le plus complet, dès lors, dans un tel Etat, « le capitalisme monopoliste d’État signifie inévitablement, infailliblement, un pas, ou des pas en avant vers le socialisme » (Lénine, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, Œuvres, T.25, p.389)
En mai 1918, Lénine, à propos d’une polémique avec les communistes de gauche, revient sur ce texte et fait explicitement remarquer qu’il ne s’agit pas de dictature du prolétariat ni d’Etat socialiste : « Remarquez que ces lignes ont été écrites à l’époque de Kerenski, qu’il ne s’agissait pas là ni de dictature du prolétariat ni d’un Etat socialiste, mais d’un Etat « démocratique révolutionnaire ». N’est-il pas évident que plus nous nous élevons au-dessus de ce degré politique, plus nous réussissons complètement à incarner dans les Soviets l’Etat socialiste et la dictature du prolétariat, et moins il nous est permis de redouter le « capitalisme d’Etat » ? » (Lénine, Sur l’infantilisme de gauche et les idées petites-bourgeoises, Œuvres, Editions sociales, T.27, p.357-358)
[199] Par exemple : « La rénovation matérielle, économique, de la France, à la fin du XVIII° siècle, était liée à une rénovation politique et spirituelle, à la dictature de la démocratie révolutionnaire et du prolétariat révolutionnaire (qui ne faisait qu’un encore avec la démocratie et se confondait presque avec elle), à la guerre implacable déclarée à toutes les formes de réaction. Le peuple entier - et surtout les masses, c’est-à-dire les classes opprimées - était soulevé d’un enthousiasme révolutionnaire sans bornes : tout le monde considérait la guerre comme une guerre juste, défensive, et elle l’était réellement. La France révolutionnaire se défendait contre l’Europe monarchique réactionnaire. Ce n’est pas en 1792-1793, mais bien des années plus tard, après le triomphe de la réaction à l’intérieur du pays, que la dictature contre-révolutionnaire de Napoléon fit perdre aux guerres de la France leur caractère défensif pour en faire des guerres de conquête. » (Lénine, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, Œuvres, T.25, p.393-394)
[200] Lénine, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, Œuvres, T.25, p.386
[201] Lénine, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, Œuvres, T.25, p.396
[202] « (…) la démocratie, c’est-à-dire de la majorité de la population : donc, avant tout, des classes opprimées, ouvriers et paysans, paysans pauvres surtout. » Lénine, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, Œuvres, T.25, p.380
[203] « (…) l’alliance de la paysannerie pauvre, c’est-à-dire de la majorité des paysans, avec le prolétariat. » Lénine, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, Œuvres, T.25, p.397
[204] Dans les pages du journal d’un publiciste, texte dans lequel Lénine reprend le programme agraire petit-bourgeois des 242 mandats, il explique qu’il s’agit du programme des paysans pauvres et que le parti des socialistes-révolutionnaires est le représentant non pas des paysans pauvres mais des agriculteurs cossus et qu’ils trahissent la paysannerie. Cf. Lénine, T.25, p.306-307
[205] Rappelons que par « alliance » il n’entend pas la prise en compte des intérêts spécifiques des classes concernées mais le fait de pouvoir soutenir une lutte pour autant qu’elle aille dans le sens des intérêts du développement de la révolution et sinon que pour être allié du prolétariat, au sens de leur participation au mouvement de la social-démocratie, le paysan pauvre doit abandonner son point de vue de classe pour adopter celui du prolétariat. (cf. Lénine, Projet de programme pour notre parti, Œuvres, T.4, p.258 et Le programme agraire de la social-démocratie, Œuvres, Editions sociales, T.6, p.124)
[206] Lénine, Lettres sur la tactique, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.42
[207] Lénine, Lettres sur la tactique, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.38
[208] « (…) la majorité agissante des éléments révolutionnaires du peuple des deux capitales suffit pour entraîner les masses, pour vaincre la résistance de l’adversaire, pour l’anéantir, pour conquérir le pouvoir et le conserver. Car, en proposant sur-le-champ une paix démocratique, en donnant aussitôt la terre aux paysans, en rétablissant les institutions et les libertés démocratiques foulées aux pieds et anéanties par Kerenski, les bolcheviks formeront un gouvernement que personne ne renversera. »
« La majorité du peuple est pour nous. (…) la majorité résulte de l’évolution du peuple vers notre parti. »
« La Conférence démocratique trompe la paysannerie, car elle ne lui donne ni la paix ni la terre.
Seul un gouvernement bolchevik satisfera la paysannerie. »
« Le peuple est las des hésitations des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires. Seule notre victoire dans les capitales entraînera les paysans à notre suite. » (extraits de Lénine, Les bolcheviks doivent prendre en main le pouvoir, Œuvres, Editions sociales,T.26, p.10-11)
[209] Lénine, Le marxisme et l’insurrection, Lettre au comité central du P.O.S.D.R., Œuvres, Editions sociales, T.26, p. 17
[210] « Si la révolution nous a donné une leçon absolument indiscutable, absolument prouvée par les faits, c’est la suivante : seule l’alliance des bolcheviks avec les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, seule la transmission immédiate de tout le pouvoir aux Soviets rendrait la guerre civile impossible en Russie. » (…)
« Le développement pacifique d’une révolution quelle qu’elle soit est en général chose extrêmement rare et difficile, la révolution étant l’aggravation extrême des contradictions de classe les plus graves ; mais, dans un pays agricole, où l’alliance du prolétariat et de la paysannerie peut donner la paix aux masses épuisées par la guerre la plus injuste et la plus criminelle, et donner toute la terre aux paysans, dans un tel pays, à un moment historique aussi exceptionnel, le développement pacifique de la révolution est possible et vraisemblable, si tout le pouvoir est transmis aux Soviets. Au sein des Soviets, la lutte des partis pour le pouvoir peut se dérouler pacifiquement, si la démocratie des Soviets est totale, si on renonce à ces « menus larcins », à ces « entorses » données aux principes démocratiques, par exemple l’octroi aux soldats d’un représentant pour 500 électeurs et aux ouvriers un pour 1000. Dans une république démocratique, ces menus larcins sont condamnés à disparaître. » (Lénine, La révolution russe et la guerre civile, 16 septembre 1917, Œuvres, Editions sociales, T.26, p.29)
[211] « Votre position est exceptionnellement bonne, car vous pouvez commencer tout de suite à former un bloc avec les socialistes-révolutionnaires de gauche, bloc qui peut seul nous donner un pouvoir solide en Russie et la majorité à l’Assemblée constituante. Entre-temps, formez sans tarder un tel bloc chez vous, organisez la publication de tracts (tâchez de savoir ce que vous pouvez faire de ce côté, du point de vue technique, et pour en assurer le transport en Russie) ; il faut alors que dans chaque groupe de propagandistes envoyé à la campagne il y ait au moins deux hommes : un bolchevik et un socialiste-révolutionnaire de gauche. A la campagne, c’est la « raison sociale » socialiste-révolutionnaire qui règne pour le moment, et il faut profiter de l’occasion (les socialistes-révolutionnaires de gauche sont pour vous) pour réaliser dans les campagnes, au nom de cette raison sociale, le bloc des bolcheviks et des socialistes-révolutionnaires de gauche, des paysans et des ouvriers, et non pas bloc des paysans et des capitalistes. » (Lénine, Lettre au président du comité régional de l’armée, de la flotte et des ouvriers de Finlande, Œuvres, Editions sociales, T.26, p.65-66)
[212] « Nous ne devons pas nous laisser intimider par les cris des bourgeois apeurés. Nous devons bien nous rappeler que nous ne nous sommes jamais proposé de problèmes sociaux « insolubles », mais que les problèmes parfaitement solubles concernant les pas à faire immédiatement vers le socialisme, seule issue à une situation très difficile, ne peuvent être résolus que par la dictature du prolétariat et de la paysannerie pauvre. La victoire, une victoire solide, est plus que jamais, plus qu’en aucun endroit; assurée aujourd’hui au prolétariat en Russie, s’il prend le pouvoir. » (Lénine, Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ?, Œuvres, Editions sociales, T.26, p.89). On doit aussi se souvenir ici du concept abandonné de dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie pauvre car ce serait le sens de cette dictature.(cf. note 92)
[213] C’est bien dans cette direction que penche Lénine, puisque dans le même texte, il reprend la question d’un pouvoir « démocratique révolutionnaire ».
« La question nationale et la question agraire sont à l’heure actuelle les questions fondamentales pour les masses petites-bourgeoises de la population de Russie. C’est incontestable. Et sur ces deux questions le prolétariat est aussi loin que possible d’être « isolé ». Il a pour lui la majorité du peuple. Il est seul capable de mener dans ces deux questions la politique résolue et vraiment « démocratique révolutionnaire » qui assurerait d’emblée au pouvoir prolétarien non seulement le soutien de la majorité de la population, mais encore une véritable explosion d’enthousiasme révolutionnaire dans les masses, car pour la première fois les masses rencontreraient de la part du gouvernement, non pas l’oppression impitoyable des paysans par les propriétaires fonciers, des Ukrainiens par les Grands-Russes, comme sous le tsarisme, non pas la tentative, en pleine république, de continuer sous le couvert de phrases ronflantes la même politique, non pas des chicanes, des vexations, des tracasseries, des atermoiements, des crocs-en-jambe, des faux-fuyants (tout ce dont Kerenski gratifie les paysans et les nations opprimées), mais une sympathie ardente, attestée par des actes, des mesures révolutionnaires immédiates coutre les propriétaires fonciers, la restitution immédiate d’une entière liberté à la Finlande, à l’Ukraine, à la Biélorussie, aux Musulmans, etc. » (Lénine, Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ?, Œuvres, Editions sociales, T.26, p.93-94)
[214] Il existe de nombreuses citations où prolétariat révolutionnaire et parti sont identifiés « Notre parti aspire, comme tout parti politique, à l’exercice du pouvoir. » (Lénine, Au sujet des compromis, septembre 1917, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.334)
« Seul le prolétariat révolutionnaire, seule l’avant-garde qui fait l’unité de ce prolétariat – le parti bolchevique – peut appliquer réellement le programme des paysans pauvres, exposé dans les 242 mandats. » (Lénine, Pages du journal d’un publiciste, T.25, p.307)
« Quiconque s’emploie à séparer dès aujourd’hui, immédiatement, et sans retour, les éléments prolétariens des Soviets (c’est-à-dire le parti prolétarien, communiste) d’avec les éléments petit-bourgeois sert les intérêts bien compris du mouvement (…) » (Lénine, Lettres sur la tactique, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.42)
« Craindre que le pouvoir des bolcheviks, c’est-à-dire le pouvoir du prolétariat (…) » (Lénine, Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? Œuvres, Editions sociales, T.26, p.124).
Engels ne dit rien de moins : « Cependant le parti ouvrier social-démocrate allemand, précisément parce qu’il est un parti ouvrier, mène nécessairement une « politique de classe », la politique de la classe ouvrière. Comme tout parti politique s’efforce de conquérir le pouvoir dans l’État, le parti social-démocrate allemand aspire nécessairement à établir son pouvoir, la domination de la classe ouvrière, donc une « domination de classe ». D’ailleurs, tout parti véritablement prolétarien, à commencer par les chartistes anglais, a toujours posé comme première condition la politique de classe, l’organisation du prolétariat en un parti politique indépendant et, comma but premier de la lutte, la dictature du prolétariat. En déclarant cela « ridicule », Mülberger se place en dehors du mouvement prolétarien et à l’intérieur du socialisme petit-bourgeois. » (Engels, La question du logement, Editions sociales, p.98)
[215] « Si le génie créateur des classes révolutionnaires n’avait pas formé les Soviets, la révolution prolétarienne serait sans espoir en Russie, car, avec l’ancien appareil d’Etat, le prolétariat, sans aucun doute, n’aurait pas pu garder le pouvoir, et on ne peut d’un coup créer un nouvel appareil. » (Lénine, Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? Œuvres, Editions sociales, T.26, p.99)
[216] « Par un seul décret, le gouvernement prolétarien peut et doit transformer ces employés [employés des banques] en fonctionnaires de l’Etat, tout comme les chiens de garde du capitalisme, les Briand et autres ministres bourgeois, assimilent par un seul décret les cheminots en grève aux agents de l’Etat. » (Lénine, Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? Œuvres, Editions sociales, T.26, p.102)
[217] « Quand nous disons : « contrôle ouvrier », ce mot d’ordre étant toujours accompagné de celui de la dictature du prolétariat, le suivant toujours, nous expliquons par-là de quel Etat il s’agit. L’Etat est l’organe de domination d’une classe. De quelle classe ? Si c’est de la bourgeoisie, c’est bien l’Etat cadet-Kornilov-« Kerenski », par lequel le peuple est « kornilovisé et kérenskisé » en Russie voici déjà plus de six mois. Si c’est, la domination du prolétariat, s’il s’agit de l’Etat prolétarien, c’est-à-dire de la dictature du prolétariat, le contrôle ouvrier peut devenir le recensement national, général, universel, le plus minutieux et le plus scrupuleux de la production et de la répartition des produits.
Là est la principale difficulté, la tâche principale de la révolution prolétarienne, c’est-à-dire socialiste. Sans les Soviets cette tâche, du moins pour la Russie, serait insoluble. Les Soviets décident du travail d’organisation qui permettra au prolétariat de réaliser cette tâche de portée universelle. » (Lénine, Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? Œuvres, Editions sociales, T.26, p.100-101)
[218] « Craindre que le pouvoir des bolcheviks, c’est-à-dire le pouvoir du prolétariat, auquel est assuré le soutien sans réserve des paysans pauvres (…) » (Lénine, Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? Œuvres, Editions sociales, T.26, p.124). Dans la version anglaise, le texte est traduit par l’équivalent de « gouvernement bolchevik, c’est-à-dire gouvernement prolétarien. » (T.26, p.127)
[219] (…) le prolétariat a la sympathie de la majorité du peuple. Cette condition nécessaire aux bolcheviks pour garder le pouvoir existe bel et bien. ». Et dans la majorité du peuple qui soutient le prolétariat vient en tout premier lieu le paysan pauvre. « (…) ce qui donne la plénitude du pouvoir à la majorité du peuple, c’est-à-dire aux prolétaires et aux semi-prolétaires, aux ouvriers et aux paysans pauvres. » (Lénine, Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? Œuvres, Editions sociales, T.26, p.114)
« Des faits tels que le refus du centre socialiste-révolutionnaire de soutenir la nouvelle coalition avec Kichkine, ou tels que la prépondérance des adversaires de la coalition parmi les mencheviks-jusqu’auboutistes de province (Jordania au Caucase, etc.) sont la preuve objective qu’une partie des masses qui jusqu’ici suivait les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, soutiendra un gouvernement purement bolchevik.
C’est précisément de ces forces vives de la démocratie que le prolétariat russe n’est pas isolé aujourd’hui. » (Lénine, Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? Œuvres, Editions sociales, T.26, p.96)
[220] Cf. citations note 7 et note 241
[221] Cette pratique concerne environ les 2/3 des soviets (Marc Ferro, La révolution de 1917, Albin Michel, p.766)
[222] Cf. Marc Ferro, La naissance du système bureaucratique, Annales, 1976, 31/2. Il n’appartient pas à ce texte de faire l’analyse de l’involution de la révolution russe et de la victoire de la contre-révolution.
[223] « Progressivement, le soviet se transforme. D’instrument de combat au début, il devient un appareil administratif bien rôdé. De 1 200 députés au début du mois de mars, il passe en moins d’un mois à 3 000. Aucune vérification sérieuse des mandats n’est faite. Il y avait beaucoup de « nouveaux venus d’occasion ». Les séances plénières se déroulaient dans la confusion. Bientôt un « petit soviet », plus restreint de 600 membres est créé. De multiples commissions, bureaux, secrétariats, sont créés. Plusieurs centaines d’employés s’activent dans les différents services. Oscar Anweiler, dans les Soviets en Russie, écrit à ce sujet que ce que le soviet gagnait en matière de bon fonctionnement il le perdait sur le plan du contact direct avec une partie considérable des masses. Quasi quotidiennes pendant les premières semaines d’existence, les séances plénières du soviet allaient s’espaçant et n’attirant souvent qu’un nombre restreint de députés. L’exécutif du soviet s’affranchissait à vue d’œil de la surveillance que les députés étaient censés exercer sur lui. En d’autres termes, le soviet de bureaucratise, pratiquement dès le début de la révolution. » (René Berthier, Octobre 1917 : Le Thermidor de la révolution russe, p.23-24)
[224] « Il y aura en Russie un gouvernement ouvrier et paysan » (Lénine, Aux ouvriers, paysans, soldats, Œuvres, Editions sociales, T.26, p.136)
[225] « Lettre au comité central, au comité de Moscou, au comité de Petrograd, aux membres bolcheviks des Soviets de Petrograd et de Moscou » (Lénine, 1 octobre, Œuvres, T.26, p.138)
[226] Bien entendu, si cette concession formelle accordée sous la pression des masses, marque une rupture avec le pacte passé au sein du gouvernement provisoire qui voulait laisser ce choix à l’Assemblée constituante (avec aussi l’espoir pour certains de faire prévaloir une monarchie constitutionnelle) pour Lénine qui a déclaré que la Russie était le pays le plus libre du monde (avec des réserves qui sont rarement soulignées), elle est aussi de fait une république démocratique avec, qui plus est, le potentiel d’une république démocratique encore plus évoluée : la république des soviets. Par exemple, fin juin 1917, il écrit : « La Russie est maintenant une république démocratique administrée par la libre entente des partis politiques jouissant, dans le peuple, de la liberté d’agitation. » (Lénine, Changements dans la situation des classes, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.136)
[227] « Devant le boycottage des conciliateurs, le Comité ne se composa que de bolcheviks et de socialistes-révolutionnaires de gauche ; cela facilita et simplifia la tâche. De tous les socialistes-révolutionnaires, ne militait que le seul Lasimir, qui fut même placé à la tête du Bureau pour mieux souligner le caractère soviétique et non de parti de l’institution. En réalité, le Comité (…) s’appuyait exclusivement sur les bolcheviks » (Trotski, Histoire de la révolution russe, Editions du seuil, T.2, p.482)
[228] Comme le note l’historien Marc Ferro : « On a fini par l’oublier, février fut la révolution la plus violente de tous les temps. En quelques semaines, une société se débarrasse de tous ses dirigeants : le monarque et ses hommes de loi, la police et les prêtres, les propriétaires et les fonctionnaires, les officiers et les patrons. Il n’est plus un citoyen qui ne se sente libre, libre de décider à chaque instant de sa conduite et de son avenir. (…)
On se représente la frayeur de tous ceux dont l’autorité prétendait se fonder sur la compétence, le savoir, le service public, quand elle n’héritait pas du bon vieux droit divin.
Ils n’avaient jamais imaginé une telle révolution. Jusques et y compris les prêtres de la religion la plus extrême, les bolcheviks, ils furent unanimes à penser qu’il fallait savoir patienter, le peuple finirait bien par jeter sa gourme. En mars, comme tous les révolutionnaires, Staline lançait un appel à la discipline militaire ; en juin, Kropotkine renchérissait. (…) » (Marc Ferro, La révolution de 1917, Albin Michel, p.469-470)
[229] « Le triomphe de la révolution bolchevique marquait la fin des flottements ; elle signifiait l’abolition complète de la monarchie et de la grande propriété foncière (celle-ci n’avait pas été détruite avant la Révolution d’Octobre). Nous avons mené la révolution bourgeoise jusqu’au bout. La paysannerie, dans son ensemble nous a suivi. Son opposition au prolétariat socialiste ne pouvait se manifester d’emblée. Les Soviets groupaient la paysannerie en général. La division en classes au sein de la paysannerie n’avait pas encore mûri, ne s’était pas encore extériorisée. » (Lénine, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, souligné par Lénine, T.28, p.312)
C’est aussi l’analyse de Trotski « Le mot d’ordre bolchevique [la dictature démocratique NDR] s’est réalisé effectivement, non comme une illusion sémantique, mais comme la plus grande réalité historique. Mais il s’est accompli après le mois d’octobre, et pas avant. La guerre paysanne, pour se servir d’une expression de Marx, a soutenu la dictature du prolétariat. Grâce à Octobre, la collaboration des deux classes fut obtenue sur une gigantesque échelle. Chaque paysan ignorant a senti et compris alors, même sans les commentaires de Lénine, que le mot d’ordre bolchevique s’incarnait dans la vie. Et Lénine lui-même a considéré cette révolution, la révolution d’Octobre, dans sa première étape, comme la véritable révolution démocratique et, par conséquent, comme la véritable incarnation, bien que modifiée, du mot d’ordre stratégique du bolchevisme. » (Trotski, La révolution permanente, Gallimard, p.162-163)
Dans l’analyse de Trotski, il est important de relever la formule, inspirée par Marx (qui parlait de la Prusse), à propos de la guerre paysanne soutenant le prolétariat. C’est que Trotski a toujours contesté à la paysannerie la possibilité de jouer un rôle politique autonome, la possibilité d’être représentée par un parti, d’où sa formule de dictature du prolétariat soutenue par la paysannerie et non d’une dictature du prolétariat et de la paysannerie. Mais, nous avons vu qu’au cours de la révolution, entre juillet et octobre, il a admis et défendu la possibilité d’un gouvernement petit-bourgeois. Et de la révolution de février, est sorti quelles que soient ses faiblesses, un gouvernement bourgeois, que ni les bolcheviks, ni Trotski n’avaient attendu.
[230] Cf. notes 79 et 82
[231] « Le Soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd appelle tous les ouvriers et toute la paysannerie à soutenir sans réserve et de toute leur énergie la révolution ouvrière et paysanne. » (Séance du soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd du 25 octobre (7 novembre) 1917, Lénine, Œuvres, Editions sociales, T.26, p.247)
[232] Cf. Séance du soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd du 25 octobre (7 novembre) 1917, Lénine, Œuvres, Editions sociales, T.26, p.247 ou encore « Le gouvernement ouvrier et paysan créé par la révolution du 24-25 octobre et s’appuyant sur les Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans, doit entamer immédiatement les pourparlers de paix » (Lénine, Rapport sur la paix du 26 octobre - 8 novembre -, Œuvres, Editions sociales, T.26, p.258)
[233] Lénine, Décret sur la formation du gouvernement ouvrier et paysan, Œuvres, Editions sociales, T.26, p.270
[234] « 2° La loi soviétique sur le contrôle ouvrier (…) est confirmée (…) en tant que première mesure préparant la remise complète des fabriques, usines, mines, chemins de fer et autres moyens de production et de transport, en propriété à l’Etat ouvrier et paysan.
3°La remise de toutes les banques en propriété à l’Etat ouvrier et paysan est confirmée (…) » (Lénine, Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité, Œuvres, Editions sociales, T.26, p.443),
[235] « Ce raisonnement [celui des mencheviks NDR] repose sur la confusion de la révolution démocratique et de la révolution socialiste, de la lutte pour la république (y compris la lutte pour notre programme minimum) et de la lutte pour le socialisme. La social-démocratie se déshonorerait, en effet, si elle tentait de faire de la révolution socialiste son objectif immédiat. » (Lénine, La dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie, Œuvres, Editions sociales, T.8, p.297)
[236] « Cette révolution est socialiste. L’abolition de la propriété privée de la terre, l’introduction du contrôle ouvrier, la nationalisation des banques sont autant de mesures qui mènent au socialisme. Ce n’est pas encore le socialisme, mais ce sont des mesures qui nous y mènent à pas de géant » (Lénine, Congrès extraordinaire des Soviets, Quelques mots de conclusion le 18 novembre (1er décembre), Compte-rendu de presse, Œuvres, Editions sociales, T.26, p.344)
[237] En 1908, Lénine adresse les critiques suivantes à ce programme : « Quand les socialistes-révolutionnaires présentent les réformes agraires imminentes comme une « socialisation », comme une « transmission de la terre au peuple », comme le commencement de la « jouissance égalitaire », ils se mettent dans une fausse situation qui aboutira inévitablement à leur perte politique définitive, car les réformes qu’ils réclament assureront justement la domination d’une autre classe, de la bourgeoisie rurale. » (Lénine, La social-démocratie et le gouvernement révolutionnaire provisoire, T.8, p.280)
[238] « If Mr. Bakunin were familiar even with the position of a manager in a workers' co-operative factory, all his fantasies about domination would go to the devil. He should have asked himself: what forms could management functions assume within such a workers' state, if he wants to call it that ? (p.279). » (Marx, Engels, Collected Works, Vol 24, p.520)
[239] « Certes, il y a une grande différence avec la notion (scientifiquement fausse puisqu’elle signifie Etat bourgeois) d’Etat ouvrier-paysan que Lénine utilise de manière propagandiste pour parler de l’alliance de l’Etat ouvrier avec la paysannerie. Cela montre que Lénine est très loin d’utiliser uniquement des expressions scientifiques marxistes ! » (Matière et révolution, https://www.matierevolution.fr/spip.php? Article5270 #forum45023
Quant à l’Etat bourgeois, Lénine le définit ainsi : « Les formes d’Etats bourgeois sont extrêmement variées, mais leur essence est une : en dernière analyse, tous ces Etats sont, d’une manière ou d’une autre, mais nécessairement, une dictature de la bourgeoisie. » (Lénine, L’Etat et la révolution, Ajout deuxième édition, https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/08/er2.htm)
[240] Idée largement et très tôt répandue puisque, par exemple, un Gramsci disait à l’époque qu’il s’agissait d’une révolution contre le « Capital », le grand livre de Marx. Cf. La révolution contre « Le Capital », Avanti du 24/11/1917, Antonio Gramsci, Gramsci dans le texte (1916-1935), Editions sociales.
[241] « Dans le dernier chapitre de mon 18 Brumaire, je remarque comme tu le verras si tu le relis que la prochaine tentative de la révolution en France devra consister non plus à faire passer la machine bureaucratique et militaire en d’autres mains, comme ce fut le cas jusqu’ici, mais à la détruire. C’est la condition première de toute révolution véritablement populaire sur le continent. » (Marx, Lettre à Kugelman, 12 avril 1871)
[242] Voir le chapitre 4.1. Après février, Lénine continue de se différencier de Trotski et de son « gouvernement ouvrier ». Cf. note 80
[243] En septembre, après l’affaire Kornilov, comme nous l’avons vu, Lénine n’hésite pas à proposer un compromis à la démocratie petite-bourgeoise : la lutte pacifique des partis au sein de soviets démocratiques et détenteurs du pouvoir. Donc, une lutte pacifique au sein d’un Etat de type Commune dirigé par un gouvernement exclusivement petit-bourgeois où le prolétariat serait le parti de l’extrême opposition.
« Les Soviets, de par leur composition de classe, étaient les organes du mouvement des ouvriers et des paysans, la forme toute prête de leur dictature. S’ils avaient eu la plénitude du pouvoir, le principal défaut des couches petites-bourgeoises, leur péché capital qui est la confiance envers les capitalistes, aurait été éliminé par la pratique, il aurait été contrebattu par l’expérience de leur activité propre. La succession des classes et des partis au pouvoir aurait pu s’opérer pacifiquement au sein des Soviets, détenteurs exclusifs de la totalité du pouvoir ; la liaison de tous les partis représentés aux Soviets avec les masses aurait pu demeurer solide, sans défaillance. Il ne faut pas perdre de vue un seul instant que seule cette liaison intime, se ramifiant librement en largeur et en profondeur, des partis représentés dans les Soviets et des masses, aurait pu contribuer à dissiper pacifiquement l’illusion petite-bourgeoise d’une entente avec la bourgeoisie. Le passage du pouvoir aux Soviets n’aurait pas modifié par lui-même les rapports entre les classes et n’aurait pu en rien les modifier ; il n’aurait modifié en rien le caractère petit-bourgeois des paysans. Mais il aurait puissamment aidé, en temps opportun, à détacher les paysans de la bourgeoisie et à les rapprocher des ouvriers pour, ensuite, les unir à ceux-ci. » (Lénine, A propos des mots d’ordre, mi-juillet 1917, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.199-200)
[244] Ce sera pour une bonne part illusoire. Comme nous l’avons dit, ce texte n’aborde pas la suite d’Octobre.
[245] Il s’agit des textes « Projet de résolution sur la situation actuelle » (cf. Œuvres, Editions sociales, T.25, p. 340-346) et « La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer » (Œuvres, Editions sociales, T.25, p. 347-397).
[246] Bien que cette bureaucratisation n’ait pas le même caractère, Lénine dénonce, avant Octobre, cette tendance dans les Soviets des grandes villes et tout particulièrement de la capitale sous l’influence des conciliateurs. Par ex. T.24, p.254, p.255, p.447, voir aussi chapitre 4.5 et notes 220, 221
[247] Bien entendu, cette partie de l’analyse ne vaut pas complètement pour Trotski qui restera prisonnier de l’idée que les rapports de production russes avaient à voir avec le socialisme. Mais il est celui qui insistera le plus sur le caractère transitoire de la bureaucratie. C’était revenir à Marx : « Mais sous la monarchie absolue, pendant la première révolution et sous Napoléon, la bureaucratie n’était que le moyen de préparer la domination de classe de la bourgeoisie » (Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Pléiade, Politique, t.1, p.530)
[248] Compte tenu de l’impuissance manifestée par la petite-bourgeoisie et bien qu’il soit favorable à une coalition, il est peu probable que Lénine envisage une telle possibilité en octobre. Il penche nécessairement, comme nous l’avons vu, pour un gouvernement de coalition où le prolétariat serait majoritaire et il a même envisagé, si nécessaire, un gouvernement purement prolétarien.
[249] En fait, Lénine a également la même appréciation dès lors qu’il s’agit de la paysannerie propriétaire. « (…) la simple majorité des masses petites-bourgeoises ne décide encore rien et ne saurait rien décider, car les millions de petits propriétaires paysans éparpillés ne peuvent s’organiser, élever leur action à la conscience politique, centraliser cette action (ce qui, pour vaincre, est une nécessité) que s’ils sont dirigés par la bourgeoisie ou par le prolétariat. » (Lénine, Illusions constitutionnelles, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.219)
[250] Lénine y fait allusion dans « Deux tactiques … » : « Le marxisme nous enseigne qu’une société fondée sur la production marchande et pratiquant des échanges avec les nations capitalistes civilisées, doit inévitablement s’engager elle-même, à un certain stade de son développement, dans la voie du capitalisme. Le marxisme a rompu sans retour avec les élucubrations des populistes et des anarchistes qui pensaient, par exemple, que la Russie pourrait éviter le développement capitaliste, sortir du capitalisme ou l’enjamber de quelque façon, autrement que par la lutte de classe, sur le terrain et dans les limites de ce même capitalisme. » (Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie, Œuvres, Editions sociales, T.9, p.44)
[251] Le terme « partage noir » (tcherny peredel), désigne à la fois, l’idéalisme populiste d’une redistribution équitable des terres noires – les terres fertiles – parmi les paysans et le nom de la fraction illégale du populisme des années 1880 qui restait fidèle aux traditions populistes du socialisme petit-bourgeois fondé sur la commune rurale. Au lieu d’entrer directement dans la lutte contre les institutions tsaristes, comme le fait la fraction Volonté du Peuple (Narodnaïa Volia), elle refusait de donner à sa marche vers le peuple une signification politique.
[252] « La décision capitale que Stolypine fait approuver par le tsar marque donc un retournement radical, en brisant la règle solidaire du mir. L’oukaze impérial du 9 novembre 1906 distingue entre les situations. S’il n’a été effectué aucun partage depuis 1861, la propriété individuelle est reconnue. S’il n’y a eu aucun partage depuis 1893, le principe communautaire est maintenu, mais tout ayant droit peut sortir de l’indivision, en constituant des petits domaines indépendants, otroubs reliés à une maison du village ou khoutors autour d’un habitat isolé. Dans le cas de partages récents, la modification des lots selon la composition des familles est facilitée. Enfin, le partage général peut être décidé, à la majorité des deux tiers (à la majorité simple après 1911). » (Pierre Barral, Stolypine, le Turgot du dernier tsar, Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, Séance publique du 6 mai 2013, p.160)
[253] D’autre part, dans certaines régions comme en Ukraine, la tenure individuelle est largement développée. De même, certaines communautés comme les cosaques du Don défendent farouchement la propriété individuelle qu’ils ont acquise.
[254] « (…) le point faible de la révolution paysanne qui ne résidait pas, comme on le dit trop souvent, dans l’absence de programme politique et d’organisation, mais dans une relative indifférence à la forme du pouvoir central. » (Jean-Louis Van Regemorter, Le concept de révolution paysanne unique de 1905 à 1922, Revue Russe n°14, 1998, p.39)
[255] En 1907, après la défaite de 1905, il émet un jugement balancé quant à la date de cette effectuation : « Personne ne peut dire aujourd’hui quelles seront les destinées de la démocratie bourgeoise en Russie. Il n’est pas impossible que la faillite des cadets conduise à la formation d’un parti démocrate paysan, d’un vrai parti de masse, et non cette organisation de terroristes que sont demeurés les socialistes-révolutionnaires. Il n’est pas impossible non plus que les difficultés objectives du regroupement politique de la petite-bourgeoisie empêchent la formation d’un tel parti et maintiennent pour longtemps encore la démocratie paysanne dans son état actuel de masse troudovique gélatineuse et amorphe. » (Lénine, Révolution et contre-révolution, Œuvres, T.13, p.124)
[256] C’est ce que résume Trotski : « Lénine ne résolvait pas par avance le problème des rapports politiques entre les deux participants de la dictature démocratique éventuelle : le prolétariat et la paysannerie. Il n’excluait pas la possibilité pour les paysans d’être représentés dans la révolution par un parti spécial, qui serait indépendant non seulement de la bourgeoisie, mais aussi du prolétariat, et capable de faire la révolution démocratique en s’unissant au parti du prolétariat dans la lutte contre la bourgeoisie libérale. Comme nous le verrons par la suite, Lénine admettait même que le parti révolutionnaire paysan puisse avoir la majorité dans le gouvernement de la dictature démocratique. » (Trotski, La révolution permanente, Idées, Gallimard, p.36)
[257] «Ils [les paysans NDR] ont alors compris que le véritable interprète des aspirations et des intérêts de la paysannerie, c’est le parti des socialistes-révolutionnaires de gauche. Et en concluant avec ce parti notre alliance gouvernementale, nous avons dès le début fait en sorte que cette alliance repose sur les principes les plus clairs et les plus évidents. » (Lénine, Troisième congrès des soviets des députés ouvriers, soldats et paysans de Russie, Janvier 1918, Œuvres, Editions sociales, T.26, p.477)
« Au moment même de la Révolution d’Octobre, nous avons constitué un bloc politique, non point formel, mais très important (et très réussi) avec la paysannerie petite-bourgeoise, en acceptant en entier, sans y rien changer, le programme agraire des socialistes-révolutionnaires ; c’est-à-dire que nous avons consenti un compromis indéniable, afin de prouver aux paysans que, loin de vouloir nous imposer, nous désirions nous entendre avec eux. Nous avons proposé en même temps (et nous réalisions peu après) un bloc politique formel - avec participation au gouvernement - aux « socialistes-révolutionnaires de gauche » qui dénoncèrent ce bloc au lendemain de la paix de Brest-Litovsk pour en venir ensuite, en juillet 1918, à une insurrection armée et, plus tard, à la lutte armée contre nous. » (Lénine, La maladie infantile du communisme, 1920, Œuvres, Editions sociales, T.31, p.68)
Les socialistes-révolutionnaires de gauche se considéraient clairement eux-mêmes comme le parti de la paysannerie, plus exactement de ce qu’ils appelaient les « paysans-travailleurs », concept qui regroupait des catégories distinguées par le marxisme (paysans moyens – c’est-à-dire des paysans qui ne vendent pas leur force de travail et n’en emploient pas non plus -, les paysans pauvres, - classe hybride, c’est-à-dire les paysans partiellement salariés - et le prolétariat agricole, les paysans sans terre. Par conséquent, comme parti petit-bourgeois, le parti des SR de gauche amalgamait les intérêts divergents de la petite-bourgeoisie, du semi-prolétariat et du prolétariat. Selon les SR, les paysans-travailleurs représentaient à peu près 90% de la population campagnarde.
[258] Orlando Figes, La révolution russe, Folio Histoire, T.2, p.936.
[259] « L’espoir des socialistes-révolutionnaires de gauche de voir ceux de droite changer leur ligne de conduite s’est évanoui ; la seule issue possible consistait dans une scission définitive. Celle-ci s’est effectuée lors du quatrième Congrès du parti, quelque temps après la révolution d’octobre ; elle a été d’ailleurs accélérée par la volonté du Comité central, par l’exclusion du parti de quelques camarades qui osaient penser autrement que ceux du Comité central, par la dissolution de toute l’organisation des socialistes-révolutionnaires de Petrograd, qui a fait sienne la thèse de l’aile gauche, et enfin par l’exclusion de la fraction des socialistes-révolutionnaires du second congrès des soviets » (Les socialistes-révolutionnaires de gauche dans la révolution russe, Quelques pages de l’histoire des socialistes-révolutionnaires de gauche, Spartacus, p.55)
[260] « (…) Kamenev (…) essaya d’organiser ouvertement l’aile démocratique dans le bolchevisme » (Trotski, La révolution permanente, Idées, Gallimard, p.32)
[261] Dans l’esprit de la paysannerie notamment, le terme de bolchevisme prend une acception particulière : « Le destin même du mot « bolchevisme » est fort intéressant. Au départ, ce terme était totalement neutre et désignait les partisans de la majorité. Mais ensuite il acquiert un sens symbolique. Au mot « bolchevisme » s’associe la notion de force, au mot « menchevisme », celui d’une relative faiblesse. Dans le déchaînement révolutionnaire de 1917, les masses populaires révoltées étaient captivées par le « bolchevisme » en tant que force qui donnait plus, alors que le « menchevisme », ressenti comme faible, donnait moins. » (Berdaiev cité par Bourmeyster Alexandre, Révolution des Lumières et contre-révolution bolchevique, In : Revue Russe n°20, 2001. pp. 7-18). Un autre aspect de cette représentation vient d’une proximité avec le mot paysan bolchaki : « Chez les ouvriers non qualifiés, en particulier, l’idée était répandue que les bolcheviks étaient un parti d’« hommes importants » (du mot paysan bolchaki) » (Orlando Figes, La révolution russe, Folio Histoire, T.2, p.916)
Plus encore, comme le remarquera Lénine plus tard, bolchevik reste accolé à la révolution bourgeoise radicale là ou communiste est lié à la révolution prolétarienne.
« En Sibérie et en Ukraine, la contre-révolution a pu vaincre provisoirement parce que la bourgeoisie était suivie par la paysannerie, parce que les paysans étaient contre nous. Ils disaient souvent : « Nous sommes bolcheviks, mais pas communistes. Nous sommes pour les bolcheviks parce qu’ils ont chassé les propriétaires fonciers, mais nous ne sommes pas pour les communistes, parce qu’ils sont contre l’économie individuelle. » Et la contre-révolution a pu un certain temps vaincre en Sibérie et en Ukraine, parce que la bourgeoisie l’emportait dans la lutte d’influence parmi les paysans ; mais peu de temps a suffi pour leur ouvrir les yeux. Ils ont vite fait leur expérience pratique et n’ont pas tardé à déclarer : « Oui, les bolcheviks sont assez désagréables ; nous ne les aimons pas, mais ils sont tout de même mieux que les gardes blancs et l’Assemblée constituante. » (Lénine, III° congrès de l’Internationale Communiste, Rapport sur la tactique du Parti Communiste de Russie, 5 juillet 1921, Œuvres, Editions sociales, T.32, p.517)
« Sans doute les moujiks ne se rallièrent-ils pas massivement aux généraux blancs dont la victoire aurait signifié à leurs yeux le retour des propriétaires fonciers. Mais la formule que leur prêtait Lénine, « nous sommes bolcheviks, mais pas communistes », exprimait bien leur état d’esprit : ils voulaient recouvrer les conquêtes de leur propre révolution, dont ils se sentaient frustrés par le communisme de guerre. Les réquisitions leur enlevaient pratiquement sans contrepartie tout le produit de leur travail et le régime avait substitué à l’autonomie locale une sorte d’administration militaire, symbolisée par les armées du ravitaillement et par les soviets de canton ou les comités révolutionnaires dont les membres étaient nommés par les autorités régionales. Quand les paysans constatèrent que les bolcheviks conservaient ces méthodes autoritaires après la défaite des Blancs, ils passèrent à la révolte armée dans plusieurs provinces » (Jean-Louis Van Regemorter, le concept de révolution paysanne unique de 1905 à 1922, Revue Russe n°14, 1998, p.38)
Paradoxalement, dans un conte du début des années 20, une romancière fait, du point de vue d’un paysan, de Trotski, le représentant du parti paysan en l’opposant à Lénine, le représentant du parti prolétaire. « Trotski est l’un des nôtres, il est russe et bolchevique. Lénine est juif et communiste. » (Trotski et la question juive, http://mondialisme.org/spip. php? article269)
[261] « Prendre l’initiative de la création d’une Internationale révolutionnaire (…) » (Lénine, Les tâches du prolétariat dans la présente révolution, Mars 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.14)
« C’est précisément à nous qu’il appartient de fonder sans retard une nouvelle Internationale, une Internationale révolutionnaire, prolétarienne ; plus exactement nous ne devons pas craindre de proclamer hautement qu’elle est déjà fondée et qu’elle agit. » (Lénine, Les tâches du prolétariat dans notre révolution, Avril 1917, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.75)
[262] Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir, La fabrique éditions, p.287
[263] A Petrograd pendant une période, la progression est de l’ordre du doublement des effectifs tous les mois. « En février, on comptait à peu près deux mille bolcheviks à Petrograd. Lors de l’ouverture de la Conférence d’avril, le nombre des adhérents du parti était d’environ seize mille. Fin juin, ce chiffre s’élevait à trente-deux mille, tandis que deux mille soldats de la garnison de Petrograd avaient rejoint l’Organisation militaire bolchevik et quatre mille autres étaient associés au « Club Pravda », un club soi-disant non partisan ouvert au personnel en uniforme et contrôlé de fait par la même Organisation militaire. » Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir, La fabrique éditions, p.40)
Voir aussi note 139
[264] Lénine, Lettre ouverte aux délégués du congrès des députés paysans de Russie, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.380.
[265] En conformité avec l’idéologie petite-bourgeoise des socialistes-révolutionnaires de gauche. C’est majoritairement leur programme que vont mettre en application les paysans pauvres et aussi le prolétariat agricole.
« Nous voyons bien toutefois que le dernier élément du groupe des paysans-travailleurs [les pauvres qui n’ont ni terre ni maison NDR], est de moins en moins nombreux et doit prochainement disparaître complètement, puisque d’après la loi sur la socialisation des terres, tout travailleur aura droit à la part de terre qu’il sera capable de cultiver lui-même, sans recourir au travail des salariés.
D’ailleurs à l’heure qu’il est, le terme de « paysan sans terre », n’est déjà plus qu’un anachronisme dans les localités où le partage des terres est chose faite. » (Les socialistes-révolutionnaires de gauche dans la révolution russe, Les paysans et la révolution, Spartacus, p.29-30)
[266] Lénine, Projet de résolution sur la situation politique actuelle, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.340
[267] Lénine, Projet de résolution sur la situation politique actuelle, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.341
[268] « L’histoire ne connaît pas une seule grande révolution où le peuple n’ait senti cela d’instinct et n’ait fait preuve d’une fermeté salutaire en fusillant sur place les voleurs. Le malheur des révolutions du passé était que l’enthousiasme révolutionnaire des masses, qui entretenait leur état de tension et leur donnait la force de châtier impitoyablement les éléments de décomposition, ne durait pas longtemps. La cause sociale, c’est-à-dire la cause de classe de cette instabilité de l’enthousiasme révolutionnaire des masses, était la faiblesse du prolétariat, seul capable (s’il est suffisamment nombreux, conscient et discipliné) de se rallier la majorité des travailleurs et des exploités (la majorité des pauvres, pour employer un langage plus simple et plus populaire) et de garder le pouvoir assez longtemps pour écraser définitivement tous les exploiteurs et tous les éléments de décomposition. C’est cette expérience historique de toutes les révolutions, c’est cette leçon économique et politique de l’histoire mondiale que Marx a résumée dans une formule brève, nette, précise et frappante : dictature du prolétariat » (Lénine, Les tâches immédiates du pouvoir des soviets, Œuvres, Editions sociales, T.27, p.274-275)
[269] Dans son souci d’une défense absolue de Lénine, le PCI commence par rapporter une vérité. Lénine est dans la ligne du Marx de 1848 tandis que Trotski, il l’affirme lui-même, innove. Il crée, comme nous l’avons vu, une théorie originale de la révolution russe. Sa conception de la révolution permanente est homonyme de celle de Marx et Engels mais n’en a, en ce qui concerne son adaptation à la situation russe, rien de commun.
Mais ensuite cela se gâte. Contre Trotski qui laisse entendre que Lénine s’était en fin de compte rallié à sa théorie de la révolution permanente dont il estime qu’elle s’est révélée juste, le PCI affirme qu’il n’en est rien et que Lénine est resté intégralement fidèle à la vision défendue dès 1905.
« Lénine est resté pratiquement seul sur la ligne définie dans « Deux tactiques ». En tant que socialiste, il est internationaliste et partisan du défaitisme révolutionnaire. En tant que membre du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, il veut pousser la révolution démocratique bourgeoise à son terme. »
Trois affirmations, trois erreurs. Nous avons montré qu’effectivement Lénine ne s’était pas rallié à la théorie de Trotski ; il n’en demeure pas moins que tout en conservant des aspects de son ancienne analyse, il la fait évoluer et la rapprochant de la ligne de 1850, celle décrite par l’Adresse, sans pour autant la reprendre totalement. Après, la révolution de février, Lénine n’est plus exactement sur la ligne des deux tactiques puisqu’il abandonne l’adjectif démocratique accolé à dictature et qu’il ajoute souvent pauvre à paysannerie et donc insiste sur le côté semi-prolétaire. En avril, Lénine voit la situation comme une transition entre les deux phases de la révolution : la révolution démocratique est pour une part terminée, mais il reste la possibilité d’un approfondissement de celle-ci. Inversement, si le prolétariat et le semi-prolétariat s’autonomisent notamment à la campagne et que la petite-bourgeoisie ne se détache pas de la bourgeoisie, c’est la suite de cette révolution, la révolution socialiste qu’il faut viser, tout en considérant que seule une révolution internationale permettra d’y parvenir. En septembre, il se fixe sur la première possibilité tout en constatant l’impuissance de la petite-bourgeoisie, pour parachever – du moins pousser plus loin - la révolution démocratique. Le prolétariat doit venir au pouvoir et réaliser le programme de la petite-bourgeoisie dans la question agraire. Par ailleurs, il doit mettre en place les bases productives du socialisme, c’est-à-dire qu’il doit développer le capitalisme tout en essayant d’en assurer le contrôle pour permettre, notamment avec l’appui du prolétariat international victorieux d’en finir avec le mercantilisme généralisé, le salariat et l’économie d’entreprise, c’est-à-dire le socialisme lequel ne se confond pas avec la nationalisation des entreprises. Pour cela la révolution doit continuer et la lutte des classes s’approfondir, tout particulièrement à la campagne. Octobre repose sur deux classes, octobre réalise sous une forme modifiée ce qui était envisagé dans « Deux tactiques … » encore que pour la question agraire c’est le programme petit-bourgeois et non le programme bourgeois radical porté à l’origine par le prolétariat qui est repris. En revanche, la perspective de mettre en place des mesures qui ouvrent la voie, qui préparent le mieux possible la marche vers le socialisme mais qui ne sortent pas du cadre bourgeois sont possibles.
Sur un autre plan, comme nous l’avons déjà vu (cf. note 119), depuis février, Lénine n’est plus non plus partisan du défaitisme révolutionnaire.
[270] « Je suis profondément convaincu que les Soviets des députés ouvriers et soldats sauront mieux et plus rapidement que la république parlementaire mettre en œuvre l’initiative de la masse du peuple (on trouvera dans une autre lettre une comparaison plus détaillée des deux types d’Etat). Ils décideront mieux, d’une façon plus pratique et plus sûre, comment prendre des mesures, et lesquelles, pour marcher au socialisme. Le contrôle de la banque, la fusion de toutes les banques en une seule ne sont pas encore le socialisme, mais un pas vers le socialisme. Des mesures de ce genre, les hobereaux et les bourgeois en prennent aujourd’hui on Allemagne contre le peuple. Le Soviet des députés soldats et ouvriers les réalisera beaucoup mieux demain en faveur du peuple s’il a en mains tout le pouvoir. » (Lénine, Lettres sur la tactique, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.44)
[271] Lénine, Les tâches du prolétariat dans la présente révolution, Œuvres, Editions sociales, T.24, p.12. On notera que Lénine assortit sa remarque de deux réserves généralement tronquées : « aujourd’hui », c’est-à-dire au moment où il écrit ; il fixe donc une limite temporelle et « dans tous les pays belligérants » ; ce qui est une limite spatiale.
[272] Cf. notes 105, 106
[273] « D’autre part, si le prolétariat bolchevik avait essayé d’emblée, en octobre-novembre 1917, sans avoir su attendre la différenciation des classes à la campagne, sans avoir su la préparer ni la réaliser, de « décréter » la guerre civile ou l’« institution du socialisme » à la campagne, s’il avait essayé de se passer du bloc (de l’alliance) temporaire avec la paysannerie dans son ensemble, sans faire de concession au paysan moyen, etc., c’eût été dénaturer le marxisme, à la manière blanquiste; c’eût été une tentative de la minorité pour imposer sa volonté à la majorité ; c’eût été une absurdité sur le plan théorique, c’eût été ne pas comprendre que la révolution de l’ensemble de la paysannerie est encore une révolution bourgeoise et que, sans une série de transitions, d’étapes transitoires, il est impossible dans un pays arriéré de la transformer en révolution socialiste. » (Lénine, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, Œuvres, Editions sociales, T.28, p.315)
[274] C’est ce que Lénine objecte à Kautsky : « Si le prolétariat bolchevik des capitales et des grands centres industriels n’avait pas su grouper autour de lui les pauvres de la campagne et les dresser contre la paysannerie riche, la preuve eût été faite que la Russie « n’était pas mûre » pour la révolution socialiste ; dès lors, la paysannerie serait restée « une », c’est-à-dire qu’elle serait restée sous la direction économique, politique et morale des koulaks, des riches, de la bourgeoisie; la révolution n’aurait pas dépassé le cadre de la révolution démocratique bourgeoise. (Mais là encore, soit dit entre parenthèses, la preuve n’aurait pas été faite que le prolétariat ne devait pas prendre le pouvoir, car seul le prolétariat a conduit effectivement la révolution démocratique bourgeoise jusqu’au bout ; seul le prolétariat a fait un effort sérieux pour hâter la révolution prolétarienne mondiale ; seul le prolétariat a créé l’État soviétique, deuxième étape après la Commune dans la voie vers l’État socialiste.) » (Lénine, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, Œuvres, Editions sociales, T.28, p.314-315)
[275] « Lénine sut saisir la chance qui lui était offerte de rallier les paysans, bien que le parti bolchevik fût inexistant dans les campagnes : laissant de côté le programme agraire de la social-démocratie, il fit voter dès la prise du pouvoir deux textes difficilement compatibles, mais calculés pour ratisser large. Le décret sur la terre proprement dit ne concernait que le partage des grands domaines : il devait rassurer les paysans riches et les Cosaques dont les terres ne seraient pas confisquées. En revanche, le mandat paysan reprenait les revendications plus radicales des paysans pauvres : socialisation de toute la terre, distribution des parcelles en fonction des bouches à nourrir, interdiction du salariat agricole et de l’affermage. Comme l’application de la loi fut laissée aux comités agraires, les paysans décidèrent eux-mêmes sur place et les solutions adoptées varièrent considérablement d’un canton à l'autre. L’habile stratégie de Lénine lui permit de neutraliser la victoire des socialistes-révolutionnaires aux élections de novembre 1917, car les moujiks en possession de la terre se désintéressèrent du sort de la Constituante : allaient-ils se mobiliser pour défendre son éphémère président Tchernov qui ne leur avait pas donné satisfaction quand il était ministre de l’Agriculture du gouvernement provisoire ? Mais l’état de grâce ne dura que quelques mois : dès le printemps de 1918, la crise du ravitaillement obligea Lénine à décréter une croisade pour le pain et à envoyer des détachements armés dans les villages. Pour déceler les stocks cachés, il fit créer en juin des comités de paysans pauvres dont il justifia théoriquement l’existence par le passage à la révolution socialiste à la campagne. La radicalisation n’alla pourtant pas dans le sens espéré : plutôt que de s’embaucher dans les sovkhozes ou de fonder des kolkhozes, les paysans pauvres et les ouvriers agricoles préférèrent accéder à l’autonomie économique en imposant aux communautés une répartition plus égalitaire des parcelles. Les koulaks perdirent la plus grande partie de leurs terres, mais les paysans moyens sur qui portait désormais tout le poids des réquisitions menacèrent de se tourner contre le régime, au point que Lénine dut supprimer les comités de paysans pauvres dès la fin de 1918. » (Jean-Louis Van Regemorter, le concept de révolution paysanne unique de 1905 à 1922, Revue Russe n°14, 1998, p.37)
« Malgré tout, de noirs nuages s'amoncelaient à l’horizon. Les bolcheviks avaient complètement raté leur tentative d’organiser les ouvriers agricoles dans des syndicats. Les soviets de salariés agricoles ne prirent de l’importance que dans très peu de localités, essentiellement dans les provinces baltes. En fait, les domaines – y compris ceux qui étaient exploités comme unités de grande échelle – furent dans l’ensemble morcelés et non préservés comme fermes modèles ainsi que Lénine l’aurait souhaité. En été et automne 1918, les bolcheviks firent un bref effort concerté pour organiser les pauvres des campagnes de façon séparée – dans des Comités de Paysans pauvres. Les comités ne survécurent que quelques mois et les bolcheviks durent les dissoudre. (Tony Cliff, Lénine, Volume 2, Tout le pouvoir aux soviets, La paysannerie dans la révolution, https://www.marxists.org/francais/cliff/1976/soviets/ cliff_umg_11.htm#sdfootnote53anc)
[276] « Au printemps, Semenov démembra sa ferme privée clôturée pour réintégrer la commune paysanne. La plupart des pionniers du temps de Stolypine choisirent d’en faire autant en 1917. Jusqu’à un tiers des foyers paysans russes cultivaient des parcelles privées à la veille de la révolution ; quatre années plus tard, ils étaient moins de 2% à continuer de le faire. Seule la toute petite minorité des khoutora totalement encloses durent être réintégrées par la force. Les otrouba à demi-clôturées étaient en général économiquement beaucoup plus faibles et, comme celle de Semenov, bien souvent plus petites que les lotissements communaux voisins. La perspective de se partager les dépouilles de la « guerre aux manoirs » menée par la commune qui recommença au printemps, suffit à encourager la plupart d’entre eux à revenir volontairement.
Ce retour des sécessionnistes exprimait un désir général de solidarité paysanne au sein de la commune villageoise » (Orlando Figes, La révolution russe, Folio, T.1, p.650-651)
[277] Ce sera l’objet d’un autre texte.
[278] « (…) en Octobre 1917, nous avons agi en commun avec la paysannerie, avec toute la paysannerie. Dans ce sens, notre révolution était alors bourgeoise. » (Lénine, Ier congrès de l’Internationale communiste, Mars 1919, T.28, p.498)
[279] « Dans un pays où le prolétariat a été obligé de prendre le pouvoir avec l’aide de la paysannerie et de jouer le rôle d’agent d’une révolution petite-bourgeoise, notre révolution est restée dans une large mesure une révolution bourgeoise (…) » (Lénine, Le VIIIe congrès du P.C. (b) R., Œuvres, Editions sociales, T.29, p.155)
[280] « Pendant une révolution populaire, c’est-à-dire une révolution qui a appelé à la vie les masses, la majorité des ouvriers et des paysans, seul un pouvoir s’appuyant ouvertement et sans réserve sur la majorité de la population peut être stable. » (Lénine, Une des questions fondamentales de la révolution, septembre 1917, Œuvres, Editions sociales, T.25, p.399)
[281] « (…) c’est la réaction des extrêmes devant l’essor de la révolution prolétarienne et paysanne. » (Lénine, Lettre aux camarades bolcheviks, octobre 1917, Œuvres, Editions sociales, T.26, p.188)
[282] Cf. note 224
[283] « La propriété privée du sol fut abolie en Russie dès le 26 octobre 1917, c’est-à-dire dès le premier jour de la Révolution socialiste prolétarienne. » (Lénine, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, Œuvres, Editions sociales, T.28, p.324)
« Ce sont les bolcheviks et les bolcheviks seuls qui, du fait même de la victoire de la révolution prolétarienne, ont aidé la paysannerie à achever réellement la révolution démocratique bourgeoise » (Lénine, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, Œuvres, Editions sociales, T.28, p.325)
En même temps, celle-ci est en devenir car elle suppose le pouvoir spécifique du prolétariat et donc une différenciation de classe au sein de la paysannerie. Pour Lénine, ce ne sera qu’à l’été et l’automne 1918 avec la création des comités de paysans pauvres [problématiques comme nous l’avons vu NDR] que la révolution prolétarienne prend complètement son essor. « Mais lorsque commencèrent à s’organiser les comités de paysans pauvres, à partir de ce moment, notre révolution devint une révolution prolétarienne. Un problème que nous sommes loin d’avoir résolu est posé devant nous. Mais, ce qui est extrêmement important, c’est que nous l’avons posé de façon pratique. Les comités de paysans pauvres ont été une étape de transition. (…). Cela [le ravitaillement des populations non agricoles NDR] n’était possible que par l’intermédiaire des comités de paysans pauvres, en tant qu’organisations prolétariennes. Et lorsque nous avons vu, en été 1918, la révolution d’Octobre commencer et s’effectuer dans les campagnes, alors seulement nous nous sommes installés sur notre véritable base prolétarienne, alors seulement notre révolution est devenue prolétarienne dans les faits, et non dans les proclamations, les promesses et les déclarations » (Lénine, Le VIIIe congrès du P.C. (b) R., Œuvres, Editions sociales, T.29, p.155)
[284] « Mais en 1917, dès le mois d’Avril, bien avant la Révolution d’Octobre et la prise du pouvoir par nous, nous disions ouvertement et expliquions au peuple : maintenant la révolution ne pourra s’arrêter là, car le pays a fait du chemin, le capitalisme a progressé, la faillite qui atteint des proportions inouïes exigera (qu’on le veuille ou non) la marche en avant vers le socialisme. » (Lénine, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, Œuvres, Editions sociales, T.28, p.310)