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Marx – Projets de lettre et lettre à Vera Ivanovna Zassoulitch (1881)
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Date |
Mai 2024 Floréal 232 |
Auteur |
Robin Goodfellow |
Version |
V 1.0 |
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2. Lettre de Véra Zassoulitch domiciliée à Genève à Marx (16 février 1881)
3. Projets de lettre de Marx à Zassoulitch
3.1 Premier projet de la lettre à Véra Ivanovna Zassoulitch
3.2 Deuxième projet de la lettre à Vera Ivanovna Zassoulitch
3.3 Troisième projet de la lettre à Vera Ivanovna Zassoulitch
3.4 Quatrième projet de la lettre à Vera Ivanovna Zassoulitch
4. Lettre de Marx, domicilié à Londres, à Zassoulitch 8 mars 1881
5. Introduction de David Riazanov à l’édition des brouillons dans la MEA
Dans ce texte, nous présentons dans leur intégralité les quatre brouillons de la lettre et la lettre de réponse de Marx à celle envoyée par Véra Ivanovna Zassoulitch (1849-1919) le 16 février 1881, écrite initialement en français, sur le sort de la commune rurale russe[1] dans le cours révolutionnaire en Russie.
La commune rurale constituait un nœud gordien dans la perspective d’un cours révolutionnaire qui conduirait au renversement du despotisme tsariste et évoluerait vers une transformation socialiste de la société russe, avec comme prémisse nécessaire une révolution socialiste triomphante en Europe occidentale.
A partir de 1871, Marx et Engels concluent qu’avec la chute de Napoléon III (allié de la Russie) et la défaite de la Commune de Paris, la période de soutien socialiste aux guerres de systématisation nationale des Etats modernes continentaux, aux luttes internes de la révolution libérale et aux renaissances nationales est terminée. A partir de cette date, l’obstacle russe reste à l’horizon et doit être abattu, car il continuera à bloquer toutes les insurrections prolétariennes soulevées contre la « confédération des armées européennes » (Marx), et enverra ses troupes défendre non plus les empires féodaux, mais les démocraties européennes issues des révolutions bourgeoises. Dès lors, Marx et Engels s’intéressent de plus près aux questions économiques et sociales en Russie afin d’évaluer la tendance du cours révolutionnaire dans ce pays.
Au cœur de ces questions, se trouvait l’évolution de la commune rurale russe, base matérielle de l’idéologie populiste[2], qui voyait dans l’extension de cette forme sociale à l’ensemble de la nation la réalisation du « socialisme ». Il ne s’agit pas ici de récapituler la trajectoire du populisme russe depuis surtout A. I. Herzen (1812-1870), ni d’inventorier les critiques de Marx et Engels à l’égard de ce phénomène, mais seulement de contextualiser brièvement la lettre de Véra I. Zassoulitch à Marx, ses ébauches de réponses et sa réponse proprement dite. Pour ce faire, nous nous tournerons d’abord vers des extraits d’un article de Maximilien Rubel écrit en 1947 : « Karl Marx et le socialisme populiste russe ».
« Au début des années 80 du siècle dernier, la colonie des révolutionnaires russes réfugiée à Genève accueillit dans ses rangs plusieurs nouvelles recrues qui venaient de faire leurs armes dans le premier mouvement socialiste qu’eût connu la Russie des tsars : le populisme (narodnitchestvo)[3]. (Quatre de ces nouveaux arrivants seront, quelques années plus tard, les pionniers de la social-démocratie russe d’orientation marxiste : G.-V. Plékhanov, P. Axelrod, L. Deutsch et Vera Zassoulitch).
Avant leur conversion au Marxisme, ils avaient appartenu à une des organisations illégales du mouvement populiste qui, en 1879, après l’attentat manqué de l’instituteur A. Soloviev contre Alexandre II, s’était scindé en deux fractions : le groupe dit du Partage Noir (Tchorny Pérédiel) et celui de la Volonté du Peuple (Narodnaïa Volia). Unanimes sur le but à atteindre – leur programme était en somme la réalisation du socialisme agraire rêvé par tous les idéologues populistes, de Herzen à Tchernychevski et à Lavrov – ils étaient en désaccord sur les méthodes de lutte à employer en vue de renverser le régime tsariste.
Tandis que le premier groupe voulait rester fidèle aux traditions populistes en intensifiant la propagande dans les villages et en refusant de donner à leur marche vers le peuple une signification politique, le second proclamait la nécessité d’entrer dans la lutte directe systématiquement menée avec l’autorité, d’en hâter l’effondrement et d’atteindre ainsi un objectif politique important : la convocation d’une assemblée constituante.
Les quatre émigrés s’étaient joints à la fraction du Tchorny Pérédiel. En s’expatriant, ils ne pensaient pas se mettre à l’abri des persécutions policières et renoncer au combat révolutionnaire, et ce n’était pas par hasard qu’ils avaient choisi la ville de Genève comme lieu de rencontre. Sauf Paul Axelrod, aucun d’eux n’avait encore atteint la trentaine. Ils éprouvaient le besoin de s’instruire et de connaître le mouvement socialiste occidental dont le théoricien de génie s’était acquis dans les milieux universitaires russes une réputation prodigieuse. C’est à Genève que s’était formée la section russe de l’Association Internationale des Travailleurs, section qui, dès 1870, avait mandaté Karl Marx de la représenter au sein du Conseil général de Londres. Certes, l’Internationale avait alors cessé d’exister, mais il était notoire que Marx continuait à entretenir avec les milieux révolutionnaires russes de Genève des rapports étroits et à intervenir dans les démêlés entre les disciples de feu Bakounine et les « marxistes ». »
(…) « Le 16 février 1881, Véra Zassoulitch adressa, au nom de son groupe, une lettre à Karl Marx dans laquelle elle rappela, tout d’abord, la grande popularité dont son Capital jouissait en Russie, les rares exemplaires ayant échappés à la confiscation étant « lus et relus par la masse des gens plus ou moins instruits » de ce pays. « Mais, écrivait-elle, ce que vous ignorez probablement c’est le rôle que votre Capital joue dans nos discussions sur la question agraire en Russie et sur notre commune rurale ». Les idées de Tchernychevski, loin d’avoir été oubliées depuis son départ en exil, connaissent au contraire une vogue croissante. Quant au problème de la commune rurale : la vie ou la mort du « parti socialiste » russe dépend de la solution qu’on en donne. « De telle ou telle autre manière de voir sur cette question dépend même la destinée personnelle de nos socialistes révolutionnaires » »
Rubel reprend l’évaluation faite par Vera Zassoulitch de l’alternative quant au développement économique et social de la Russie qui était au centre des débats de la section russe de l’AIT :
« L’une des deux : ou bien cette commune rurale, affranchie des exigences démesurées du fisc, des payements aux seigneurs et de l’administration arbitraire, est capable de se développer dans la voie socialiste, c’est-à-dire d’organiser peu à peu sa production et sa distribution des produits sur les bases collectivistes. Dans ce cas le socialiste révolutionnaire doit sacrifier toutes ses forces à l’affranchissement de la commune et à son développement.
Si au contraire la commune est destinée à périr, il ne reste au socialiste, comme tel, que de s’adonner aux calculs plus ou moins mal fondés pour trouver dans combien de dizaines d’années la terre du paysan russe passera de ses mains dans celles de la bourgeoisie, dans combien de centaines d’années, peut-être, le capitalisme atteindra en Russie un développement semblable à celui de l’Europe Occidentale. Ils devront alors faire leur propagande uniquement parmi les travailleurs des villes qui seront continuellement noyés dans la masse des paysans, laquelle à la suite de la dissolution de la commune, sera jetée sur le pavé des grandes villes à la recherche du salaire. »
Pour Marx et Engels, l’intérêt pour la Russie était double : parallèlement à l’attente de sa défaite militaire en tant que bastion de la réaction en Europe, la section russe de l’AIT montrait que le mouvement populiste, même de manière limitée et idéaliste, exprimait au niveau politique, les transformations économiques et sociales résultant de la pénétration des rapports sociaux capitalistes en Russie. Rappelons que la première version en langue étrangère du Capital a été publiée en russe en 1872 et traduite, après le défaut de Bakounine, par le narodnik N. F. Danielson (Nikolai-on, 1844-1918). La question que Marx et Engels se posaient alors était la suivante : dans la perspective d’une révolution socialiste en Europe, est-il possible d’abréger le développement historique qui, en Russie, n’a pas encore atteint le niveau général correspondant à celui du début du XIXe siècle dans le reste de l’Europe, en dépassant le mode de production capitaliste et en entrant dans le socialisme en s’appuyant sur la commune rurale ? Les réflexions suscitées par cette question sont exposées dans les quatre versions des brouillons de la lettre de réponse à la lettre de Zassoulitch. Dans ceux-ci, Marx analyse, sous différents angles, les contradictions des rapports sociaux au sein de la commune rurale, qui ouvrent deux possibilités historiques : la dissolution de la commune rurale ou sa régénérescence ouvrant la voie à une évolution communiste une fois débarrassée de l’influence délétère de la société bourgeoise en liaison avec une révolution prolétarienne en Occident.
Les brouillons rédigés à l’origine en français ont été découverts en 1911 par D. Riazanov (1870-1938) et transcrits en russe dans les années suivantes par lui et N. Boukharine (1888-1938). Riazanov, en 1911, à partir des brouillons retrouvés dans les papiers de Paul Lafargue, le gendre de Marx, s’est douté de l’existence de la lettre de réponse. Il s’en est enquis auprès de membres du groupe et de Véra Zassoulitch elle-même. Aucun n’en avait de souvenir ! Elle sera retrouvée en 1923 dans les archives de Pavel Axelrod. Les brouillons ont été publiés pour la première fois en 1924 en Russie dans Arkhiv K. Marksa i F. Engel’sa, vol. 1. Ils ont ensuite été publiés dans l’original français dans Marx-Engels Archiv, Zeitschrift des Marx-Engels-Instituts, I. Band, Francfort-sur-le-Main, 1926. Diverses inexactitudes (mots mal interprétés, ordre de certains paragraphes, etc.) ont finalement été corrigées dans l’édition de Karl Marx, Friedrich Engels Gesamtausgabe (MEGA), Erste Abteilung, Band 25, Dietz Verlag Berlin 1985, généralement désignée sous le nom de MEGA2[4]. Les brouillons et la lettre publiée ici dans son intégralité sont extraits de cette édition, p. 218-242. La lettre de Zassoulitch est reprise de l’édition Marx-Engels Archiv, 1926, p. 316-317, abrégé ici en MEA. On peut la trouver aussi dans Karl Marx Œuvres Economie II, Bibliothèque de la Pléiade, Ed. Gallimard, 1968, édité par Maximilien Rubel, p. 1556-1557 ou sur marxists.org. Enfin, nous publions, en annexe, la traduction de l’Introduction de Riazanov à la première édition des brouillons.
Roger Dangeville (1925-2006), a reproduit dans L’Homme et la société, N. 5 (1967)[5], les brouillons en français, d’après l’édition 1926 des Archives Marx-Engels. Elle a la particularité de reproduire également tous les passages supprimés par Marx. Par rapport à cette édition MEGA2 a progressé quant aux difficultés propres à l’édition de ces brouillons (ordre du texte, déchiffrement de l’écriture de Marx qui peut induire des doutes quant au mot exact écrit par Marx). Il y a eu aussi la volonté de ne pas supprimer les redites au sein du même brouillon. L’édition MEGA2 ne contient que le texte explicite, les autres aspects étant reportés dans les notes annexes (Apparat).
Les difficultés propres à l’édition ont conduit par exemple Maximilien Rubel (1905-1996) à faire une synthèse des divers brouillons. Dans Œuvres Economie II (op. cit.), il commente les interventions qu’il a faites dans les brouillons de la lettre:
« Ecrits en français, ils sont reproduits ici d’après cette édition [Marx-Engels Archiv, I. Band (1926) – NDR], sans modifications sensibles d’orthographe ou de style. Cependant, nous avons cru utile, pour une meilleure compréhension des idées développées, de réunir en une seule lettre les divers fragments de ces brouillons et d’écarter, autant que faire se pouvait, les redites, reflet à la fois du sérieux avec lequel Marx avait entrepris cette analyse, mais aussi d’un état physique déficient. Nous n’avons pas tenu compte du dernier brouillon qui n’est que le début de la réponse définitive. » (Rubel, M., op. cit. p. 1552)
Dans Late Marx and the Russian Road[6], Teodor Shanin (1930-2020) a édité une traduction en anglais des brouillons à partir de l’original français de l’édition de 1926 des archives Marx-Engels, mais en inversant l’ordre des deux premiers brouillons[7]. De plus, il n’est pas toujours strictement fidèle au texte original.
Dans Karl Marx-Friedrich Engels, Werke (MEW), Band 19, Dietz Verlag Berlin, 1987, p. 384-406, les textes ont été traduits en allemand. Il n’y a aucune indication sur la source de la publication - Marx-Engels Archiv ou MEGA2, il est seulement mentionné qu’elle a été traduite d’après le manuscrit français. Dans Karl Marx-Frederick Engels, Collected Works, vol. 24, Lawrence & Wishart Ltd. Londres, 1987, p. 346-371, les textes ont été traduits en anglais à partir de l’édition MEGA2.
Nous
reproduisons ici les brouillons des lettres de Marx à Zassoulitch selon
l’édition MEGA2 I.25. Nous avons choisi de les reproduire avec les règles actuelles
de la typographie française. Le cas échéant, nous signalons les variantes
significatives par rapport à la MEA. Nous y avons également fait la synthèse de
notes présentes dans d’autres éditions qui permettent de préciser le propos de
Marx.
Honoré Citoyen !
Vous n’ignorez pas que votre Capital jouit d’une grande popularité en Russie. Malgré la confiscation de l’édition le peu d’exemplaires qui sont restés sont lus et relus par la masse des gens plus ou moins instruits de notre pays ; il y a des hommes sérieux qui l’étudient. Mais ce que Vous ignorez probablement c’est le rôle que votre Capital joue dans nos discussions sur la question agraire en Russie et sur notre commune rurale. Vous savez mieux que n’importe qui combien cette question est urgente en Russie. Vous savez ce qu’en pensait Tchernychevski. Notre littérature avancée, comme les « Отечественные записки »[8] par exemple, continue de développer ses idées. Mais cette question est une question de vie ou de mort, à mon avis, surtout pour notre parti socialiste. De telle ou telle autre manière de voir sur cette question dépend même la destinée personnelle de nos socialistes révolutionnaires. L’un des deux : ou bien cette commune rurale, affranchie des exigences démesurées du fisc, des payements aux seigneurs et de l’administration arbitraire, est capable de se développer dans la voie socialiste, c’est-à-dire d’organiser peu à peu sa production et sa distribution des produits sur les bases collectivistes. Dans ce cas le socialiste révolutionnaire doit sacrifier toutes ses forces à l’affranchissement de la commune et à son développement.
Si au contraire la commune est destinée à périr il ne reste au socialiste, comme tel, que de s’adonner aux calculs plus ou moins mal fondés pour trouver dans combien de dizaines d’années la terre du paysan russe passera de ses mains dans celle de la bourgeoisie, dans combien de centaines d’années, peut-être, le capitalisme va atteindre en Russie le développement semblable à celui de l’Europe Occidentale. Ils devront alors faire la propagande uniquement parmi les travailleurs des villes qui seront continuellement noyés dans la masse des paysans, qui par suite de la dissolution de la commune sera jetée sur le pavé des grandes villes à la recherche du salaire.
Dans les derniers temps nous entendons souvent dire que la commune rurale est une forme archaïque que l’histoire, le socialisme scientifique, en un mot tout ce qu’il y a de plus indiscutable, condamnent à périr. Les gens qui prêchent cela se disent vos disciples par excellence : « Marxistes ». Le plus fort de leurs arguments est souvent : « C’est Marx qui le dit »
« Mais comment le déduisez-vous de son Capital ? Il n’y traite pas la question agraire et ne parle pas de la Russie », leur objecte-t-on.
« Il l’aurait dit, s’il parlait de notre pays », répliquent vos disciples un peu trop téméraires peut -être. Vous comprendrez donc, Citoyen, à quel point Votre opinion sur cette question nous intéresse et quel grand service vous nous auriez rendu en exposant Vos idées sur la destinée possible de notre commune rurale et sur la théorie de la nécessité historique pour tous les pays du monde de passer par toutes les phases de la production capitaliste.
Je prends la liberté de Vous prier, citoyen, au nom de mes amis de vouloir bien nous rendre ce service. Si le temps ne vous permet pas d’exposer Vos idées sur ces questions d’une manière plus ou moins détaillée ayez au moins l’obligeance de le faire sous forme d’une lettre que vous voudrez me permettre de traduire et de publier en Russie.
Agréez, citoyen, mes respectueuses salutations
1) En traitant la genèse de la production capitaliste, j’ai dit qu’il y a au fond « la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production » (p. 315 Colonne I. éd. française du Capital[9]) et, que « la base de toute cette évolution c’est l’expropriation des cultivateurs. Elle ne s’est encore accomplie d’une manière radicale qu’en Angleterre... Mais tous les autres pays de l’Europe occidentale parcourent le même mouvement. » (l. c. Colonne II[10])
J’ai donc expressément restreint la « fatalité historique » de ce mouvement aux pays de l'Europe occidentale. Et pourquoi ? Comparez, s’il vous plaît, le chapitre XXXII, où l’on lit : Le « mouvement d’élimination transformant les moyens de production individuels et épars en moyens de production socialement concentrés, faisant de la propriété naine du grand nombre la propriété colossale de quelques-uns, cette douloureuse, cette épouvantable expropriation du peuple travailleur, voilà les origines, voilà la genèse du capital. ... La propriété privée, fondée sur le travail personnel... va être supplantée par la propriété privée capitaliste, fondée sur l’exploitation du travail d’autrui, sur le salariat. » (p. 341. Colonne II[11])
Ainsi, en dernière analyse il y a la transformation d’une forme de la propriété privée en une autre forme de la propriété privée. La terre entre les mains des paysans russes n’ayant jamais été leur propriété privée, comment ce développement saurait-il s’appliquer ?
2) Au point de vue historique le seul argument sérieux plaidé en faveur de la dissolution fatale de la commune des paysans russes, le voici : en remontant très haut, on trouve partout dans l’Europe occidentale la propriété commune d’un type plus ou moins archaïque ; elle a partout disparu avec le progrès social. Pourquoi saurait-elle échapper au même sort dans la seule Russie ? Je réponds : parce que, en Russie, grâce à une combinaison de circonstances unique, la commune rurale, encore établie sur une échelle nationale, peut graduellement se dégager de ses caractères primitifs et se développer directement comme élément de la production collective sur une échelle nationale. C’est justement grâce à la contemporanéité de la production capitaliste, qu’elle peut s’en approprier tous les acquêts positifs et sans passer par ses péripéties affreuses. La Russie ne vit pas isolée du monde moderne ; elle n’est pas non plus la proie d’un conquérant étranger à l’instar des Indes Orientales.
Si les amateurs russes du système capitaliste niaient la possibilité théorique d’une telle évolution, je leur poserais la question : pour exploiter les machines, les bâtiments à vapeur, les chemins de fer, etc. la Russie a-t-elle été forcée, à l’instar de l’Occident, de passer par une longue période d’incubation de l’industrie mécanique ? Qu'ils m’expliquent encore comment ils ont fait pour introduire chez eux en un clin d’œil tout le mécanisme des échanges (banques, sociétés de crédit, etc.) dont l'élaboration a coûté des siècles à l’Occident ?
Si au moment de l’émancipation les communes rurales avaient été de prime abord placées dans des conditions de prospérité normale, si ensuite, l’immense dette publique payée pour la plus grande partie aux frais et dépens des paysans, avec les autres sommes énormes, fournies par l’intermédiaire de l’Etat, (et toujours aux frais et dépens des paysans) aux « nouvelles colonnes de la société »[12], transformées en capitalistes - si toutes ces dépenses avaient servi au développement ultérieur de la commune rurale, alors personne ne rêverait aujourd’hui « la fatalité historique » de l’anéantissement de la commune : tout le monde y reconnaîtrait l’élément de régénération de la société russe et un élément de supériorité sur les pays encore asservis par le régime capitaliste.
Une autre circonstance favorable à la conservation de la commune russe (par la voie de développement), c’est qu’elle est non seulement la contemporaine de la production capitaliste, mais qu’elle a survécu à l’époque où ce[13] système social se présentait encore intact, qu’elle le trouve au contraire, dans l’Europe occidentale aussi bien que dans les Etats-Unis, en lutte et avec la science, et avec les masses populaires, et avec les forces productives mêmes qu’il engendre. Elle le trouve en un mot dans une crise qui ne finira que par son élimination, par un retour des sociétés modernes au type « archaïque » de la propriété commune, forme où, comme le dit un auteur américain[14], point du tout suspect de tendances révolutionnaires, et soutenu dans ses travaux par le gouvernement de Washington, « le système nouveau » auquel la société moderne tend, « sera une renaissance (a revival) dans une forme supérieure, (in a superior form) d’un type social archaïque ». Donc il ne faut pas trop se laisser effrayer par le mot « archaïque ».
Mais alors il faudrait au moins connaître ces vicissitudes. Nous n’en savons rien[15].
D’une manière ou d’une autre cette commune a péri au milieu des guerres incessantes, étrangères et intestines ; elle mourut probablement de mort violente. Quand[16] les tribus germaines venaient conquérir l’Italie, l’Espagne, la Gaule, etc. [17]leur commune du type archaïque n’existait déjà plus. Cependant sa vitalité naturelle est prouvée par deux faits. Il y en a des exemplaires épars, qui ont survécu à toutes les péripéties du Moyen âge et se sont conservés jusqu’à nos jours, p. e. dans mon pays natal, le district de Trèves[18]. Mais ce qu’il y a de plus important, elle a si bien empreint ses propres caractères sur la commune qui l’a supplantée - commune où la terre arable est devenue propriété privée, tandis que forêts, pâtures, terres vagues, etc. restent encore propriété communale - que Maurer en déchiffrant cette commune de formation secondaire, put reconstruire le prototype archaïque. Grâce aux traits caractéristiques empruntés de celui-ci, la commune nouvelle, introduite par les Germains dans tous les pays conquis, devenait pendant tout le Moyen Age le seul foyer de liberté et de vie populaire.
Si après l’époque de Tacite, nous ne savons rien ni de la vie de la commune ni du mode et du temps de sa disparition, nous en connaissons au moins le point de départ, grâce au récit de Jules César. A son temps, la terre se répartit déjà annuellement, mais entre les gentes et tribus des confédérations germaines, et pas encore entre les membres individuels d’une commune. La commune rurale est donc issue en Germanie d’un type plus archaïque, elle y fut le produit d'un développement spontané au lieu d’être importée toute faite de l’Asie. Là - aux Indes Orientales - nous la rencontrons aussi et toujours comme le dernier terme ou la dernière période de la formation archaïque.
Pour juger les destinées possibles à un point de vue purement théorique, c. à d., en supposant toujours des conditions de vie normales, il me faut maintenant désigner certains traits caractéristiques, qui distinguent la « commune agricole » des types plus archaïques.
Et d’abord les communautés primitives antérieures reposent toutes sur la parenté naturelle de leurs membres ; en rompant ce lien fort, mais étroit, la commune agricole est plus capable de [de s’adapter][19] s’étendre et de subir le contact avec des étrangers.
Puis, dans elle, la maison et son complément, la cour, sont déjà la propriété privée du cultivateur, tandis que longtemps avant l’introduction même de l’agriculture, la maison commune fut une des bases matérielles des communautés précédentes.
Enfin, bien que la terre arable reste propriété communale, elle est divisée périodiquement entre les membres de la commune agricole, de sorte que chaque cultivateur exploite à son propre compte les champs assignés à lui et s’en approprie individuellement les fruits, tandis que dans des communautés plus archaïques la production se fait en commun et on en répartit seulement le produit. Ce type primitif de la production coopérative ou collective[20] fut, bien entendu, le résultat de la faiblesse de l’individu isolé et non de la socialisation des moyens de production. On comprend facilement que le dualisme inhérent à la « commune agricole » puisse la douer d’une vie vigoureuse, car, d’un côté la propriété commune et tous les rapports sociaux qui en découlent rendent son assiette solide, en même temps que la maison privée, la culture parcellaire de la terre arable et l’appropriation privée des fruits admettent un développement de l’individualité incompatible avec les conditions des communautés plus primitives. Mais il n’est pas moins évident, que ce même dualisme puisse avec le temps devenir une source de décomposition. A part toutes les influences de milieux hostiles, la seule accumulation graduelle de la richesse mobilière qui commence par la richesse en bestiaux (et admettant même la richesse en serfs), le rôle de plus en plus prononcé que l’élément mobilier joue dans l’agriculture même, et une foule d’autres circonstances, inséparables de cette accumulation, mais dont l’exposé me mènerait trop loin, agiront comme un dissolvant de l’égalité économique et sociale, et feront naître au sein de la commune même un conflit d’intérêts qui entraîne d’abord la conversion de la terre arable en propriété privée et qui finit par l’appropriation privée des forêts, pâtures, terres vagues, etc. déjà devenues des annexes communales de la propriété privée. C’est par cela que la « commune agricole » se présente partout comme le type le plus récent de la formation archaïque des sociétés et que dans le mouvement historique de l’Europe occidentale, ancienne et moderne, la période de la commune agricole apparaît comme période de transition de la propriété commune à la propriété privée, comme période de transition de la formation primaire à la formation secondaire. Mais est-ce dire que dans toutes les circonstances le développement de la « commune agricole » doive suivre cette route ? Point du tout. Sa forme constitutive admet cette alternative : ou l’élément de propriété privée qu’elle implique l’emportera sur l’élément collectif, ou celui-ci l’emportera sur celui-là. Ces deux solutions sont a priori possibles, mais pour l’une ou l’autre il faut évidemment des milieux historiques tout-à-fait différents. Tout dépend de son milieu historique où elle se trouve placée[21].
La Russie est le seul pays européen où la « commune agricole » s’est maintenue sur une échelle nationale jusqu’aujourd'hui. Elle n’est pas la proie d’un conquérant étranger à l’instar des Indes Orientales, et elle ne vit pas non plus isolée du monde moderne. D’un côté la propriété commune de la terre lui permet de transformer directement et graduellement l’agriculture parcellaire et individualiste en agriculture collective, et les paysans russes la pratiquent déjà dans les prairies indivises ; la configuration physique de son sol invite l’exploitation mécanique sur une vaste échelle ; la familiarité du paysan avec le contrat d’artel lui facilite la transition du travail parcellaire au travail coopératif, et enfin la société russe, qui a si longtemps vécu à ses frais, lui doit les avances nécessaires pour une telle transition. De l’autre côté, la contemporanéité de la production occidentale, qui domine le marché du monde, permet à la Russie d’incorporer à la commune tous les acquêts positifs élaborés par le système capitaliste sans passer par ses fourches caudines.
Si les porte-parole des « nouvelles colonnes sociales » niaient la possibilité théorique de l’évolution indiquée de la commune rurale moderne, on leur demanderait : la Russie a-t-elle été forcée comme l’Occident à passer par une longue période d’incubation de l’industrie mécanique, pour arriver aux machines, bâtiments à vapeur, chemins de fer, etc. ? On leur demanderait encore comment ils ont fait pour introduire chez eux en un clin d’œil tout le mécanisme des échanges (banques, sociétés par action, etc.) dont l’élaboration a coûté des siècles à l’Occident ?
Il y a un caractère de la « commune agricole » en Russie qui la frappe de faiblesse, hostile dans tous les sens. C’est son isolation, le manque de liaison entre la vie d’une commune avec celle des autres, ce microcosme localisé, qu’on ne rencontre pas partout comme caractère immanent de ce type, mais qui partout où il se trouve a fait surgir au-dessus des communes un despotisme plus ou moins central. La fédération des républiques russes du Nord prouve, que cette isolation, qui semble avoir été primitivement imposée par la vaste étendue du territoire, fut en grande partie consolidée par les destinées politiques que la Russie avait à subir depuis l’invasion mongole. Aujourd’hui c’est un obstacle d’élimination la plus facile. Il faudrait simplement substituer à la волость[22], institut gouvernemental, une assemblée de paysans choisis par les communes elles-mêmes, et servant d’organe économique et administratif de leurs intérêts.
Une circonstance très favorable, au point de vue historique, à la conservation de la « commune agricole » par voie de son développement ultérieur, c’est qu’elle est non seulement la contemporaine de la production capitaliste occidentale et puisse ainsi s’en approprier les fruits sans s’assujettir à son modus operandi, mais qu’elle a survécu à l’époque où le système capitaliste se présentait encore intact, qu’elle le trouve au contraire dans l’Europe occidentale aussi bien que dans les Etats-Unis en lutte et avec les masses travailleuses, avec la science, avec les forces productives mêmes qu’il engendre - en un mot dans une crise qui finira par son élimination, par un retour des sociétés modernes à une forme supérieure d’un type « archaïque » de la propriété et de la production collectives.
Il s’entend que l’évolution de la commune se ferait graduellement et que le premier pas serait de la placer dans des conditions normales sur sa base actuelle[23].
[24]Théoriquement parlant la « commune rurale » russe se peut donc conserver en développant sa base, la propriété commune de la terre et en éliminant le principe de propriété privée, qu’elle implique aussi; elle peut devenir un point de départ direct du système économique auquel tend la société moderne ; elle peut faire peau neuve sans commencer par se suicider ; elle peut s’emparer des fruits dont la production capitaliste a enrichi l’humanité, sans passer par le régime capitaliste, régime qui considéré exclusivement au point de vue de sa durée possible compte à peine dans la vie de la société. Mais il faut descendre de la théorie pure à la réalité russe.
Pour exproprier les cultivateurs il n’est pas nécessaire de les chasser de leur terre comme cela se fit en Angleterre et ailleurs ; il n’est pas non plus nécessaire d’abolir la propriété commune par un ukase. Allez arracher aux paysans le produit de leur travail agricole au-delà d’une certaine mesure, et malgré votre gendarmerie et votre armée vous ne réussirez pas à les enchaîner à leurs champs ! Aux derniers temps de l’Empire Romain des décurions provinciaux, pas des paysans, mais des propriétaires fonciers, s’enfuirent de leurs maisons, abandonnèrent leurs terres, se vendirent même en esclavage, et tout cela pour se débarrasser d’une propriété qui n’était plus qu’un prétexte officiel pour les pressurer, sans merci et miséricorde.
Dès la soi-disant émancipation des paysans, la commune russe fut placée par l’Etat dans des conditions économiques anomales[25] et depuis ce temps-là il n’a cessé de l’accabler par les forces sociales concentrées entre ses mains. Exténuée par ses exactions fiscales, elle devint une matière inerte de facile exploitation par le trafic, la propriété foncière et l’usure. Cette oppression venant de dehors a déchaîné au sein de la commune même le conflit d’intérêts déjà présent et rapidement développé ses germes de décomposition. Mais cela n’est pas tout. Aux frais et dépens des paysans l’Etat a fait pousser en serre chaude des branches du système capitaliste occidental qui, sans développer aucunement les puissances[26] productives de l’agriculture, sont les plus propres à faciliter et précipiter le vol de ses fruits par des intermédiaires improductifs. Il a ainsi coopéré à l’enrichissement d'une nouvelle vermine capitaliste suçant le sang déjà si appauvri de la « commune rurale » - en un mot l’Etat a prêté son concours au développement précoce des moyens techniques et économiques les plus propres à faciliter et précipiter l’exploitation du cultivateur, c. à d. de la plus grande force productive de la Russie, et à enrichir les « nouvelles colonnes sociales ».
Ce concours d’influences destructives, à moins qu’il ne soit brisé par une puissante réaction, doit naturellement aboutir à la mort de la commune rurale.
Mais on se demande : pourquoi tous ces intérêts - (j’inclus les grandes industries placées sous la tutelle gouvernementale) - trouvant si bon compte dans l’état actuel de la commune rurale, pourquoi conspireraient-ils sciemment à tuer la poule qui leur pond des œufs d’or ? Précisément puisqu’ils sentent que « cet état actuel » n’est plus tenable, que par conséquent le mode actuel de l’exploiter n’est plus de mode. Déjà la misère du cultivateur a infecté la terre qui se stérilise. Les bonnes récoltes se compensent par les famines. La moyenne des dix derniers ans révéla une production agricole non seulement stagnante mais rétrograde. Enfin, pour la première fois la Russie doit importer des céréales au lieu de les exporter. Il n’y a donc plus de temps à perdre. Il faut en finir. Il faut constituer en classe mitoyenne rurale la minorité plus ou moins aisée des paysans et en convertir la majorité en prolétaires sans phrase. A cet effet les porte-parole des « nouvelles colonnes sociales » dénoncent les plaies mêmes frappées à la commune comme autant de symptômes naturels de sa décrépitude.
Abstraction faite de toutes les misères qui accablent à présent la « commune rurale » russe, et ne considérant que sa forme constitutive et son milieu historique, il est de prime abord évident qu’un de ses caractères fondamentaux, la propriété commune du sol, forme la base naturelle de la production et de l’appropriation collectives. De plus la familiarité du paysan russe avec le contrat d’artel lui faciliterait la transition du travail parcellaire au travail collectif, qu’il pratique déjà à un certain degré dans les prairies indivises, dans les dessèchements et autres entreprises d’un intérêt général. Mais afin que le travail collectif puisse supplanter dans l’agriculture proprement dite le travail parcellaire - source[27] de l’appropriation privée - il faut deux choses : le besoin économique d’une telle transformation et les conditions matérielles pour l’accomplir.
Quant au besoin économique, il se fera sentir à la « commune rurale » même dès le moment où elle serait placée dans des conditions normales, c’est-à-dire dès que les fardeaux qui pèsent sur elle seraient éloignés et que son terrain à cultiver aurait reçu une étendue normale. Le temps a passé quand l’agriculture russe ne demandait que la terre et son cultivateur parcellaire armé d’instruments plus ou moins primitifs. Ce temps a passé d’autant plus rapidement que l’oppression du cultivateur infecte et stérilise son champ. Il lui faut maintenant du travail coopératif, organisé sur une large échelle. De plus, le paysan auquel les choses nécessaires pour la culture de 2 ou 3 dessiatines font défaut, serait-il plus avancé avec dix fois le nombre de dessiatines ?
Mais l’outillage, les engrais, les méthodes agronomiques, etc. tous les moyens indispensables au travail collectif, où les trouver ? Voilà précisément la grande supériorité de la « commune rurale » russe sur les communes archaïques du même type. Elle seule, en Europe, s’est maintenue sur une échelle vaste, nationale. Elle se trouve ainsi placée dans un milieu historique où la contemporanéité de la production capitaliste lui prête toutes les conditions du travail collectif. Elle est à même de s’incorporer les acquêts positifs élaborés par le système capitaliste sans passer par ses fourches caudines. La configuration physique de la terre russe invite à l’exploitation agricole à l’aide des machines, organisée sur une vaste échelle, maniée du travail coopératif. Quant aux premiers frais d’établissement - frais intellectuels et matériels - la société russe les doit à la « commune rurale » aux frais de laquelle elle a vécu si longtemps et où elle doit chercher encore son « élément régénérateur ».
La meilleure preuve que ce développement de la « commune rurale » réponde au courant historique de notre époque, c’est la crise fatale subie par la production capitaliste dans les pays européens et américains où elle a pris le plus grand essor, crise qui finira par son élimination, par le retour de la société moderne à une forme supérieure du type le plus archaïque –, la production et l’appropriation collectives.
Comme tant d’intérêts divers, et surtout ceux des « nouvelles colonnes sociales » érigées sous l’empire bénin d’Alexandre II, ont trouvé leur compte dans l’état actuel de la « commune rurale », pourquoi viendraient-ils sciemment conspirer à sa mort ? Pourquoi leurs porte-parole dénoncent-ils les plaies frappées à elle comme autant de preuves irréfutables de sa caducité naturelle? Pourquoi veulent-ils tuer leur poule aux œufs d’or ?
Simplement parce que les faits économiques, dont l’analyse me mènerait trop loin, ont dévoilé le mystère que l’état actuel de la commune n’est plus tenable et que bientôt, par la seule nécessité des choses, le mode actuel d’exploiter les masses populaires ne sera plus de mode. Donc il faut du nouveau, et le nouveau insinué sous les formes les plus diverses revient toujours à ceci : abolir la propriété commune, se laisser constituer en classe mitoyenne rurale la minorité plus ou moins aisée des paysans, et en convertir la grande majorité en prolétaires sans phrase.
D’un côté la « commune rurale » est presque réduite à la dernière extrémité, et de l’autre une conspiration puissante se tient aux aguets afin de lui donner le coup de grâce. Pour sauver la commune russe, il faut une Révolution russe. Du reste, les détenteurs des forces politiques et sociales font de leur mieux pour préparer les masses à une telle catastrophe.
Et la situation historique de la « commune rurale » russe est sans pareille ! Seule en Europe elle s’est maintenue non plus comme débris épars à l’instar des miniatures rares et curieuses en état de type archaïque, qu’on rencontra encore naguère à l’Occident, mais comme forme quasi prédominante de la vie populaire et répandue sur un immense Empire. Si elle possède dans la propriété commune du sol la base de l’appropriation collective, son milieu historique, la contemporanéité de la production capitaliste, lui prête toutes faites les conditions matérielles du travail en commun sur une vaste échelle. Elle est donc à même de s’incorporer les acquêts positifs élaborés par le système capitaliste sans passer par ses fourches caudines. Elle peut graduellement supplanter l’agriculture parcellaire par la grande agriculture à l’aide de machines, qu’invite la configuration physique de la terre russe. Elle peut donc devenir le point de départ direct du système économique auquel tend la société moderne et faire peau neuve sans commencer par son suicide. Il faudrait au contraire commencer par la mettre en état normal.
Mais vis-à-vis d’elle se dresse la propriété foncière tenant entre ses mains presque la moitié et la meilleure partie du sol, sans mentionner les domaines de l’Etat. C’est par ce côté-là que la conservation de la « commune rurale » par voie de son évolution ultérieure se confond avec le mouvement général de la société russe, dont la régénération est à ce prix.
3) Même au seul point de vue économique, la Russie peut sortir de son cul-de-sac agricole par l’évolution de sa commune rurale ; elle essayerait en vain d’en sortir par le fermage capitalisé à l’anglaise, auquel répugnent toutes les conditions sociales du pays.
Pour pouvoir se développer, il faut avant tout vivre, et personne ne saurait se dissimuler qu’à ce moment la vie de la « commune rurale » soit mise en péril.
A part la réaction de tout autre élément délétère de milieux hostiles, la croissance graduelle de biens meubles entre les mains de familles particulières, p. e. leur richesse en bestiaux et parfois même en esclaves ou serfs, cette sorte d’accumulation privée suffit seule à la longue d’opérer comme dissolvant de l’égalité économique et sociale primitive, et faire naître au sein même de la commune un conflit d’intérêts qui entame d’abord la propriété commune des terres arables et finit par emporter celle des forêts, pâtures, terres vagues, etc. après les avoir auparavant déjà converties en annexe communale de la propriété privée.
4) L’histoire de la décadence des communautés primitives (on commettrait une erreur en les mettant toutes sur la même ligne ; comme dans les formations géologiques, il y a dans ces formations historiques toute une série de types primaires, secondaires, tertiaires, etc.) est encore à faire. Jusqu’ici on n’a fourni que de maigres ébauches. Mais en tout cas l’exploration est assez avancée pour affirmer : 1) que la vitalité des communautés primitives était incomparablement plus grande que celle des sociétés sémites, grecques, romaines, etc. et, a fortiori, que celle des sociétés modernes capitalistes ; 2) que les causes de leur décadence dérivent de données économiques qui les empêchaient de dépasser un certain degré de développement, de milieux historiques point du tout analogues au milieu historique de la commune russe d’aujourd’hui.[28]
En lisant les histoires des communautés primitives, écrites par des bourgeois, il faut être sur ses gardes. Ils ne reculent pas même devant des faux. Sir Henry Maine[29] p. e., qui fut un collaborateur ardent du gouvernement anglais dans son œuvre de destruction violente des communes indiennes, nous assure[30] hypocritement que tous les nobles efforts de la part du gouvernement de soutenir ces communes, échouèrent contre la force spontanée des lois économiques !
5) Vous savez parfaitement qu’aujourd’hui l’existence même de la commune russe est mise en péril par une conspiration d’intérêts puissants ; écrasée par les exactions directes de l’Etat, exploitée frauduleusement par les intrus «capitalistes», marchands, etc., et les «propriétaires» fonciers, elle est par-dessus le marché minée par les usuriers du village, par les conflits d’intérêts provoqués dans son propre sein par la situation qu’on lui a faite.
Pour exproprier les cultivateurs, il n’est pas nécessaire de les chasser de leur terre comme cela se fit en Angleterre et ailleurs ; il n’est pas nécessaire d’abolir la propriété communale par un ukase. Au contraire : - allez leur arracher le produit de leur travail agricole au-delà d’un certain point, et, malgré les gendarmes mis à votre ordre, vous ne réussirez pas à les retenir sur leurs terres ! Dans les derniers temps de l’Empire Romain les décurions provinciaux - grands propriétaires fonciers - quittèrent leurs terres, devinrent des vagabonds, se vendirent même en esclavage, et tout cela pour se débarrasser d’une « propriété » qui n’était plus qu’un prétexte officiel pour les pressurer. - En même temps qu’on saigne et torture la commune, stérilise et paupérise sa terre, les laquais littéraires des « nouvelles colonnes de la société » désignent ironiquement les plaies qu’on lui a frappées comme autant de symptômes de sa décrépitude spontanée. On prétend qu’elle se meurt d’une mort naturelle et qu’on fera bonne besogne en abrégeant son agonie. Ici il ne s’agit plus d’un problème à résoudre ; il s’agit tout simplement d’un ennemi à battre. Pour sauver la commune russe, il faut une révolution russe. Du reste, le gouvernement et les « nouvelles colonnes de la société » font de leur mieux pour préparer les masses à une telle catastrophe. Si la révolution se fait en temps opportun, si elle concentre toutes ses forces pour assurer l’essor libre de la commune rurale, celle-ci se développera bientôt comme élément régénérateur de la société russe et comme élément de supériorité sur les pays asservis par le régime capitaliste.
1) J’ai montré dans le « Capital » que la métamorphose de la production féodale en production capitaliste avait pour point de départ l’expropriation du producteur, et plus particulièrement que « la base de toute cette évolution, c’est l'expropriation des cultivateurs », (p. 315 de l’éd. française) Je continue: « Elle (l’expropriation des cultivateurs) n’est encore accomplie d’une manière radicale qu’en Angleterre … tous les autres pays de l’Europe occidentale parcourent le même mouvement. » (Le.)
Donc j’ai expressément restreint cette « fatalité historique » aux « pays de l’Europe occidentale ». Pour ne pas laisser le moindre doute sur ma pensée, je dis p. 341 : « La propriété privée, comme antithèse de la propriété collective, n’existe que là où les … conditions extérieures du travail appartiennent à des particuliers. Mais selon que ceux-ci sont les travailleurs ou les non travailleurs, la propriété privée change de forme. »
Ainsi le procès que j’ai analysé a substitué à une forme de la propriété privée et morcelée des travailleurs la propriété capitaliste d’une minorité infime (1. c. p. 342), fit substituer une espèce de propriété à l’autre. Comment pourrait-il s’appliquer à la Russie où la terre n’est pas et n’a jamais été la « propriété privée » du cultivateur ? Donc la seule conclusion qu’ils seraient fondés à tirer de la marche des choses en Occident, la voici : pour établir la production capitaliste en Russie, il faudrait commencer par abolir la propriété communale et exproprier les paysans, c. à d. la grande masse du peuple. C’est du reste le désir des libéraux russes, mais leur désir prouve-t-il davantage que le désir de Catherine II d’implanter dans le sol russe le régime occidental des métiers du Moyen Age?
Ainsi l’expropriation des cultivateurs dans l’Occident servit à « transformer la propriété privée et morcelée des travailleurs » en propriété privée et concentrée des capitalistes. Mais c’est tout de même la substitution d’une forme de propriété privée à une autre forme de propriété privée. En Russie il s’agirait au contraire de la substitution de la propriété capitaliste à la propriété communiste.
2) Au point de vue historique il n’y a qu’un seul argument sérieux en faveur de la dissolution fatale de la propriété communiste russe. Le voici : la propriété communiste a existé partout dans l’Europe occidentale, elle a partout disparu avec le progrès social. Pourquoi échapperait-elle dans la seule Russie au même sort ?
Certes ! Si la production capitaliste doit établir son règne en Russie, la grande majorité des paysans, c. à d. du peuple russe, doit être convertie en salariés, et par conséquent expropriée par l’abolition préalable de sa propriété communiste. Mais dans tous les cas le précédent occidental n’y prouverait rien du tout !
Les « Marxistes » russes dont vous parlez me sont tout-à-fait inconnus. Les Russes avec lesquels j’ai des rapports personnels entretiennent, à ce que je sache, des vues tout-à-fait opposées[31].
3) Au point de vue historique le seul argument sérieux en faveur de la dissolution fatale de la propriété communale en Russie, le voici : la propriété communale a existé partout dans l’Europe occidentale, elle a partout disparu avec le progrès social ; comment donc saurait-elle échapper au même sort en Russie ?[32]
En premier lieu, dans l’Europe occidentale la mort de la propriété communale et la naissance de la production capitaliste sont séparées l’une d’avec l’autre, par un intervalle immense, embrassant toute une série de révolutions et d’évolutions économiques successives, dont la production capitaliste n’est que la plus récente. D’un côté elle a merveilleusement développé les forces productives sociales, mais de l’autre côté elle a trahi sa propre incompatibilité avec les forces mêmes qu’elle engendre. Son histoire n’est plus désormais qu’une histoire d’antagonismes, de crises, de conflits, de désastres. En dernier lieu elle a dévoilé à tout le monde, sauf les aveugles par intérêt, son caractère purement transitoire. Les peuples chez lesquels elle a pris son plus grand essor en Europe et dans l’Amérique n’aspirent qu’à briser ses chaînes en remplaçant la production capitaliste par la production coopérative et la propriété capitaliste par une forme supérieure du type archaïque de la propriété, c. à d. la propriété communiste.
Si la Russie se trouvait isolée dans le monde, si elle devait donc élaborer à son propre compte les conquêtes économiques que l’Europe occidentale n’a acquises qu’en parcourant la longue série d’évolutions depuis l’existence de ses communautés primitives jusqu’à son état présent, il n’y aurait, au moins à mes yeux, point de doute que ses communautés seraient fatalement condamnées à périr avec le développement progressif de la société russe. Mais la situation de la commune russe est absolument différente de celle des communautés primitives de l’Occident. La Russie est le seul pays en Europe où la propriété communale s’est maintenue sur une échelle vaste, nationale, mais simultanément la Russie existe dans un milieu historique moderne, elle est contemporaine d’une culture supérieure, elle se trouve liée à un marché du monde où la production capitaliste prédomine.
En s’appropriant les résultats positifs de ce mode de production, elle est donc à même de développer et transformer la forme encore archaïque de sa commune rurale au lieu de la détruire. (Je remarque en passant que la forme de la propriété communiste en Russie est la forme la plus moderne du type archaïque qui lui-même en passe par toute une série d’évolutions.)
Si les amateurs du système capitaliste en Russie nient la possibilité d’une telle combinaison, qu’ils prouvent que pour exploiter les machines, la Russie a été forcée de passer par la période d’incubation de la production mécanique ! Qu’ils m’expliquent comment ils ont réussi à introduire chez eux en quelques jours pour ainsi dire le mécanisme des échanges (banques, sociétés de crédit, etc.) dont l’élaboration a coûté des siècles à l’Occident.[33]
4) Ce qui menace la vie de la commune russe, ce n’est ni une fatalité historique, ni une théorie ; c’est l’oppression par l’Etat et l’exploitation par des intrus capitalistes rendus puissants, aux frais et dépens des paysans, par le même Etat[34].
La formation archaïque ou primaire de notre globe contient elle-même une série de couches de divers âges, et dont l’une est superposée à l’autre ; de même la formation archaïque de la société nous révèle une série de types différents, marquant des époques progressives. La commune rurale russe appartient au type le plus récent de cette chaîne. Le cultivateur y possède déjà la propriété privée de la maison, qu’il habite et du jardin qui en forme le complément. Voilà le premier élément dissolvant de la forme archaïque, inconnu aux types plus anciens. De l’autre côté, ceux-ci reposent tous sur des relations de parenté naturelle entre les membres de la commune, tandis que le type auquel appartient la commune russe, émancipé de ce lien étroit, est par cela même capable d’un développement plus large. L’isolation des communes rurales, le manque de liaison entre la vie de l’une avec celle des autres, ce microcosme localisé ne se rencontre pas partout comme caractère immanent du dernier des types primitifs, mais partout où il se trouve il toujours fait surgir au-dessus des communes un despotisme central. Il me paraît qu’en Russie cette isolation primitive, imposée par la vaste étendue du territoire est un fait d’élimination facile dès que les entraves gouvernementales seront écartées.
J’arrive maintenant au fond de la question. On ne saurait se dissimuler que le type archaïque, auquel appartient la commune russe, cache un dualisme intime qui, données certaines conditions historiques, puisse entraîner la ruine. La propriété de la terre est commune, mais chaque paysan cultive et exploite son champ à son propre compte, à l’instar du petit paysan occidental. Propriété commune, exploitation parcellaire de la terre, cette combinaison, utile aux époques plus reculées, devient dangereuse dans notre époque. D’un côté l’avoir mobilier, élément jouant un rôle de plus en plus important dans l’agriculture même, différencie progressivement la fortune des membres de la commune et y donne lieu à un conflit d'intérêts, surtout sous la pression fiscale de l’Etat ; de l’autre côté, la supériorité économique de la propriété commune, comme base de travail coopératif et combiné, se perd. Mais il ne faut pas oublier que dans l’exploitation des prairies indivises les paysans russes pratiquent déjà le mode collectif, que leur familiarité avec le contrat d’artel leur faciliterait beaucoup la transition de la culture parcellaire à la culture collective, que la configuration physique du sol russe invite la culture mécanique combinée sur une large échelle, et qu’enfin la société russe qui a si longtemps vécu aux frais et dépens de la commune rurale lui doit les premières avances nécessaires pour ce changement. Bien entendu, il ne s’agit que d’un changement graduel qui commencerait par mettre la commune en état normal sur sa base actuelle.
5) Laissant de côté toute question plus ou moins théorique, je n’ai pas à vous dire qu’aujourd’hui l’existence même de la commune russe est menacée par une conspiration d’intérêts puissants. Un certain genre de capitalisme, nourri aux frais des paysans par l’intermédiaire de l'Etat, s’est dressé vis-à-vis de la commune ; il a l’intérêt de l’écraser. C’est encore l’intérêt des propriétaires fonciers de constituer les paysans plus ou moins aisés en classe mitoyenne agricole et de transformer les cultivateurs pauvres - c’est-à-dire la masse - en simples salariés. Ça veut dire du travail à bon marché ! Et comment une commune résisterait-elle, broyée par les exactions de l’Etat, pillée par le commerce, exploitée par les propriétaires fonciers, minée à l’intérieur par l’usure?
Chère citoyenne,
Pour traiter à fond les questions proposées dans votre lettre du 16ème février, il me faudrait entrer dans le détail des choses et interrompre des travaux urgents, mais l’exposé succinct que j’ai l'honneur de vous adresser, suffira, je l’espère, de dissiper tout malentendu par rapport à ma soi-disant théorie.
I) En analysant la genèse de la production capitaliste, je dis : « Au fond du système capitaliste il y a donc la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production…la base de toute cette évolution c’est l’expropriation des cultivateurs. Elle ne s’est encore accomplie d’une manière radicale qu’en Angleterre… Mais tous les autres pays de l’Europe occidentale parcourent le même mouvement.» (« Le Capital » éd. française p.315)
La «fatalité historique» de ce mouvement est donc expressément restreinte aux pays de l’Europe occidentale. Le pourquoi de cette restriction est indiqué dans ce passage du ch. XXXII : « La propriété privée, fondée sur le travail personnel... va être supplantée par la propriété privée capitaliste, fondée sur l’exploitation du travail d'autrui, sur le salariat.» (1. c. p. 341)
Dans ce mouvement occidental il s’agit donc de la transformation d’une forme de propriété privée en une autre forme de propriété privée. Chez les paysans russes on aurait au contraire à transformer leur propriété commune en propriété privée. Qu’on affirme ou qu’on nie la fatalité de cette transformation-là, les raisons pour et les raisons contre n’ont rien à faire avec mon analyse de la genèse du régime capitaliste. Tout au plus pourrait-on en inférer que, vu l’état actuel de la grande majorité des paysans russes, l’acte de leur conversion en petits propriétaires ne serait que le prologue de leur expropriation rapide.
II) L’argument le plus sérieux qu’on a fait valoir contre la commune russe, revient à ceci : remontez aux origines des sociétés occidentales, et vous y trouverez partout la propriété commune du sol ; avec le progrès social elle a partout disparu devant la propriété privée ; donc elle ne saurait échapper au même sort dans la seule Russie.
Je ne tiendrai compte de ce raisonnement qu’en tant qu’il s’appuie sur les expériences européennes. Quant aux Indes Orientales par exemple, tout le monde, sauf Sir H[enry] Maine et d’autres gens de même farine, n’est pas sans savoir que là-bas la suppression de la propriété commune du sol n’était qu’un acte de vandalisme anglais, poussant le peuple indigène non en avant, mais en arrière.
Les communautés primitives ne sont pas toutes taillées sur le même patron. Leur ensemble forme au contraire une série de groupements sociaux qui diffèrent et de type et d’âge et qui marquent des phases d’évolution successives. Un de ces types qu’on est convenu d’appeler la commune agricole est aussi celui de la commune russe. Son équivalent à l’Occident, c’est la commune germaine, qui est de date très récente. Elle n’existait pas encore au temps de Jules César et elle n’existait plus quand les tribus germaines venaient conquérir l’Italie, la Gaule, l’Espagne, etc. A l'époque de Jules César il y avait déjà une répartition annuelle de la terre labourable entre des groupes, les gentes et les tribus, mais pas encore entre les familles individuelles d’une commune ; probablement la culture se fit aussi par groupe, en commun. Sur le sol germain même cette communauté au type plus archaïque s’est transformée par un développement naturel en commune agricole, telle que l’a décrite Tacite. Depuis son temps nous la perdons de vue. Elle périt obscurément au milieu des guerres et migrations incessantes ; elle mourut peut-être de mort violente. Mais sa vitalité naturelle est prouvée par deux faits incontestables. Quelques exemplaires épars de ce modèle ont survécu à toutes les péripéties du Moyen Age et se sont conservés jusqu’à nos jours, par exemple dans mon pays, le district de Trèves. Mais ce qu’il y a de plus important, nous trouvons l’empreinte de cette « commune agricole » si bien tracée sur la nouvelle commune qui en sortit, que Maurer, en déchiffrant celle-ci, put reconstruire celle-là. La nouvelle commune, où la terre labourable appartient en propriété privée aux cultivateurs, en même temps que forêts, pâtures, terres vagues, etc. restent encore propriété commune, fut introduite par les Germains dans tous les pays conquis. Grâce aux caractères empruntés à son prototype, elle devenait pendant tout le Moyen Age le seul foyer de liberté et de vie populaires.
On rencontre la « commune rurale » aussi en Asie, chez les Afghans, etc. mais elle se présente partout comme le type le plus récent et, pour ainsi dire, comme le dernier mot de la formation archaïque des sociétés. C’est pour relever ce fait que je suis entré dans quelques détails à l’égard de la commune germaine.
Il nous faut maintenant considérer les traits les plus caractéristiques qui distinguent la « commune agricole » des communautés plus archaïques.
1) Toutes les autres communautés reposent sur des rapports de consanguinité entre leurs membres. On n’y entre pas à moins qu’on ne soit parent naturel ou adopté. Leur structure est celle d’un arbre généalogique. La « commune agricole » fut le premier groupement social d’hommes libres, non resserré par les liens du sang.
2) Dans la commune agricole la maison et son complément, la cour, appartiennent en particulier au cultivateur. La maison commune et l’habitation collective étaient au contraire une base économique des communautés plus primitives, et cela déjà longtemps avant l’introduction de la vie pastorale ou agricole. Certes, on trouve des communes agricoles où les maisons, bien qu’elles aient cessé d’être des lieux d’habitation collective, changent périodiquement de possesseurs. L’usufruit individuel est ainsi combiné avec la propriété commune. Mais de telles communes portent encore leur marque de naissance : elles se trouvent en état de transition d’une communauté plus archaïque à la commune agricole proprement dite.
3) La terre labourable, propriété inaliénable et commune, se divise périodiquement entre les membres de la commune agricole, de sorte que chacun exploite à son propre compte les champs assignés à lui et s’en approprie les fruits en particulier. Dans les communautés plus primitives le travail se fait en commun et le produit commun, sauf la quote-part réservée pour la reproduction, se répartit à fur et mesure des besoins de la consommation.
On comprend que le dualisme inhérent à la constitution de la commune agricole puisse la douer d’une vie vigoureuse. Emancipée des liens forts, mais étroits, de la parenté naturelle, la propriété commune du sol et les rapports sociaux qui en découlent, lui garantissent une assiette solide, en même temps que la maison et sa cour, domaine exclusif de la famille individuelle, la culture parcellaire et l’appropriation privée de ses fruits donnent un essor à l’individualité incompatible avec l’organisme des communautés plus primitives.
Mais il n’est pas moins évident qu’avec le temps ce même dualisme puisse se tourner en germe de décomposition. A part toutes les influences malignes venant d’en dehors, la commune porte dans ses propres flancs ses éléments délétères. La propriété foncière privée s’y est déjà glissée en guise d’une maison avec sa cour rurale qui peut se transformer en place forte d’où se prépare l’attaque contre la terre commune. Cela s’est vu. Mais l’essentiel, c’est le travail parcellaire comme source de l’appropriation privée. Il donne lieu à l’accumulation de biens-meubles, par exemple de bestiaux, d’argent, et parfois même d’esclaves ou de serfs. Cette propriété mobile, incontrôlable par la commune, sujet d’échanges individuels où la ruse et l’accident ont beau jeu, pèsera de plus en plus sur toute l’économie rurale. Voilà le dissolvant de l’égalité économique et sociale primitive. Il introduit des éléments hétérogènes provoquant au sein de la commune des conflits d’intérêts et de passions propres à entamer d’abord la propriété commune des terres labourables, ensuite celle des forêts, pâturages, terres vagues, etc. lesquelles, une fois converties en annexes communales de la propriété privée, lui vont échoir à la longue.
Comme dernière phase de la formation primitive de la société, la commune agricole est en même temps phase de transition à la formation secondaire, donc transition de la société, fondée sur la propriété commune, à la société, fondée sur la propriété privée. La formation secondaire, bien entendu, embrasse la série des sociétés reposant sur l’esclavage et le servage.
Mais est-ce dire que la carrière historique de la commune agricole doive fatalement aboutir à cette issue ? Point du tout. Son dualisme inné admet une alternative : son élément de propriété l’emportera sur son élément collectif, ou celui-ci l’emportera sur celui-là. Tout dépend du milieu historique où elle se trouve placée.
Faisons pour le moment abstraction des misères qui accablent la commune russe, pour ne voir que ses possibilités d’évolution. Elle occupe une situation unique, sans précédent dans l’histoire. Seule en Europe elle est encore la forme organique, prédominante de la vie rurale d’un empire immense. La propriété commune du sol lui offre la base naturelle de l’appropriation collective, et son milieu historique, la contemporanéité de la production capitaliste, lui prête toutes faites les conditions matérielles du travail coopératif, organisé sur une vaste échelle. Elle peut donc s’incorporer les acquêts positifs élaborés par le système capitaliste sans passer par ses fourches caudines. Elle peut graduellement supplanter l’agriculture parcellaire par l’agriculture combinée à l’aide des machines, qu’invite la configuration physique du sol russe. Après avoir été préalablement mise en état normal dans sa forme présente, elle peut devenir le point de départ direct du système économique auquel tend la société moderne et faire peau neuve sans commencer par son suicide.
Les Anglais eux-mêmes ont fait de telles tentatives aux Indes Orientales ; ils ont seulement réussi à gâter l’agriculture indigène et à redoubler le nombre et l’intensité des famines.
Mais l’anathème qui frappe la commune - son isolation, le manque de liaison entre la vie d’une commune avec celle des autres, ce microcosme localisé qui lui a jusqu’ici interdit toute initiative historique ? Il disparaîtrait au milieu d’une commotion générale de la société russe.
La familiarité du paysan russe avec l’artel lui faciliterait spécialement la transition du travail parcellaire au travail coopératif qu’il applique à un certain degré du reste déjà au fanage des prés et à des entreprises communales telles que les dessèchements, etc. Une péculiarité toute archaïque, la bête noire des agronomes modernes, conspire encore dans ce sens. Arrivez dans un pays quelconque, où la terre labourable trahit les traces d’un dépècement étrange qui lui imprime la forme d’un échiquier composé de petits champs, et il n’y a pas de doute, voilà le domaine d’une commune agricole morte ! Les membres, sans avoir passé par l’étude de la théorie de la rente foncière, s’aperçurent qu’une même somme de labeur, dépensée sur des champs différents de fertilité naturelle et de situation, donnera des rapports différents. Pour égaliser les chances du travail, ils divisèrent donc la terre d’abord en un certain nombre de régions, déterminé par les divergences naturelles et économiques du sol, et dépecèrent alors de nouveau toutes ces régions plus larges en autant de parcelles qu’il y avait de laboureurs. Puis chacun reçut un lopin en chaque région. Cet arrangement, perpétué par la commune russe jusqu’à aujourd’hui, est réfractaire, il va sans dire, aux exigences agronomes. A part d’autres inconvénients, il nécessite une dissipation de force, et de temps. Néanmoins, il favorise la transition à la culture collective, à laquelle il semble si réfractaire à première vue. La parcelle (…)
8 Mars 1881.
Chère citoyenne,
Une maladie des nerfs qui m’attaque périodiquement depuis les derniers dix ans, m’a empêché de répondre plus tôt à votre lettre du 16ème février. Je regrette de ne pas pouvoir vous donner un exposé succinct et destiné à la publicité, de la question que vous m’avez fait l’honneur de me proposer.
Il y a des mois que j’ai déjà promis un travail sur ce thème au comité de St. Pétersbourg. Cependant j’espère que quelques lignes suffiront de ne vous laisser aucun doute sur le malentendu à l’égard de ma soi-disant théorie.
1) L’analyse donnée dans le «Capital» n’offre donc rien qu’on puisse faire valoir ni pour, ni contre la vitalité de la commune russe. Les études spéciales que j’en ai faites, et dont j’ai cherché les matériaux dans les sources originales m’ont convaincu que cette commune est le point d’appui naturel de la régénération sociale en Russie. Mais afin qu’elle puisse fonctionner comme tel, il faudrait d’abord éliminer les influences délétères qui l’assaillent de tous les côtés, et ensuite lui assurer les conditions d’un développement spontané.
Chère citoyenne,
Une maladie de nerfs qui m’attaque périodiquement depuis les derniers dix ans, m’a empêché de répondre plus tôt à votre lettre du 16ème février. Je regrette de ne pas pouvoir vous donner un exposé succinct et destiné à la publicité de la question que vous m’avez fait l’honneur de me proposer. Il y a des mois que j’ai déjà promis un travail sur le même sujet au Comité de St. Pétersbourg. Cependant j’espère que quelques lignes suffiront de ne vous laisser aucun doute sur le malentendu à l’égard de ma soi-disant théorie.
En analysant la genèse de la production capitaliste, je dis : « Au fond du système capitaliste il y a donc la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production ... la base de toute cette évolution c’est l’expropriation des cultivateurs. Elle ne s’est encore accomplie d’une manière radicale qu’en Angleterre ... Mais tous les autres pays de l’Europe occidentale parcourent le même mouvement. » (« Le Capital », éd. française p. 315)
La « fatalité historique » de ce mouvement est donc expressément restreinte aux pays de l’Europe occidentale. Le pourquoi de cette restriction est indiqué dans ce passage du ch. XXXII : « La propriété privée, fondée sur le travail personnel... va être supplantée par la propriété privée capitaliste, fondée sur l’exploitation du travail d’autrui, sur le salariat. » (l. c., p.341)
Dans ce mouvement occidental il s’agit donc de la transformation d’une forme de propriété privée en une autre forme de propriété privée. Chez les paysans russes on aurait au contraire à transformer leur propriété commune en propriété privée.
L’analyse donnée dans le « Capital » n’offre donc de raisons ni pour ni contre la vitalité de la commune rurale, mais l’étude spéciale que j’en ai faite, et dont j’ai cherché les matériaux dans les sources originales, m’a convaincu que cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie, mais afin qu’elle puisse fonctionner comme tel, il faudrait d’abord éliminer les influences délétères qui l’assaillent de tous les côtés et ensuite lui assurer les conditions normales d’un développement spontané.
J’ai l’honneur, chère citoyenne,
d’être votre tout dévoué
Karl Marx
Déjà en 1911, alors que j’étais en train de classer les documents de Marx[35] se trouvant chez Lafargue[36], je suis tombé sur plusieurs lettres de Marx, en format in octavo, écrites de sa petite écriture, pleines de ratures, d’ajouts ultérieurs en grande partie de nouveau raturés, d’insertions et d’ajouts biffés. Une fois le premier classement terminé, j’ai réalisé que j’avais affaire à un projet, ou plus exactement à plusieurs projets, de la réponse à la lettre de Zassoulitch[37] du 16 février 1881. L’un des projets était daté du 8 mars 1881 et on pouvait supposer que c’était celui qui avait servi de base à la réponse finale.
J’écrivis alors à Plékhanov[38], mais j’ai reçu une réponse négative à ma question, de savoir si une réponse de Marx à la lettre de Zassoulitch avait été faite. Par l’intermédiaire de tiers, j’ai posé la même question à Zassoulitch elle-même, mais le résultat n’a pas été plus favorable. Je ne sais pas avec certitude si j’ai contacté Axelrod[39]. Probablement que oui, et probablement j’ai reçu la même réponse négative.
Cependant, je me suis souvenu que lors de mon séjour en Suisse en 1883, j’avais entendu une histoire, parfois assez fantastique, sur une correspondance entre le groupe « Libération du travail (Osvobozhdenie Truda) » et Marx au sujet de la commune paysanne russe. Il circulait même des anecdotes tout à fait improbables sur un affrontement personnel entre Plekhanov, qui niait la propriété communale, et Marx, qui l’aurait défendue.
Dans la nécrologie de Marx publiée dans l’« Annuaire de la Volonté du Peuple » (Kalendar Narodnoi Voli) de 1889, on rappelait « avec quel empressement Marx avait décidé, dans la dernière année de sa vie, à l’invitation du Comité de Saint-Pétersbourg (comme il l’a mentionné dans une lettre à Zassoulitch), d’écrire une brochure spécialement destinée à la Russie sur le développement possible de notre commune paysanne – une question d’un intérêt brûlant pour les socialistes russes »[40]
Mais les ébauches parlaient d’une réponse à la lettre de Vera Zassoulitch du 16 février 1881. L’« annuaire » parlait de la « dernière année » de la vie de Marx. La réponse catégoriquement négative de Plékhanov et de Zassoulitch m’a conduit à penser, à tort, que la lettre de Marx mentionnée dans le calendrier pouvait avoir été écrite pour une autre raison[41].
Durant l’été 1923, alors que j’étais à Berlin, j’appris par B. Nikolajevskij qu’une lettre de Marx avait été trouvée dans les archives d’Axelrod[42].
La comparaison de cette lettre de Marx à Zassoulitch avec les brouillons a montré que l’original est la reproduction exacte de l’un des projets, précisément celui daté du 8 mars 1881. Il ne manquait que les citations du Capital, l’adresse et la signature. J’aurais pu publier mon projet, mais j’ai préféré attendre que la rédaction définitive de la lettre par Marx soit éditée.
C’est désormais chose faite. Dans le deuxième volume de l’édition russe des archives de P.B. Axelrod, parue à Berlin sous le titre « Materialien zur Geschichte der revolutionären Bewegung »[43], la lettre de Marx à Zassoulitch est publiée dans l’original français (à côté d’un fac-similé) accompagnée d’une introduction de B. Nikolaïevsky[44]. Une traduction allemande se trouve dans l’article de B. Nikolaïevsky, « Marx und das russische Problem »[45] (Die Gesellschaft, année 1, n° 4, juillet 1924, pp. 359-66).
Il s’avère que « les motifs réels pour lesquels cette lettre de Marx, qui se référait à une question si sensible dans les cercles révolutionnaires russes, est tombée dans l’oubli »[46], sont restés inconnus des éditeurs actuels. La lettre « a été si complètement oubliée que, par exemple, P. B. Axelrod, qui se trouvait en Roumanie pendant l’hiver 1880/81 (période à laquelle la lettre fut reçue), ne se souvenait pas de la moindre chose à propos d’une lettre reçue de V.E. Zassoulitch, que cela concerne la lettre ou une conversation qu’il aurait sans aucun doute initié ou d’un autre point pertinent. »[47][48]
Nous avons vu que Plékhanov et même la destinataire, V. Zassoulitch, avaient tout aussi bien oublié cette lettre. Il faut reconnaître que cet oubli revêt un caractère très étrange, eu égard à l'intérêt particulier qu’une telle lettre devait susciter, et il offre probablement aux psychologues professionnels un des exemples les plus intéressants des extraordinaires insuffisances du mécanisme de notre mémoire.
La lettre de Zassoulitch, que nous publions ci-dessous, a sans aucun doute dû faire une forte impression sur Marx. Elle se caractérise par une telle naïveté, une telle sincérité et une telle impuissance théorique, elle pose toute la question de la commune paysanne sur une base socio-éthique et témoigne à chaque ligne des tourments de l’auteur et de ses camarades - son contenu était sans doute connu de Plékhanov et de Deutsch[49][50] - face à la question du sort de la commune paysanne, que Marx se prépara à donner une réponse immédiate.
Comme il ressort des projets que nous avons publiés, il avait l’intention d’y répondre en détail. L’opinion de Nikolaïevski selon laquelle son mécontentement à l’égard du groupe du « Partage noir » (Tchorny Pérédiel) l’aurait empêché de répondre ouvertement et en détail est donc manifestement erronée. Sa propre position sur les partisans du « partage noir » n’aurait pas influencé Marx, même s’il avait su que Zassoulitch appartenait à ce parti. Ni L. Hartmann ni N. Morosov[51], qui ont informé Marx de la scission dans « Terre et liberté », n’ont pu communiquer quoi que ce soit de défavorable à propos de Zassoulitch. Je m’en tiens donc à l’hypothèse déjà exprimée dans mes conférences sur Marx et Engels, à savoir que seule une capacité de travail amoindrie[52], dont on voit les traces dans les projets, l’a empêché de répondre aussi longuement que prévu[53]. Il se peut aussi qu’il ait été retenu par une considération qu’il mentionne dans la lettre, à savoir la promesse qu’il a faite au comité exécutif de la « volonté du peuple ». À tout le moins, cette lettre était un moyen de décourager l’action des membres du « partage noir »[54], surtout à l’époque où la lettre de Zassoulitch est reçue, c’est-à-dire dans la période qui sépare la parution du premier et du deuxième numéro de la revue « Partage noir ». Marx a déclaré catégoriquement que « la commune paysanne est le point d’appui de la régénération sociale en Russie », mais que « les influences délétères qui l’assaillent de tous les côtés doivent d’abord être éliminées, et il faut ensuite lui assurer les conditions normales d’un développement spontané », en d’autres mots, avant tout renverser l’Absolutisme. La réponse était en tout cas plus précise que celle donnée dans la préface de l’édition russe du « Manifeste communiste » où seule la simultanéité de la révolution russe et de la révolution ouvrière en Occident est présentée comme une condition nécessaire à la transformation. de la commune paysanne comme point de départ du développement communiste.
Bernstein[55][56] a davantage raison de dire que Marx et Engels « se sont temporairement abstenus d’exprimer leur scepticisme » pour ne pas trop décevoir les révolutionnaires russes qui, comme ils le savaient, « accordaient une grande importance à la question de la propriété communale ». Ce scepticisme s’exprime assez clairement dans les projets que nous publions.
Rappelons ici la réponse donnée quelques années plus tôt par Engels[57] à Tkatchev[58] qui, malgré tout son jacobinisme, ne plaçait pas moins d’espoir dans la commune paysanne que les partisans de la « Volonté du peuple » (narodovolcy) ou du « Partage noir »
« Il est donc clair que la propriété communautaire en Russie a dépassé de longue date la période de son épanouissement et qu’elle s’achemine selon toute apparence vers sa décomposition. On ne peut nier toutefois qu’il soit possible de changer cette forme sociale en une forme supérieure, si seulement elle se maintient jusqu’à ce que les circonstances propices à cette transformation aient mûri et si elle se révèle capable de se développer de façon à ce que les paysans travaillent la terre en commun et non séparément ; cette transition vers une forme supérieure devra, du reste, s’effectuer sans que les paysans russes passent par le degré intermédiaire de la propriété parcellaire bourgeoise. Cela ne pourra se produire que dans le- cas où s’accomplira en Europe occidentale, avant la désintégration définitive de la propriété communautaire, une révolution prolétarienne victorieuse qui offrira au paysan russe les conditions nécessaires à cette transition, notamment les ressources matérielles dont il aura besoin pour opérer le bouleversement imposé de ce fait dans tout son système d’agriculture. M. Tkatchev a dit, par conséquent, une pure absurdité en affirmant que les paysans russes, bien que « propriétaires », « sont plus près du communisme » que les ouvriers de l’Europe occidentale, qui n’ont pas de propriété. C’est juste le contraire. S’il y a quelque chose qui puisse encore sauver la propriété communautaire russe et lui permettre de se changer en une forme nouvelle, bien vivace, c’est une révolution prolétarienne en Europe occidentale. »[59]
La conclusion conditionnelle de Marx et Engels a également été acceptée par Plekhanov dans « Le socialisme et la lutte politique » et par V. Zassoulitch dans la préface de la traduction russe de « Socialisme utopique et socialisme scientifique ».
Moins de deux ans après sa lettre à Marx, Vera Zassoulitch concluait que le processus décomposition de la commune paysanne se développait inexorablement.
« Ce processus », écrit-elle dans la préface précitée, « qui indique la décomposition de la commune paysanne, est constaté au fil des ans de plus en plus clairement par les chercheurs sur la vie paysanne, et le koulak, qui est inévitable dans toutes les représentations de la vie paysanne, en constitue le signe le plus tangible et le facteur le plus puissant qui ne peut être détruit. Il sape tous les fondements de l’existence sociale, transforme en sa faveur tout le droit et l’ordre acquis au cours des nombreux siècles de pratique du mir, qui garantissaient la juste gestion des affaires du mir, et tire profit des institutions créées précisément contre lui, comme les banques agricoles, et il bénéficierait même de l’augmentation des parts paysannes si elle existait quelque part. Il ne peut être détruit par aucun autre moyen que la destruction à la racine de la possibilité de l’apparition d’une propriété inégale, et par conséquent la dissolution progressive de la propriété communautaire, l’accumulation du capital et l’expansion de la grande industrie sont inévitables. L’avenir immédiat de la Russie appartient à la croissance du capitalisme, mais seulement l’avenir immédiat ; il ne verra guère la dissolution finale de la commune paysanne. L’ensemble du développement économique de la Russie est trop étroitement lié au développement de l’Europe occidentale et, en son sein, les jours du capitalisme sont déjà comptés. La révolution socialiste à l’Ouest mettra également fin au capitalisme à l’Est, et alors les vestiges des institutions de la propriété communautaire pourront rendre un grand service à la Russie.»
Nous avons vu que les premiers marxistes russes tiraient eux-mêmes toutes les conclusions logiques nécessaires du jugement conditionnel de Marx et Engels. Ce point de vue se reflétait dans le premier programme du groupe « Libération du travail » et dans le livre de Plékhanov « Nos différences ». Ce n’est que bien plus tard - principalement dans les œuvres de Plékhanov écrites après 1890 - que la position sur la commune paysanne changea radicalement et que l’attitude sceptique sur les possibilités de la commune paysanne russe s’est transformée en une attitude fortement négative.
Nous ne nous attarderons pas sur l’analyse de la conception de Marx. Bien qu’il ne s’agisse ici que d’ébauches, elles présentent un tel intérêt pour l’étude des conceptions de Marx et d’Engels quant au développement de la propriété communautaire que nous en réservons le traitement jusqu’à la publication d’autres travaux encore inédits de Marx et Engels sur la propriété foncière germanique et des Indes orientales. Il est inutile de souligner l’importance des projets que nous éditons dans la mesure où ils nous familiarisent avec la méthode de travail de Marx.
C’est précisément en gardant à l’esprit cette dernière circonstance que, malgré les nombreuses répétitions, je reproduis ci-dessous dans leur intégralité les quatre projets de Marx, y compris tous les passages supprimés, dans la mesure où ils étaient déchiffrables et où ils différaient, même légèrement, entre eux et par rapport au texte qui n’a pas été supprimé. Deux de ces projets, le premier et le deuxième, sont extrêmement confus. À première vue, certaines pages offrent l’image d’un chaos inextricable. Les nombreuses ratures, dans le réseau desquelles on distingue à peine les mots non biffés par endroits, les lignes entremêlées, les ajouts pêle-mêle, les insertions ultérieures, les répétitions souvent tout à fait littérales dans un seul et même projet, cette absence totale de forme extérieure ont rendu nécessaire l’édition de cette matière première dans le sens où j’ai moi-même réuni les parties liées par le contenu, là où Marx n’a donné aucune indication pour l’ordre et j’ai en outre mis certaines choses en notes de bas de page.
Bien que les projets donnent une image apparemment confuse, il n’a pas été particulièrement difficile de préparer les textes - une fois le déchiffrement effectué -, car la solide structure de l’édifice inachevé est très clairement visible, particulièrement dans le premier projet, apparemment le plus confus, où le cheminement de la pensée est mené à son terme. Passant de la question de l’avenir de la commune rurale russe (I) à l’analyse de la supposée fatalité historique de sa ruine (II), le projet se poursuit par la description de l’environnement historique spécifique de la commune (III), la description de son environnement actuel et de sa crise très complexe (IV) avant d’aboutir à la conclusion finale : nécessité de la révolution (V).
Pour déchiffrer le manuscrit de Marx, j’ai été aidé par N. Boukharine[60] à Vienne en 1913. Ce travail a été complété par E. Smirnov et E. Czóbel [61][62].
[1] Dans les textes, Marx utilise les termes suivants pour désigner la commune rurale russe : « commune rurale », « commune agricole », « commune russe ». Un travail est en cours pour analyser l’évolution historique et la complexité de la structure économique et sociale de la paysannerie russe, en particulier la trajectoire des communes rurales dans le cours révolutionnaire ouvert en 1905, qui a triomphé dans la révolution prolétarienne, quant à sa direction politique, d’octobre 1917 et a sombré dans les années ultérieures. Dans cet ouvrage nous démontrons la fausseté de l’affirmation selon laquelle la société russe avait à partir de cette révolution un caractère socialiste.
Les sujets qui sont abordés ici, concernent donc la commune rurale russe et son évolution. Pour faire le lien avec la littérature spécialisée sur ce sujet rappelons que la commune rurale en tant que structure est dénommée en russe translitéré « obščina ». Elle est souvent assimilée, par erreur, au « mir » qui en fait désigne non pas la structure elle-même mais l’assemblée des chefs de famille de la commune.
[2] Par populisme, nous entendons un système de conceptions comportant les trois traits suivants :1) on déclare que le capitalisme est en Russie un phénomène de décadence, de régression (...). 2) on proclame l’originalité du régime économique russe en général, et du paysan, avec sa communauté rurale, sa coopérative, etc., en particulier. On ne juge pas utile d’appliquer aux rapports économiques en Russie les notions élaborées par la science moderne au sujet des différentes classes sociales et leurs conflits. La communauté paysanne est considérée comme supérieure au capitalisme, comme meilleure que ce dernier ; on idéalise nos « structures traditionnelles ». On nie, ou bien on gaze, l’existence, au sein de la paysannerie, des contradictions propres à toute économie marchande et capitaliste ; on nie tout rapport entre ces contradictions la forme la plus développée qu’elles revêtent dans l’industrie et l’agriculture capitaliste. 3) On méconnaît les liens qui rattachent les intellectuels et les institutions juridiques du pays aux intérêts matériels de classes sociales déterminées ». (Lénine, Quel héritage renions nous. Dans: Études et articles économiques, 1898. Œuvres complètes, T.2, p.529).
[3] Dérivé de narod, peuple, en tant que communauté nationale.
[4] L’édition MEGA-2, dont la publication vise à la reproduction exacte et complète des écrits de Marx et Engels à partir des manuscrits originaux, devrait représenter 114 volumes. Les informations sur l’état de cette édition, mise à jour jusqu’en 2018, peuvent être trouvées sur le site de l’Institut international d’histoire sociale (IMES) - Amsterdam, sur les pages de la section Marx-Engels-Gesamtausgabe - MEGA-IMES Bibliographie: https://iisg.amsterdam/en/research/publications/book-series/marx-engels-gesamtausgabe/ bibliography
[5] https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1967_num_5_1_3085
[6] Shanin, T., Late Marx and the russian road, Marx and the peripheries of capitalism, Monthly Review Press, New York, 1983.
[7] « Pour éviter toute confusion, la désignation des projets comme « premier », « deuxième », etc. suit l’usage de la publication originale de 1924 (et depuis répété par toutes les autres publications à ce jour). Nous les présentons en fait dans un ordre différent, celui dans lequel ils ont très probablement été écrits, à savoir « deuxième », « premier », « troisième » et « quatrième » ». (Teodor, Shanin, op. cit. p. 124-125)
[8] Annales de la patrie.
[10] La Pléiade, T.1, p.1170
[11] La Pléiade, T.1, p.1238
[12] « les amateurs russes du système capitaliste » ci-dessus
[13] MEA : le
[14] Il s’agit de Lewis Henry Morgan, Ancient Society or Researches in the Lines of Human Progress from Savagery through Barbarism to Civilization (1877).
“Democracy in government, brotherhood in society, equality in rights and privileges and universal education, foreshadow the next higher plane of society to which experience, intelligence and knowledge are steadily tending. It will be a revival, in a higher form, of the liberty, equality and fraternity of the ancient gentes.”, p.449 de l’édition disponible sur http://classiques.uqac.ca/classiques/morgan_lewis_henry/ ancient_ society/ancient_society.pdf.
[15] L’édition MEA rappelle ici en note la partie du texte qui figure en 4), p.10 de ce texte. Voir également ajout en note p.10.
[16] Dans l’édition MEA, il n’y a pas de point et le quand ne commence pas la phrase.
[17] Dans l’édition MEA, « La » au lieu de « leur » et il y a un point si bien que La commence une phrase.
[18] Marx tenait cette information de son père. (Note de Rubel, p.1865)
[19] « S’adapter » est présent dans l’édition MEA et donc de Dangeville (p.168) et de Rubel (p.1563)
[20] Dans MEA, les termes « collective » et « coopérative » sont inversés
[21] Dans MEA, cette phrase est avant la précédente.
[22] Volost (NDR)
[23] Dans l’édition Rubel, il y a cet ajout : « car le paysan est partout l’ennemi de tout changement brusque » (p.1569)
[24] Dans MEA, la présentation du texte est différente. De nombreux passages ne sont pas dans le même ordre ni dans la même forme.
[25] Ou « anormales » MEA
[26] MEA, « prémisses »
[27] Dans MEA« forme »
[28] La MEA ajoute ici deux lignes de Marx où il est question de Maine : « Quelques écrivains bourgeois, principalement d’extraction anglaise, comme p. e. sir Henry Maine, on avant tout le but de montrer la supériorité et faire l’éloge de la société, du système capitaliste. Des gens épris de ce système, incapables à comprendre la […] »
[29] Henry Sumner Maine. “Village-Communities in the East and West”. London, 1871 (Les Communautés villageoises à l’Orient et à l’Occident)
[30] Dans l’édition Rubel, « raconte »
[31] Dans MEA, ce paragraphe est placé avant, isolé dans un point II
[32] Dans MEA, cette redite est mise en note.
[33] Dans MEA, dans les phrases rayées par Marx, et qui pour cette raison ne figurent pas dans cette édition, et retranscrites dans la mesure où il était possible de les déchiffrer, nous trouvons, en français, comme tous les brouillons, cette phrase (avec des mots biffés à l’intérieur) : « Bien que le système capitaliste soit en Occident sur le retour, qu’il y approche le temps où il ne sera plus qu’une (régime social) (forme régressive) formation «archaïque», ses amateurs russes sont...) (Marx, Deuxième brouillon de la lettre à Véra Zassoulitch , 1881) (MEA, p.332)
Dans l’obsolescence du capitalisme, chapitre 4, sous la plume de Marcel Roelandts, la citation devient : « le système capitaliste a dépassé son apogée à l’Ouest, approchant du moment où il ne sera plus qu'un système social régressif. ». (https://www.capitalisme-et-crise.info/telechargements/pdf/Extrait_Ch_IV_L_obsolescencedu_capitalis me.pdf). Citation que nous avons reprise sans plus de vérification dans la critique de ce livre (cf. Aux fondements des crises - Le marxisme de la chaire et les crises). Marcel Roelandts cite Shanin, Late Marx and the russian road, p.103. Si nous nous reportons à l’ouvrage indiqué nous pouvons lire : « [Although the capitalist system is past its prime in the West, approaching the time when it will be no more than {a social regime} {a regressive form} an 'archaic' formation, its Russian admirers are .... ] ce qui traduit par Google nous donne : « Bien que le système capitaliste ait dépassé son apogée en Occident, approchant du moment où il ne sera plus qu’{un régime social}, {une forme régressive}, une formation «archaïque», ses admirateurs russes sont... »
Nous avons tous entendu parler du téléphone arabe, nous voici maintenant en possession d’un exemplaire de la traduction Roelandts !
[34] Dans MEA, ce paragraphe termine le deuxième brouillon.
[35] Karl Marx (1818-1883)
[36] Paul Lafargue (1842-1911)
[37] Véra Ivanovna Zassoulitch (1849-1919)
[38] Georges Valentin Plékhanov (1856-1918)
[39] Pavel Borisovitch Axelrod (1850-1928)
[40] Pour des doutes considérables concernant cette histoire voir l’article de Wada (T.1 p.68) [Note de l’édition anglaise]
[41] [En russe] J’ai dû retarder, pour diverses raisons, mon projet initial de publier les projets malgré cet échec [de savoir ce qu’il était advenu de cette lettre]. J’avais l’intention de le faire l’année dernière comme annoncé dans ma brochure concernant l’Institut Marx Engels, mais des circonstances inattendues ont entraîné un nouveau retard dans la publication. [Citations traduites de la version anglaise éditée par Théodor Shanin, Late Marx and the russian road.]
[42] [En russe] « J’ai eu l’autorisation de la photographier [la lettre de Marx. TS] à la condition qu’elle ne soit publiée qu’après sa publication à Berlin par les « Archives révolutionnaires russes » [la principale revue historique des mencheviks en exil dans les années 1920. TS] ; TS pour Theodor Shanin
[43] Matériaux pour l’histoire du mouvement révolutionnaire
[44] Boris Ivanovitch Nikolaïevsky (1887-1966)
[45] Marx et le problème russe
[46] Materialy po istorii russkogo revolucionnogo dviženija. T. II. Jz archiva P. B. Akselroda. Russkij Revolucionnyj Archiv, Berlin 1924, p. 11. [Matériaux sur l'histoire de la lutte révolutionnaire russe]
[47] loc. cit . p. 11–12 .
[48][En russe] Apparemment, les véritables raisons de l’absence de publication de la lettre de Marx sur des questions aussi vitales pour les milieux révolutionnaires russes n’étaient pas connues des éditeurs contemporains de la lettre.
[49] Dans le recueil publié par L. Deutsch : Matériaux pour l’histoire du groupe « Libération du travail » (1924, en russe), une lettre de F. Engels à Zassoulitch est reproduite. Il ressort de la préface de Deutsch à cette lettre qu’il a lui aussi oublié cette lettre de Zassoulitch à Marx et sa réponse. Il mentionne en même temps que « tous les révolutionnaires russes de l’époque s’intéressaient au plus haut point à la question du sort du capitalisme en Russie, nous avons demandé à Vera Ivanovna d’essayer de résoudre cette question dans sa lettre à Marx ». Il confond cette lettre avec celle dans laquelle Zassoulitch demandait à Marx d’écrire une préface à la traduction russe du Manifeste communiste.
[50] Léon (Lev Grigoryevitch) Deutsch (1855-1941)
[51] Nikolaï Alexandrovitch Morozov (1854-1946)
[52] Le texte russe utilisait une expression un peu plus forte pour décrire les limitations de la capacité de travail de Marx : nadorvannaya, littéralement : déchiré. (note de la version anglaise)
[53] D. Riazanov, Marx et Engels, Moscou, Moskovskij Rabočijj, 1923,.p 246
[54] [En russe] Quoiqu’il en soit cette lettre est ambivalente pour ce qui concerne le « partage noir »
[55] Dans son article : Karl Marx et les révolutionnaires russes, K.M. und die russischen Revolutionäre Arch. F. Sozialwissenschaft u. Sozialpolitik (Karl Marx und Michael Bakunin), 1910, 30/1-29.
[56] Eduard Bernstein (1850-1932)
[57] Frédéric Engels (1820-1895)
[58] Piotr Nikititch Tkatchev (1844-1886)
[59] Engels, Les problèmes sociaux de la Russie, 1875, https://wikirouge.net/texts/fr/ Les_probl%C3%A8 mes_ sociaux _de_la_Russie_(1875)
[60] Nicolas Boukharine (1888-1938)
[61][En russe] La traduction respecte exactement l’ordre du manuscrit de Marx. Il en va de même pour les phrases inachevées du texte.
[62] Ernő Czóbel (1886-1953)