Libre-échange, protectionnisme et loi de la valeur à l’échelle internationale

 

Pourquoi, sur le marché mondial, deux pays dont le niveau de développement capitaliste est très différent affichent-t-ils une valeur d’échange différente pour un même temps de travail ? Si, sur le marché mondial, des temps de travail identiques s’expriment par des valeurs différentes alors, pour ceux qui défendent la théorie selon laquelle le travail est la seule source de la valeur d’échange, comment cela est-il possible ?

 

Marx répond que dans son application internationale la loi de la valeur est profondément modifiée. Dans chaque nation, il existe déjà des niveaux d’intensité du travail qui expliquent que pour une part, un même temps de travail produise des valeurs différentes. De même, la différence dans la qualité de travail, du fait qu’il est produit par des forces de travail dont la qualification est différente est également un facteur explicatif. Enfin, il en va de même pour la complexité du travail (une force de travail de même qualification produit plus ou moins de valeur suivant que le travail est simple ou complexe). Tous ces facteurs jouent dans le même sens et fournissent une partie de l’explication. Plus le mode de production capitaliste est développé plus l’intensité, la qualité et la complexité du travail ont tendance à progresser. Mais cela ne suffit pas et nous sommes toujours dans le cadre de la loi de la valeur sans modification. La grande modification est que sur le marché du monde, la productivité compte comme intensité[1]. La formation des prix mondiaux ne repose ni sur la péréquation des taux de profit ni sur celle des valeurs[2]. La valeur relative des monnaies est différente et donc pour le marxisme, avec le développement de la production capitaliste l’idée d’un étalon monétaire unique perd toute signification bien que, lors des crises générales de surproduction, celle-ci vienne régulièrement buter sur lui.

 

Comparons rapidement les profils types d’un mode de production capitaliste plus avancé par rapport à un autre moins développé. Le taux de plus-value, le taux d’exploitation est d’autant plus élevé que le mode de production capitaliste est plus développé. Il en va de même pour la composition organique du capital si bien qu’en définitive le taux de profit y est plus bas[3]. Comme le degré de la productivité, de l’intensité, de la qualité et de la complexité du travail y sont plus important, le niveau général des prix, le salaire nominal et généralement le salaire réel y sont également plus élevés.

 

Tant que les marchandises produites sont différentes donc tant que la division internationale du travail est favorable au pays le plus riche, celui-ci bénéficie à plein d’un échange inégal puisque là où ces exportations représentent une journée de travail, les importations du pays le moins développé en représentent un plus grand nombre de journées[4]. Tant que les marchandises sont plus difficiles à produire dans le pays le moins développé, le libre échange est un avantage. Tant que la différence de productivité est écrasante, le libre échange est un avantage pour le pays le plus développé même si l’autre pays peut trouver un avantage comparatif dans l’échange.

 

Si le prix des importations est au plus bas, cela favorise le taux de la plus-value et le taux de profit. Dans ce cas, rien ne vaut le libre-échange et de manière générale celui-ci favorise le libre développement du capital et de ses contradictions. Mais dès lors que le pays B est susceptible de produire les mêmes marchandises que A, le niveau des prix de ces marchandises est plus bas et conduit le pays A à s’aligner sur celui de B ou à abandonner cette production pour essayer de se spécialiser sur d’autres marchés. Si la concurrence entre les nations s’exacerbe alors pour maintenir une activité, c’est-à-dire pour espérer conserver le capital ou une partie de celui-ci et pour préserver la masse de la plus-value, une politique protectionniste est réclamée par la petite bourgeoisie et toutes les fractions bourgeoises qui n’arrivent pas à s’insérer correctement dans le marché mondial. Donc le libre-échange a en vue le taux de la plus-value et le taux du profit, là où le protectionnisme vise à conserver le capital et la masse de la plus-value. Evidemment, les deux aspects doivent être considérés dialectiquement et non de manière antithétiques. Toutes les nations conjuguent les deux et cela ne se limite pas aux droits de douane qui ont beaucoup baissés.

 

Notons enfin, que cette concurrence ne repose pas sur le niveau des salaires. Il ne s’agit pas d’une « concurrence des pays à bas salaires ». Si les marchandises du pays le plus pauvre concurrencent celle du pays le plus riche, c’est parce qu’elles sont moins chères, en vertu de l’application internationale de la loi de la valeur. Le niveau des salaires est en relation avec le niveau général des prix et non l’inverse. Par conséquent si, toutes choses égales par ailleurs, le salaire monte ou baisse c’est le profit qui baissera ou montera et non le prix des marchandises.

 

Bien entendu, la question des taux de change et de la valeur des monnaies suppose également la prise en compte de dimensions financières qui ne sont pas abordées ici où nous ne faisons que rappeler les fondements de l’application de la loi de la valeur à l’échelle internationale.

 

Marx avait anticipé l’effet en retour de l’introduction du mode de production capitaliste en Asie. Il a seulement mis plus de temps que prévu.

« Et il ne se passera peut-être pas un demi-siècle que vous n'y trouverez plus ni café ni sucre, car les Indes orientales, par la production à meilleur marché, ont déjà victorieusement combattu cette prétendue destinée naturelle des Indes occidentales. Et ces Indes occidentales avec leurs dons naturels sont déjà pour les Anglais un fardeau aussi lourd que les tisserands de Dacca, qui, eux aussi, étaient destinés depuis l'origine des temps à tisser à la main. » (Marx, Discours sur le libre-échange, Pléiade, T.1, p.155)

 



[1] « En chaque pays, il y a une certaine intensité moyenne, ordinaire à défaut de laquelle le travail consomme dans la production d'une marchandise plus que le temps socialement nécessaire, et par conséquent, ne compte pas comme travail de qualité normale. Ce n'est qu'un degré d'intensité supérieur à la moyenne nationale qui, dans un pays donné, modifie la mesure de la valeur par la seule durée du travail. Mais il n'en est pas ainsi sur le marché universel dont chaque pays ne forme qu'une partie intégrante. L'intensité moyenne ou ordinaire du travail national n'est pas la même en différents pays. Là elle est plus grande, ici plus petite. Ces moyennes nationales forment donc une échelle dont l'intensité ordinaire du travail universel est l'unité de mesure. Comparé au travail national moins intense, le travail national plus intense produit donc dans le même temps plus de valeur qui s'exprime en plus d'argent. Dans son application internationale la loi de la valeur est encore plus profondément modifiée, parce que sur le marché universel le travail national plus productif compte aussi comme travail plus intense, toutes les fois que la nation plus productive n'est pas forcée par la concurrence à rabaisser le prix de vente de ses marchandises au niveau de leur valeur. » (Marx, Capital, Pléiade, T.1, p.1059-60)

[2] « La péréquation des valeurs par les temps de travail et, encore moins celle des prix de production en un taux général de profit n’existe pas sous cette forme immédiate entre pays différents. » (Marx, Théories sur la plus-value, Editions sociales, T.2, P.227).

[3] « Dans le pays d’Asie, le taux du profit est donc supérieur de plus de 25% à celui du pays d’Europe, bien que le taux de plus-value dans le premier soit quatre fois plus petit que dans le second. Les Carey, les Bastiat et tutti quanti en tireront la conclusion diamétralement opposée. » (Marx, Capital, L.III., T.2, P.942-943)

[4] « Trois journées de travail d'un pays s'échangent contre une seule d'un autre pays (...) ou encore, les journées de travail de pays différents peuvent être entre elles comme à l'intérieur d'un pays le travail qualifié ou complexe, travail non qualifié ou simple. Dans ce cas, le pays le plus riche exploite le pays le plus pauvre même si ce dernier gagne dans l'échange. » (Marx, Théories sur la plus-value, Editions sociales, T.3, p.102)

« La même situation peut se présenter à l’égard d’un pays dont on importe et vers lequel on exporte des marchandises. Ce pays peut fournir en nature plus de travail matérialisé qu’il n’en reçoit et recevoir cependant les marchandises à meilleur compte qu’il ne pourrait les produire lui-même» (Marx, Capital, L.III, T.2, p.1021)