La nature du marxisme

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Date

Décembre 2012 – Frimaire 221

Auteur

Robin Goodfellow

Version

1.0

 

Sommaire

Sommaire. 2

1.     La défense du marxisme intégral.. 3

2.     Marxisme et science. 4

3.     Bordiga et « l’invariance historique du marxisme ». 9

3.1       Les adversaires du marxisme. 9

3.2       Fonction des grands corps de doctrine. 9

3.3       Invariance et orthodoxie. 10

3.4       Critique des fondements de l’invariance. 11

3.4.1    Les bases matérielles des théories. 11

3.4.2    La théorie comme totalité organique. 13

3.4.3    Le retour des théories sur elles-mêmes. 14

3.4.4    Le rejet des enrichissements individuels. 15

3.4.5    Conclusion. 15

4.     Les origines du marxisme (les « trois sources du marxisme ») 16

4.1       L’unité des sciences. 16

4.2       Les origines de la théorie. 22

5.     La position de Communisme ou Civilisation et de Robin Goodfellow. 25

 

1.           La défense du marxisme intégral

Notre projet politique se fonde sur une défense intransigeante des principes communistes. Parmi les courants qui ont su maintenir vaille que vaille et en partie au moins une vision fidèle au marxisme figure la Gauche communiste d’Italie. Cependant, notre défense de la continuité des principes communistes ne se limite pas à la conception de « l’invariance du marxisme » défendue par Amadeo Bordiga et caricaturée à l’envi par les suivistes et les épigones – pour ne pas parler des adversaires.

Afin d’apporter des précisions sur la nature de notre travail et, au-delà, contribuer à défendre notre compréhension du marxisme, nous jugeons utile de revenir sur cette question, que nous aborderons en quatre points.

Ø      Marxisme et science, positions de Marx et Engels sur cette question

Ø      La défense de « L’invariance » du marxisme chez Bordiga

Ø      Les origines du marxisme (les « trois sources du marxisme »)

Ø      La position de Communisme ou Civilisation et Robin Goodfellow

 

2.           Marxisme et science.

Ce point mériterait à lui seul de longs développements, et cela fait d’ailleurs partie de nos axes de travail depuis de longues années. L’intérêt de Marx et Engels pour la science, le développement de la connaissance humaine est constant, dès les manuscrits économico-philosophiques de 1844.

Avant même que Engels ait déclaré « le socialisme peut et doit être étudié comme une science », Marx, dans la préface du livre I du Capital édité en 1867, place tout son travail sous l’égide de la méthode scientifique, y compris en comparant la critique de l’économie politique aux autres sciences comme la physique.

 

« Dans toutes les sciences le commencement est ardu. (…) l'analyse des formes économiques ne peut s'aider du microscope ou des réactifs fournis par la chimie; l'abstraction est la seule force qui puisse lui servir d'instrument.

(…)

Le physicien pour se rendre compte des procédés de la nature, ou bien étudie les phénomènes lorsqu'ils se présentent sous la forme la plus accusée, et la moins obscurcie par des influences perturbatrices, ou bien il expérimente dans des conditions qui assurent autant que possible la régularité de leur marche. J'étudie dans cet ouvrage le mode de production capitaliste et les rapports de production et d'échange qui lui correspondent. L'Angleterre est le lieu classique de cette production. 

(…)

Tout jugement inspiré par une critique vraiment scientifique est pour moi le bienvenu.»

 

Le qualificatif « scientifique » pour caractériser la théorie marxiste ou le socialisme, en l’opposant à utopique, n’est donc pas simplement une image, une métaphore. Il s’agit d’une théorie qui vise bien à découvrir l’essence des choses, d’une connaissance capable d’en élaborer les lois, ses évolutions et perturbations en les inscrivant dans l’histoire[1], et donc à faire progresser la connaissance humaine tout en armant théoriquement le prolétariat afin de permettre son émancipation.

 

« Toute science serait superflue s’il y avait coïncidence immédiate entre la forme phénoménale et l’essence des choses. » (Marx, Capital Livre III)

 

Dès lors que ce caractère scientifique est établi (il y aurait beaucoup à développer, mais cela pourra se faire plus tard), la façon dont le marxisme doit progresser dans la connaissance de ses objets est claire[2] : comme toute science, cette théorie est soumise à deux types d’évolution. Une évolution endogène qui implique « l’élaboration dans les détails » dont parle Engels, l’approfondissement et le développement de ses propres concepts, par leur mise à l’épreuve à travers des prévisions, la relation à la prévision permettant l’évolution/amélioration des concepts, voire leur abandon s’il s’avéraient incapables de rendre compte durablement de la réalité. Une évolution exogène avec la prise en compte des nouveaux phénomènes[3] en relation avec le développement historique et leur intégration à la théorie, ainsi que les grandes découvertes propres aux sciences de la nature ou encore les nouveaux champs qui sont ouverts au traitement scientifique dont il faut mesurer[4] les effets sur le matérialisme. De ce point de vue, le traitement scientifique de l’histoire a profondément modifié le matérialisme en lui adjoignant la dialectique.

 

Concernant le premier point, Marx par exemple affine les distinctions entre capital constant/variable, fixe et circulant, entre les Grundrisse et le Capital. Aujourd’hui, il nous faudrait encore préciser ces concepts pour rendre compte plus précisément de l’accumulation du capital dans les secteurs improductifs par exemple.

 

Sur le deuxième point, nuls plus que Marx et Engels ne se sont constamment tenus au courant des évolutions factuelles, matérielles, dans tous les secteurs possibles : économie, question militaire, histoire, philosophie, politique, sciences naturelles, droit, politique, etc. Mais ceci toujours en critiquant et parfois férocement (cf. Anti-Dühring), les points de vue non conformes à la conception matérialiste de l‘histoire. La prise en compte des phénomènes nouveaux doit, en retour confirmer la validité des concepts, tout en étant capable de les rendre plus riches de ces nouvelles déterminations. C’est la démarche que nous avons adoptée vis-à-vis des révolutions dans le monde arabe (cf. le texte « Les révolutions du monde arabe », 2011, sur notre site) : ce que le marxisme a établi à partir des formes politiques, démocratie, république démocratique nous permet de comprendre ces événements ; en retour ces analyses renforcent la validité de ces concepts. Il peut s’agir aussi de saisir des changements de période qui conduisent à une autre pratique et notamment de prendre en compte le cycle des révolutions et contre-révolutions (cf. notre texte. « Le cours historique de la révolution prolétarienne. ».

 

Une science n’est jamais figée, et il n’y a pas de raison qu’elle le soit. La « vérité » progresse à la fois de façon continue en précisant son objet et par des sauts et des englobements. Les conceptions antérieures pour autant qu’elles conservent une validité deviennent alors des vérités partielles incluses dans les nouvelles représentations[5]. Il existe donc une dialectique entre la vérité absolue et la vérité relative, entre la vérité et l’erreur dont atteste toute l’histoire des sciences[6]. D’un côté, la succession infinie (dans les limites de l’existence de l’espèce humaine), des générations – dimension qui notamment distingue la science de la conscience - tend vers une « vérité absolue », sans jamais l’épuiser. Engels emploie pour imager ce processus, la relation entre l’asymptote et le système de coordonnées[7]. Sur ce chemin, les vérités d’hier deviennent à la fois des erreurs absolues et des vérités relatives englobées dans le mouvement de la connaissance.

 

Lénine, suivant les pas d’Engels, montrait très bien qu’on ne peut jamais prétendre avoir atteint une définition finale et absolue, d’une part parce que tout objet, y compris les objets naturels, ont une histoire (facteurs exogènes) et ensuite parce que toute science affine toujours ses instruments d’analyse (facteurs endogènes). Les choses réelles et leurs concepts se rapprochent les uns des autres sans se confondre, de manière asymptotique[8] Afin d’arriver à maîtriser une réalité changeante dans toutes ses sphères – inorganique, organique et sociale – les abstractions conceptuelles doivent être sans cesse raffinées et toujours prendre en compte le mouvement d’évolution naturelle des choses et, si ces concepts sont opérants, ils doivent également constater que la réalité se rapproche d’eux.

 

« Les objections que vous faites à la loi de la valeur (en se plongeant dans les détails et sans prendre les rapports d’ensemble, Schmidt ramène la loi de la valeur à une fiction nécessaire, parce que pratique – NDR) atteignent tous les concepts, à les considérer du point de vue de la réalité. L’identité de la pensée et de l’être, pour reprendre la terminologie hégélienne, coïncide partout avec votre exemple du cercle et du polygone. Ou encore, le concept d’une chose et la réalité de celle-ci sont parallèles, comme deux asymptotes qui se rapprochent sans cesse l’une de l’autre sans jamais se rejoindre. Cette différence qui les sépare, c’est précisément celle qui fait que le concept n’est pas d’emblée, immédiatement, la réalité et que la réalité n’est pas immédiatement son propre concept. Du fait qu’un concept possède le caractère essentiel d’un concept, donc qu’il ne coïncide pas d’emblée, prima facie, avec la réalité, dont il a fallu d’abord l’abstraire, de ce fait il est toujours plus qu’une fiction, à moins que vous n’appeliez fictions tous les résultats de la pensée, parce que la réalité ne correspond à ces résultats que par un long détour et, même alors, ne s’en rapproche jamais que de manière asymptotique. 

(…) Ou encore, les concepts admis dans les sciences naturelles sont-ils des fictions parce qu’il s’en faut qu’ils recouvrent toujours exactement la réalité ? A partir du moment où nous  acceptons la théorie de l’évolution, tous nos concepts de la vie organique ne correspondent à la réalité que de façon approchée. Sinon, il n’y aurait pas de transformations : du jour où concept et réalité coïncideront absolument dans le monde organique, c’en sera fini de l’évolution.» (Engels à C. Schmidt, 12 mars 1895)

 

Analyser tous les faits à la lumière du marxisme, et rien que du marxisme ne signifie donc pas pour nous ressasser des éléments et plaquer des concepts anciens sur une réalité moderne qui aurait évolué ; c’est aussi un enjeu pour montrer et démontrer ce caractère scientifique du marxisme. Si celui-ci ne s’avérait définitivement plus capable de fournir les éléments explicatifs nécessaires, si ces prévisions étaient dépassées, il faudrait alors l’abandonner totalement.

 

Dans tous les cas, et sans aller plus loin à ce stade, il est clair qu’il n’est venu, depuis 1848, aucune nouvelle théorie capable de critiquer le marxisme en le dépassant d’un point de vue scientifique ; en économie on nous ressort des vieilleries, ricardiennes ou autres, déjà démolies par le marxisme, en politique on ne dépasse pas Locke, Hobbes ou Tocqueville...

 

Concernant les sciences de la nature, Marx et Engels avaient montré que la dialectique à la fois peine à s’imposer dans le travail des scientifiques et en même temps y pénètre par la force des choses, ne serait-ce qu’inconsciemment. Cette progression tortueuse contribue entre autres à en freiner les avancées et les résultats.

 

La science est aussi le terrain de la lutte des classes. La science économique, l’économie politique, est le champ où se montre particulièrement bien cet aspect: La critique de l’économie politique qu’accomplit le marxisme illustre également ce qu’il entend par critique de la science, quand le marxisme considère la science non plus comme le nom générique pour désigner l’activité de recherche de la vérité mais comme la forme particulière que prend le travail universel (les connaissances issues du travail des générations passées et dont héritent les autres générations qui à leur tour les perfectionnent) dans le cadre du mode de production capitaliste

 

« Sur le terrain de l'économie politique la libre et scientifique recherche rencontre bien plus d'ennemis que dans ses autres champs d'exploration. La nature particulière du sujet qu'elle traite soulève contre elle et amène sur le champ de bataille les passions les plus vives, les plus mesquines et les plus haïssables du cœur humain, toutes les furies de l'intérêt privé. » (Marx, Préface à la première édition du Capital, Pléiade, T.1, p.550)

 

Les enjeux deviennent tels que le parti prolétarien n’est pas à l’abri d’attaques qui peuvent venir de l’intérieur de son camp, comme l’ont montré aussi bien le phénomène révisionniste à la fin du 19° siècle[9] que la dernière contre-révolution. Si le parti prolétaire a pu faire face, quelles que soient les limites de sa réponse, au révisionnisme, la contre-révolution ouverte dans les années 1920 a conduit à l’anéantissement des représentations orthodoxes du marxisme.

3.           Bordiga et « l’invariance historique du marxisme ».

3.1             Les adversaires du marxisme

C’est au nom de cette fidélité à la théorie révolutionnaire que Bordiga, à l’époque, représentant du PCI[10], défend la thèse du caractère invarian[11]t de la théorie marxiste.

 

Le texte « L’invariance historique du marxisme » est paru en 1952 (dans Battaglia Comunista[12]), soit dans une période très sombre, consacrant l’approfondissement de la contre-révolution[13]. Il vise à affirmer la pérennité du marxisme contre trois types d’adversaires :

-          les adversaires déclarés, bourgeois défendant la validité indéfinie du mode de production capitaliste, les négateurs

-          « les « communistes » staliniens », qui déclarent accepter le marxisme, mais avancent des revendications contraires, sur le plan économique comme sur le plan politique, les falsificateurs

-          les disciples déclarés qui souhaitent moderniser la théorie pour répondre à « l’abandon actuel » de celle-ci par « la majorité du prolétariat », les modernisateurs. Ce dernier groupe vise les courants comme feu Socialisme ou Barbarie.

 

Un premier aspect de l’argument de la gauche communiste d’Italie est que la validité du marxisme n’est pas négociable, et surtout pas avec ceux qui, tout en prétendant le servir, le déforment en le « modernisant » et qui sont, d’une certaine manière plus dangereux que les adversaires déclarés. D’où la revendication claire et affirmée du dogmatisme, de la non discussion/négociation sur les principes avec qui que ce soit, et le refus de la « créativité ».

 

Au-delà de ce côté militant qui relève d’une intransigeance bien comprise dans la façon de mener la lutte théorique, la thèse repose sur une vision historique du rôle que jouent les corps de « doctrine » dans l’histoire de l’humanité.

3.2             Fonction des grands corps de doctrine

Cette histoire comporte, selon Bordiga, seulement quelques grands cycles qui correspondent à des grandes étapes de civilisation, ou plus exactement à la succession des modes de production.

 

« …la succession de ces systèmes et corps de doctrine et de praxis doit être reliée, non plus à l'avènement d'individus géniaux, mais à la succession des «modes de production», c'est-à-dire des types d'organisation matérielle de la vie des collectivités humaines. »

 

Une fois élaborées (et en général elles surgissent d’un seul coup, à la lumière de ruptures historiques puissantes), ces doctrines ne peuvent pas être amendées ou rafistolées, mais elles gardent toute leur validité le long du cycle historique qui les rend nécessaires[14]. Par conséquent, l’invariance ne concerne pas uniquement le marxisme mais également les doctrines relatives aux classes protagonistes, lors de ces grandes périodes historiques qui correspondent à l’avènement d’un nouveau mode de production[15].

 

Il découle de cette compréhension du rôle de la théorie que celle-ci doit être acceptée ou rejetée en bloc ; que les faits soit disant « nouveaux » peuvent être intégrés au corps de doctrine, et que si on pouvait prouver qu’ils la démentent, il n’y aurait pas de possibilité de la « compléter » ou de « l’améliorer », mais il faudrait la rejeter car elle aurait accompli son cycle.

 

« Celui qui réussirait à opposer les événements historiques de notre époque volcanique à la théorie marxiste, réussirait du même coup à prouver que celle-ci est erronée, complètement anéantie, et que toute tentative de déduire les lignes du cours historique des rapports économiques est vaine. En même temps il réussirait à prouver que dans n'importe quelle phase les événements obligent à chercher des déductions, des explications et des théories nouvelles et par conséquent forcent à proposer des moyens d'action nouveaux et différents. »

3.3             Invariance et orthodoxie

Ce serait cependant caricaturer la gauche d’Italie que d’imaginer qu’elle dispense une vision métaphysique du marxisme dans laquelle Marx et Engels seraient des papes infaillibles[16] d’une théorie révélée[17], surgissant intégralement en 1847.

 

« Il est naturel et compréhensible par tous que le matérialisme marxiste à peine né ne pouvait trouver et enregistrer d'un coup toutes les lois scientifiques sociales; il n'a pas pu non plus les codifier dans des œuvres monumentales comme Le Capital, des œuvres que les militants du mouvement tiennent pour définitives. La recherche et l'élaboration systématique continuèrent et continuent encore, et elles ne pouvaient pas ne pas entraîner des divergences et des oppositions qui, s'ils ne s'appelèrent pas conciles, schismes et hérésies, s'appelèrent congrès, révisions, scissions politiques. »

« Mais ceci n'empêche pas que le mouvement dans son ensemble ne peut vivre et vaincre sans un corps structuré de doctrine, peut-être grossier par endroits, qui à travers la lutte doit être maintenu intact dans son tronc vital jusqu'à la victoire. » Eglise et foi, individu et raison, classe et parti, Battaglia comunista n°17, 1950.

 

De même, la gauche d’Italie pendra en compte des changements de période qui, selon elle, justifient des changements dans la politique générale du prolétariat.

 

Elle soulignera par exemple, les différences qui pouvaient exister entre la première internationale et le parti communiste de demain en montrant qu’à cette époque un parti ouvrier était par définition anticonstitutionnel, tout comme les associations syndicales ce qui justifiait leur intégration dans un mouvement politique unique[18].

 

Elle se montrera également critique vis-à-vis de Marx et Engels quant à leur conception de la démocratie. Pour la gauche ralliée à l’idée qu’une phase impérialiste et fasciste, dite phase « conformiste », considérée comme la dernière du développement de la production capitaliste, des dates clés comme par exemple 1871 pour l’Europe ou 1917 pour le Monde modifient définitivement l’appréciation et la position politique du prolétariat par rapport à nombre de points théoriques et pratiques[19].

 

L’invariance n’exclut donc pas l’appréciation de l’histoire qu’elle s’appuie sur les analyses de Marx ou qu’elle les pondère en fonction d’évènements nouveaux qui ferment des cycles politiques particuliers, qu’elle relativise les positions politiques de Marx compte tenu de l’expérience du mouvement ouvrier ou sur des points particuliers de ses analyses[20].

3.4             Critique des fondements de l’invariance

3.4.1        Les bases matérielles des théories

Il y a une certaine ironie à constater que ce terme lui-même n’a jamais été évoqué par Marx et Engels. Si nous devions tracer l’égalité corps de doctrine invariant = nouveau mode de production, le phénomène serait, comme il est souligné, rarissime. L’histoire des idéologies ne se limite pas à une telle détermination. L’histoire des religions, par exemple, montre qu’elles sont le produit d’une construction historique et que suivant les circonstances, les rapports de force, les classes sociales et les rapports de production, elles sont le fruit d’intérêts matériels variés. Elles font aussi l’objet en leur sein de batailles féroces concernant l’exégèse des textes fondateurs qui sont eux-mêmes l’expression d’enjeux matériels. Les dogmes de l’Eglise ne sont pas nés en un jour et leur affirmation, pour n’en rester qu’à la religion chrétienne et catholique, s’est faite dans le cadre de modes de production différents qui se sont succédés en Europe[21]. Les divers schismes sont loin d’avoir pour seule origine l’avènement d’un nouveau mode de production[22]. Ces considérations n’excluent en rien la nécessité d’expliquer de façon matérialiste la présence continue de ces religions[23], leur développement et évolutions.

 

S’il est exact que la formulation de la théorie du prolétariat relève d’un saut qualitatif et qu’elle constitue une totalité organique, s’il est exact qu’elle est l’expression théorique du mouvement prolétarien dont la mission historique est de libérer l’humanité[24], elle ne peut être de ce point de vue strictement comparée aux autres idéologies compte tenu justement de son caractère scientifique qui la rend unique[25] et en même temps la soumet aux règles du développement du matérialisme et de la science[26].

3.4.2        La théorie comme totalité organique

Il est tout à fait matérialiste d’affirmer que les grandes représentations théoriques ne se forgent pas de manière graduelle, mais se constituent en une totalité organique. Mais, il convient de distinguer l’émission des grands principes qui structurent un nouveau corps de doctrine de son développement ultérieur. Brièvement, le cadre philosophique et théorique que se forge la bourgeoisie pour monter à l’assaut des féodalités et monarchies à partir du 17° (Angleterre) et 18° (France, Amérique) siècles est formé au plan politique par la doctrine libérale et au plan philosophique par la philosophie des lumières ; en ce qui concerne le développement des sciences naturelles, comme Engels l’a montré dans « Dialectique de la nature », il s’agit du développement du rationalisme et du matérialisme [27].

Les grands moments de cette rupture ont été rappelés par Engels :

 

 « L'acte révolutionnaire par lequel la science de la nature proclama son indépendance en répétant, pour ainsi dire, le geste de Luther lorsqu'il jeta au feu la bulle du pape, fut la publication de l’œuvre immortelle dans laquelle Copernic, - quoique avec timidité, et, pourrait-on dire, seulement sur son lit de mort, - défia l'autorité ecclésiastique en ce qui concerne les choses de la nature. De cet acte date l'émancipation de la science de la nature à l'égard de la théologie, bien que la discrimination dans le détail de leurs droits réciproques ait traîné jusqu'à nos jours et que, dans maints esprits, elle soit encore loin d'être acquise. Il n'empêche que le développement des sciences avança dès lors, lui aussi, à pas de géant, gagnant en force, pourrait-on dire, en proportion du carré de la distance décomptée (dans le temps) à partir de l'origine. Il fallait, semble-t-il, démontrer au monde que, désormais, le produit le plus élevé de la matière organique, l'esprit humain, obéissait à une loi du mouvement inverse de celle de la matière inorganique. » (Engels, Dialectique de la nature, Editions sociales, p.31)

 

Le fait de retenir une date ou un fait scientifique comme un jalon pour marquer les ruptures historiques, qui sont effectivement des ruptures qualitatives ne doit pas induire une coupure (qui serait elle-même métaphysique) entre un avant et un après, avec l’apparition d’une doctrine toute armée sortant d’un seul coup des entrailles de l’histoire. Nous verrons que le marxisme était capable d’effectuer la synthèse et le dépassement critique d’expressions antérieures qui étaient arrivées elles-mêmes (et en plus de manière séparée) au bout de ce qu’elles pouvaient apporter en matière de compréhension du monde. Le précipité que représente la fusion/dépassement/critique de ces éléments dans le marxisme constitue effectivement une rupture qualitative majeure. Mais il reste ensuite, dans le droit fil des principes théoriques ainsi fondés, à développer tous les éléments constitutifs de la théorie et à la soumettre à l’épreuve des faits et de la réalité. Pour emprunter une métaphore naturelle, si une éruption volcanique, après un temps de préparation et de bouillonnement interne se manifeste d’un seul coup, elle ne se situe pas moins dans la durée, avec d’autres explosions, des coulées durables de lave… avant que le paysage ne se recompose autour du cratère. Si le Manifeste du Parti communiste, constitue, tout comme la date de 1848, un de ces jalons dans l’émergence d’une nouvelle théorie de classe, cette théorie a toute latitude ensuite, pour se développer à l’intérieur du cadre ainsi fixé. De même que le nouveau-né, et même le fœtus, est entièrement conformé pour croître tout au long de sa vie et donc contient potentiellement toutes ses formes ultérieures, de même la théorie contient en germe tous ses futurs développements, encore faut-il non seulement les laisser s’exprimer, mais encore favoriser au maximum les conditions de cette croissance. De plus, ne s’agissant pas d’une science en dehors de l’histoire et de la lutte des classes, elle se développe dans le cadre du combat pour l’émancipation du prolétariat et de la compréhension des tendances inhérentes au mode de production capitaliste et se revitalise au contact des faits et des découvertes.

 

« …des faits historiques s’étaient imposés beaucoup plus tôt, qui amenèrent un tournant décisif dans la conception de l’histoire. En 1831 avait eu lieu à Lyon la première insurrection ouvrière ; de 1838 à 1842, le premier mouvement ouvrier national, celui des chartistes anglais, atteignait son point culminant. La lutte de classes entre le prolétariat et la bourgeoisie passait au premier plan de l’histoire des pays les plus avancés d’Europe, proportionnellement au développement de la grande industrie, d’une part, de la domination politique nouvellement conquise par la bourgeoisie d’autre part. Les enseignements de l’économie bourgeoisie sur l’identité des intérêts du capital et du travail, sur l’harmonie universelle et la propriété universelle résultant de la libre concurrence, étaient démentis de façon de plus en plus brutale par les faits. (…)

En conséquence, le socialisme n’apparaissait plus maintenant comme une découverte fortuite de tel ou tel esprit de génie, mais comme le produit nécessaire de la lutte de deux classes produites par l’histoire, le prolétariat et la bourgeoisie. Sa tâche ne consistait plus à fabriquer un système social aussi parfait que possible, mais à étudier le développement historique de l’économie qui avait engendré d’une façon nécessaire ces classes et leur antagonisme, et à découvrir dans la situation économique ainsi créée les moyens de résoudre le conflit. » (Engels, Anti-Dühring, Editions sociales, p. 55)

3.4.3        Le retour des théories sur elles-mêmes.

« Les moments - toute l'histoire du marxisme le prouve - où la lutte des classes redevient aiguë sont ceux où la théorie revient, avec de mémorables affirmations, à ses origines et à son expression première intégrale: il suffit de rappeler la Commune de Paris, la révolution bolchevique, le premier après-guerre en Occident. » (Bordiga)

 

Dans le cadre de ce que nous avons dit plus haut, ce retour aux fondements doit se comprendre comme la réaffirmation du cadre général qui perdure tout au long du cycle de validité de la théorie. On peut cependant noter que les exemples donnés par Bordiga sont autant de contre-exemples, car à chaque fois (1871, 1917…) il y a eu approfondissement, au sens où nous avons employé ce terme ci-dessus, et pas simplement répétition des invariants. Ceci est valable notamment sur la question de l’état (commune de paris) ou de la dictature du prolétariat (révolution bolchévique). Encore une fois, à chaque nouvelle explosion révolutionnaire il est nécessaire de revenir aux fondamentaux, mais en prenant aussi en compte les leçons des épisodes passés, tout comme l’histoire vivante.

3.4.4        Le rejet des enrichissements individuels

L’un des grands mérites du travail de Bordiga en général[28] et du texte sur « L’invariance historique du marxisme » en particulier est de rappeler que la pensée et la connaissance humaine sont toujours le fruit d’un effort collectif et que l’individu qui parvient, à un moment donné, à synthétiser de manière claire et pure les idées d’une époque, ne le fait pas par génie personnel, mais par nécessité historique. Il est un produit de l’histoire et non un producteur indépendant de théorie ou d’idées.

 

Il en ressort que la critique marxiste prendra un soin tout particulier à ne pas se laisser influencer par les contributions individuelles, les recherches d’expressions « nouvelles » dues à des « penseurs » le plus souvent médiocres, produits de l’université ou de la recherche bourgeoise (ou pire, des médias). Ces lectures peuvent cependant nous apporter sur deux points : l’apport de faits ou de données (et encore, cet apport ne peut-il pas être abstrait (ce qui serait idéaliste) du cadre de références qui le porte), peut à la rigueur produire quelque intérêt pour la lecture de cette production, et c’est d’ailleurs bien dans ce sens que Marx dévorait quantité d’ouvrages, de toutes sortes, depuis les rapports des inspecteurs de fabrique jusqu’aux dernières livraisons sur les sciences naturelles de son temps ; par ailleurs, il ne faut pas non plus oublier que, dialectiquement, la vérité se situe aussi dans l’erreur, et qu’un écrit bourgeois peut constituer un élément pour la réflexion à condition évidemment de l’interpréter à la lumière de notre théorie et non de se laisser enfermer dans le raisonnement bourgeois.

3.4.5        Conclusion

Tout en conservant la fonction d’isoler le « parti » (théorie du « cordon sanitaire ») des influences délétères de l’idéologie bourgeoise le concept d’invariance a contribué à fossiliser le travail théorique, au sein du PCI - Parti communiste international - et des différentes fractions ou groupes qui ont suivi son éclatement en 1982. Au delà encore, la gauche communiste d’Italie ne s’est pas remise de l’échec de sa prévision du cours du mode de production capitaliste (qui prévoyait une « crise d’entre deux guerres » vers 1965, suivie d’une nouvelle crise décennale ouvrant l’alternative « guerre ou révolution » vers 1975). Là où il aurait fallu rechercher la source des erreurs dans un degré insuffisant de réappropriation du marxisme, une mauvaise intégration des faits (maintien d’un cycle décennal par exemple) et donc renforcer l’orthodoxie (y compris d’ailleurs sur les questions politiques – comme nous l’avons vu la gauche n’était pas aussi invariante que cela - sur le plan de l’appréciation de la démocratie par exemple), on s’est laissé aller à psalmodier un dogme vidé de son sens, tout en précipitant l’organisation dans l’activisme sous prétexte de la réalisation proche d’une prévision que rien ne venait confirmer. Si l’invariance est la fidélité à Marx, la Gauche s’en est largement éloignée, tandis que, pour notre part, nous avons revendiqué, dès 1976, le « retour à Marx ».

4.           Les origines du marxisme (les « trois sources du marxisme »)

4.1             L’unité des sciences

Bordiga fustige la vision de l’individu génial qui élaborerait une théorie nouvelle uniquement à partir de sa puissante intuition et intelligence. Marx n’a synthétisé la théorie communiste que parce que celle-ci répondait à une exigence historique et que les conditions historiques de son développement étaient devenues mûres. Il est donc parfaitement cohérent de se demander en même temps quels sont les antécédents et soubassements théoriques sur lesquels se fonde le marxisme et quel est l’apport singulier qui lui permet de les dépasser tout en les englobant (concept hégélien de Aufhebung).

 

On doit à Karl Kautsky, dans un écrit de 1908, la théorie des « Trois sources du marxisme », à laquelle Lénine adhéra pleinement[29]. Kautsky montre comment Marx et Engels assurèrent la synthèse et le dépassement en une unité supérieure des pensées anglaise, française et allemande et il le fait en partant d’une définition générale du marxisme comme science en le resituant dans un tableau général de l’évolution des sciences.

 

Kautsky identifie deux grands groupes parmi les sciences : les sciences naturelles (« qui cherchent à définir les lois des mouvements des corps inanimés et animés ») et les sciences psychologiques qu’il est plus clair de nommer, comme le fait aussi Kautsky, « sciences sociales » ou, comme aujourd’hui, « sciences humaines » ou « sciences humaines et sociales ». Dans ce dernier type de science, l’homme est à la fois sujet et objet de la connaissance. Elles « traitent des rapports de l’homme avec son semblable ».

 

A l’intérieur de ces dernières, Kautsky distingue deux sous-ensembles qu’il caractérise en fonction de leur ancienneté, de l’importance qui est accordée à l’individu dans l’étude et de l’existence de données objectives, quantifiables pour permettre leur étude. Le sous-ensemble le plus ancien contient l’histoire, le droit et la morale (éthique), et le plus récent l’économie politique, l’ethnologie et la préhistoire.

 

Dans l’Anti-Dühring, nous y avons fait allusion, Engels classe les sciences en trois catégories. Ce faisant, à l’instar de Kautsky, il reprend des catégories classiques, c’est-à-dire partagées par d’autres doctrines. Ce découpage n’est pas propre au marxisme[30]. Quand, Kautsky regroupe dans les sciences naturelles ce qui relève des corps inanimés et animés, Engels les distingue[31], et ce que Kautsky regroupe sous les sciences sociales correspond chez Engels aux sciences historiques[32]. D’une certaine manière, elles sont classées selon le degré d’exigibilité d’une dialectique consciente.

 

Les deux grandes catégories de sciences sont, dit Kautsky, séparées par un « abîme ». Les premières tendent vers le matérialisme dans la mesure où elles mettent à jour un principe de causalité et se montrent capables de découvrir des lois ; les secondes restent prisonnières d’un idéalisme basé sur la vision d’un individu éthéré, dont la morale et la volonté sont indépendantes des conditions matérielles d’existence.

 

« C’est alors que Marx vint. Il vit que l’Histoire est le résultat des luttes des classes ; il vit également que, dans l’Histoire, les idées agissantes des hommes, leur succès et leurs insuccès sont le résultat des luttes des classes. Mais il vit plus encore. Les oppositions et les luttes des classes, on les avait déjà constatées avant lui dans l’Histoire, mais elles étaient apparues surtout comme étant l’œuvre de la bêtise et de la méchanceté d’une part, de sentiments élevés et du progrès des idées d’autre part. Marx, le premier, découvrit leur relation nécessaire avec les rapports économiques, dont les lois peuvent être connues, comme il le démontra clairement. Mais les rapports économiques eux-mêmes reposent à leur tour, en dernière instance, sur le caractère et le degré de domination de l’homme sur la nature qui résulte de la connaissance des lois de celle-ci. Si distincte que puisse paraître la société du restant de la nature, ici comme là, nous trouvons l’évolution dialectique, c’est-à-dire le mouvement causé par une lutte d’oppositions surgissant spontanément et continuellement du milieu même. »

 

Le travail de Marx et Engels n’a pas été seulement celui de rapprocher ces deux pans de la connaissance humaine ; il a également produit, sous la forme d’une seule science, la synthèse entre ces différentes sciences. De cela, il en découle l’abandon de la philosophie. La philosophie a existé, et a joué un rôle fondamental depuis 2500 ans, justement parce qu’elle assurait la synthèse, en se situant au-dessus aussi bien des sciences naturelles que des sciences sociales. La philosophie, dit Kautsky, « n’était qu’une sagesse située au-dessus des sciences »[33]. Le marxisme n’est pas une nouvelle philosophie, car il ne se situe pas au-dessus des sciences existantes pour les relier entre elles.

 

Kautsky reprend donc les conclusions de Marx et Engels quant à l’idée qu’il n’y aura qu’une seule science unifiant les sciences de la nature inanimé et animée et les sciences de l’homme et également quant à la résorption de la philosophie dont il ne reste plus que l’étude des lois de la pensée : la logique formelle et la dialectique[34].

 

« La découverte de la conception matérialiste de l’Histoire supposait deux conditions préalables. D’abord un développement suffisant de la science, et en second lieu un point de vue révolutionnaire.

La conformité aux lois de l’évolution historique ne pouvait être découverte que lorsque les nouvelles sciences psychologiques dont nous avons parlé plus haut, l’économie politique, l’ethnologie et la préhistoire eurent atteint un certain niveau. Seules ces sciences, dont l’essence excluait de prime abord l’individu et qui de prime abord se fondaient sur des observations numériques, permettaient de trouver les lois fondamentales de l’évolution sociale et d’étudier les courants qui mènent les individus et en premier lieu ceux qui n’admettent que la façon traditionnelle d’écrire l’Histoire. »

 

Kautsky ici aussi prolonge une partie des développements d’Engels qui montrait, que l’accumulation des faits par les disciplines nouvelles entraînait, à un moment donné, un changement dans l’organisation de la science elle-même, la quantité se transformant en qualité. Ainsi les lois de la dialectique s’appliquent également à la connaissance scientifique elle-même. Il faut ajouter que pour Engels, la découverte de la conception matérialiste de l’histoire supposait non seulement un certain niveau de l’économie politique mais également des autres sciences et avec elles la remise en cause de la philosophie de la nature qui dominait jusque là[35] et quand nous parlons des sciences sociales comme l’économie politique, c’est non seulement leur développement mais aussi leur faillite[36] qui permet la naissance du matérialisme historique. D’autre part, le socialisme moderne est le produit du prolétariat révolutionnaire, du développement de la lutte du prolétariat moderne, celui forgé par la grande industrie[37]. Kautsky a donc pour une part tendance à traiter le marxisme comme une science positive qui vient s’intégrer dans la chaîne du savoir et souligne insuffisamment sa dimension critique et révolutionnaire.

 

Vu de Sirius, la bourgeoisie aurait intérêt à se servir de ces nouvelles connaissances. Mais, Kautsky montre que, entre-temps, la bourgeoisie était devenue conservatrice. Elle ne pouvait reconnaître quoi que ce soit de positif dans cette conception scientifique car elle annonçait la fin de sa domination. Ce n’est qu’en se plaçant du point de vue du prolétariat que ces connaissances peuvent être comprises. Dans ce sens, Kautsky oppose la « science prolétarienne » à la « science bourgeoise »[38]. Si cette opposition est, pour une part dépassée, dans les sciences de la nature (c’était l’enjeu de la lutte de la bourgeoisie et de sa science contre la science féodale et catholique), elle est évidente dans le cadre des sciences sociales. Et, comme on ne peut séparer les sciences, et bien qu’il soit absurde d’opposer une mathématique, une physique, une chimie prolétariennes à une mathématique, une physique ou une chimie bourgeoises[39], l’opposition s’étend également aux sciences de la nature[40]. Ce caractère conservateur de la bourgeoisie la pousse à défendre des conceptions gradualistes dans les progrès de la connaissance et donc à nier les moments où celle-ci s’affirme à travers un saut qualitatif, une rupture brusque. Tout ce qui peut évoquer la catastrophe et la révolution, le mouvement des antagonismes est édulcoré et la capacité à connaître et donc les capacités de la science sont elle-même relativisées. Tous ces éléments sont autant de signes distinctifs de la science bourgeoise.

 

Les questions ouvertes par Kautsky sont complexes et nous n’en traiterons ici que brièvement, sachant qu’elles font l’objet de nos travaux de parti. Bien que la bourgeoisie ne le reconnaisse pas, il est donc légitime de caractériser le marxisme comme une science, comme expression scientifique du point de vue du prolétariat. De ce point de vue, non seulement, le communisme théorique est une science mais dans bien des domaines de la connaissance, et tout particulièrement, nous l’avons vu, dans le cas de l’économie politique, c’est le seul point de vue scientifique authentique[41]. Ainsi, Marx pouvait, à propos de la journée de dix heures ou du développement des coopératives de production déclarer qu’il s’agissait de la victoire théorique de l’économie politique du prolétariat sur l’économie politique de la bourgeoisie[42] et d’autre part, on notera que ses œuvres dans le domaine économique ont régulièrement pour titre ou sous-titre «Critique de l’économie politique » ce qui a explicitement ici le sens de critique de la science[43]. Il est facile de montrer que l’idéologie des savants qui relève de l’idéologie bourgeoise ou petite bourgeoisie a une influence sur la production scientifique y compris dans les sciences de la nature[44].

 

Si le fait naturel, le fait scientifique est l’objet d’une réalité objective, sa mise à jour, sa perception et sa théorisation font l’objet de travaux théoriques et de controverses au sein desquelles l’idéologie dominante est loin d’être absente.

Nous laissons ici de côté toutes les questions relatives aux rivalités nationales et à la compétition entre chercheurs, à la nature et au champ des hypothèses qui influencent la recherche, aux luttes entre groupes d’intérêt et aux modes de financement des recherches, à la spécialisation[45] et la formation des savants[46], à l’organisation de la science avec son mandarinat, son carriérisme, sa course aux bonnes places, ses modes d’évaluation.

 

Le prolétariat possède une arme de première main qui est la dialectique. La science progresse selon des logiques au sein desquelles, le plus souvent, la dialectique finit par s’imposer par des chemins tortueux et avec retard.

 

La révolution prolétarienne, en bouleversant les cadres organisationnels dans lesquels se meut la science bourgeoise, en bouleversant le système éducatif et son cloisonnement disciplinaire, en remettant en cause les barrières qui séparent le « savant » du reste de la société, fournira les bases matérielles pour que l’approche dialectique puisse s’imposer et permettre ainsi une colossale libération des potentiels scientifiques déjà inscrits dans le développement de la société moderne[47].

4.2             Les origines de la théorie

Ayant établi que le marxisme est une synthèse et que Marx et Engels ont fondé l’unité des sciences de la nature et des sciences de la société, Kautsky se pose la question des origines de cette théorie. En effet, il est conforme à une optique matérialiste de chercher quelles sont les racines historiques et théoriques d’une expression particulière. Mais il découle en même temps de cette position que le marxisme ne se situe pas dans une simple continuité avec ce qui le précède, ni dans une invention ex nihilo, sans aucun rapport avec les pensées existantes à son époque.

D’un point de vue matérialiste, ces pensées sont ancrées dans des histoires et des situations historiques concrètes. Kautsky repart des trois nations les plus développées du temps de Marx en resituant systématiquement l’expression d’une pensée dans un état général du développement des forces productives et de la connaissance au sein d’une aire donnée : si l’Angleterre est le pays où se développe le plus l’économie politique c’est qu’il s’agit du pays où le mode de production capitaliste - mais aussi son corollaire, la lutte de la classe prolétarienne est le plus développé -  et exige une pensée théorique à la hauteur des enjeux ; la France est, comme le montrait Marx dès les écrits de 1842-1844 le pays par excellence de la politique. La concentration du pouvoir politique, depuis des générations, à Paris, dans le contexte d’une relative arriération économique et du maintien d’une forte population paysanne aiguisa le développement d’une pensée politique et de l’idée que le développement historique était mû par l’évolution du pouvoir politique. Enfin, l’Allemagne, pays dont l’économie et les provinces restaient dans un état de léthargie par rapport à ses voisins européens développa une pensée philosophique, dans la mesure où l’énergie de la bourgeoisie ne pouvait s’incarner dans aucune autre activité de type commercial ou productif[48].

D’emblée, le marxisme revêt donc un caractère international[49].

Kautsky résume ainsi la spécificité de chacune des trois nations qui composent, au milieu du 19° siècle « la civilisation ». Le point de départ du travail de Marx et Engels aura été « la synthèse de la pensée de ces trois nations, où chacune d’elles a perdu son aspect unilatéral »[50]. En tant que science, le marxisme crée d’emblée un nouveau rapport entre ces trois éléments, ces trois sources, auxquelles s’ajoute, comme le note d’ailleurs Kautsky lui-même après Engels, l’apport des sciences naturelles. D’autre part, comme nous le verrons, il s’agit non seulement de fusion mais également de critique.

 

Par ailleurs le marxisme ne se contente pas d’accoler ce qu’il y aurait eu « de meilleur » dans chacune des trois pensées ; son arrivée les modifie elles-mêmes profondément : l’économie politique devient critique de l’économie politique, le matérialisme devient dialectique et la philosophie devient superflue en tant que vision générale et instrument de liaison entre les différentes branches de la connaissance, la pensée politique s’enracine dans la base matérielle de la reproduction de la société et conduit à la nécessité de l’action politique, de l’organisation de la classe en parti politique distinct, de la conquête du pouvoir politique et de la dictature du prolétariat.

 

La relation que le marxisme entretient avec chacune de ces composantes de la pensée bourgeoise n’est pas identique. Entre la critique de l’économie politique (à laquelle Marx reconnaît emprunter un certain nombre de présupposés), le renversement de l’idéalisme hégélien ou la défense de la dialectique contre le matérialisme vulgaire, les choses ne fonctionnent pas exactement de la même manière. Par exemple, il n’y a plus rien à attendre en termes de développements de la pensée économique après Ricardo (1830) ou en philosophie après Hegel, et sur ces terrains le marxisme affirme pleinement sa portée critique.

 

Sur le plan des sciences naturelles, Marx et Engels ont suivi avec attention les progrès de la science qui, même du point de vue bourgeois (Darwin par exemple) s’avérait capable de continuer la critique des présupposés religieux et idéalistes, même si, parallèlement, ils montrent que ce développement scientifique souffre gravement de son inféodation à l’idéologie bourgeoise et ses composantes philosophiques : l’idéalisme et le matérialisme dans toutes ses composantes : mécaniste, métaphysique, relativiste y compris les variantes relevant du marxisme vulgaire.

 

On peut cependant constater, preuve de sa force comme de son anéantissement , que le marxisme sous une forme abâtardie, tronquée, sans tranchant révolutionnaire, bref transformée en composante de l’idéologie bourgeoise a permis aussi de régénérer celle-ci. Arrivée à bout de souffle, incapable d’apporter une vision cohérente de la réalité et de son évolution, la science bourgeoise dans son ensemble, tout en se gaussant du marxisme et en le déclarant caduc est obligée de prendre en compte les enseignements édulcorés de celui-ci, même à son corps défendant.

 

Sur ces nouvelles bases se développe une nouvelle science, capable de fournir une vision globale et non plus partielle du développement de la nature, de la société et des formes de vie de l’espèce humaine. Cette science est révolutionnaire car elle montre que les formations sociales, comme tout ce qui existe, naissent, vivent et  meurent, que le communisme est inscrit dans le cours historique de l’humanité, que la lutte des classes est le moteur de l’histoire et que cette science n’existe comme science qu’en se plaçant du point de vue du prolétariat révolutionnaire, du prolétariat donc l’action vise à s’abolir comme classe et par là à mettre fin aux sociétés divisées en classes sociales. De ce point de vue elle témoigne bien d’une rupture, et qui plus est d’une rupture soudaine, qualitative, qui remet en cause tout ce qui a précédé, comme cela se passe lors des grandes révolutions scientifiques. C’est la thèse défendue par les principaux théoriciens du marxisme comme par la gauche italienne. La nouvelle théorie critique ne surgit pas graduellement, mais d’un bloc, comme une totalité organique, à la moitié du 19° siècle. Mais, de même qu’une science nouvelle qui surgit de la critique des anciennes représentations, une fois son travail d’émergence réalisé, doit consolider, développer, augmenter sa capacité à analyser le monde, de même le marxisme a pris appui sur ces prémisses pour forger les éléments d’une théorie complète.

 

L’énorme travail de critique de l’économie politique, entamé dans le Capital (un des six ouvrages qui devait composer son « Economie ») s’est consolidé au cours des quelques quarante années de travail commun de Marx et Engels à partir du milieu du 19° siècle, approfondissant les concepts, cumulant les faits et les données, intégrant du mieux possible les grandes tendances et évolutions de l’économie capitaliste de leur temps, comme par exemple la montée en puissance des États-Unis et du Pacifique dans le rééquilibrage du marché mondial, suivant le développement des technologies et des sciences naturelles appliquées à l’industrie, et ainsi de suite.

 

Ce travail, aucune science ne peut l’abandonner sous peine de stagner. C’est bien, malheureusement ce qui s’est passé pour le marxisme, sous le poids terrible de la contre-révolution de la fin des années 1920. Tant sur la critique de l’économie politique, la question philosophique et la critique de la science, que sur l’analyse des formes politiques et idéologiques du pouvoir de la bourgeoisie (comme par exemple la religion), très peu d’efforts ont été entrepris par les générations qui ont conservé la flamme à partir des années 1930. Au contraire, celles-ci n’ont, d’une certaine manière, pu résister et transmettre le flambeau, uniquement parce qu’elles se sont repliées sur un corps de doctrine figé, protégé de toute évolution délétère due à l’influence de la pensée bourgeoise. La théorie de « l’invariance du marxisme », en servant ce but de conservation doctrinale a en même temps empêché les avancées réellement scientifiques, mais la gauche s’en jugeait incapable dans l’état de ses forces. Des pans entiers de la théorie marxiste révolutionnaire sont restées en friches et seules des forces minuscules se sont attachées à ce travail de développement théorique réalisé en dehors de toute « créativité » mais en cherchant à retrouver et poursuivre le véritable travail d’investigation scientifique que réalisaient, entre autres, Marx et Engels.

 

Travail de parti (en l’occurrence du parti historique), cette activité n’a de sens qu’en prévision de la reprise de l’activité révolutionnaire, au cours de laquelle se produira une autre fusion, celle entre la théorie et la pratique

5.           La position de Communisme ou Civilisation et de Robin Goodfellow.

En 1976, lorsque nous créons Communisme ou Civilisation, après une rupture avec le Groupe communiste mondial, nous y reprenons, comme distinguo, la page de garde de la revue Invariance, ici intitulée :

« Communisme ou Civilisation, pour l’invariance de la théorie du prolétariat. »

 

Pour la revue, la référence à l’invariance joue le rôle vu plus haut dans le commentaire de Bordiga : il s’agit de barrer toute velléité « d’enrichissement » de la théorie marxiste qui, effectivement s’accepte ou se rejette comme un tout et dont la confrontation à la réalité historique et à ses prévisions doit viser la confirmation.

 

Mais dans le même temps, conscients que la contre-révolution, d’une durée inédite a pesé sur les forces du camp révolutionnaire qui n’a pas suffisamment su entretenir le travail théorique sur les questions vives qui intéressent le prolétariat (la crise, le bilan historique de la contre-révolution, la question philosophique…), les éléments qui fondent la revue lui fixent comme objectif le retour à Marx, tâche visée puis abandonnée par Invariance, et qui n’était qu’une affirmation gratuite pour le Groupe Communiste Mondial.

 

Notre acceptation de l’invariance a alors un sens plus politique que théorique (conceptuel). Elle nous permet, en accordant la priorité absolue au travail théorique, de ne pas nous laisser entraîner au commentaire de l’actualité et surtout de battre en brèche l’idée que c’est dans les « faits nouveaux »  et leurs commentaires par des théoriciens non prolétariens que l’on trouvera des réponses aux questions soulevées par la contre-révolution et par l’évolution du MPC au 20° siècle. Elle nous permet aussi d’éviter bien des sollicitations en renvoyant à la tradition sur les questions que nous n’avons pas le temps de traiter.

 

L’arrêt de « Communisme ou Civilisation », nous nous en sommes déjà expliqués, (cf. notre texte, « La fin d’un cycle ») marquait un double échec. D’une part, l’impossibilité de fonder à partir de Marx, une discontinuité dans le mode de production capitaliste moderne qui pourrait justifier des changements de tactique. D’autre part, les cinglants démentis apportés par l’évolution historique aux prévisions de la gauche italienne en matière de crise, guerre et révolution, mais aussi en ce qui concerne les questions nationales et démocratiques, la sortie, parfois sanglante comme dans les Balkans et jamais sans luttes, mais sans conflit mondial, de la guerre froide, la constitution de nouvelles nations en Europe dont certaines n’avaient jamais existé, les progrès de l’intégration européenne et le dépassement, encore très limité mais réel, des Etats nations qu’il annonce. A contrario chemin faisant, nous rapprochant de Marx, nous en montrons toute l’actualité, toute la puissance d’analyse et de prévision, toute la force stratégique et tactique et en même temps, l’immense travail d’intégration des faits qui reste à accomplir. Le retour à Marx est alors achevé, non pas comme nous le pensions mais de fait de façon encore plus cohérente et puissante. Pour Robin Goodfellow, nonobstant l’effondrement du milieu révolutionnaire, et toute raison gardée compte tenu de notre influence dérisoire, il est temps de repartir de Marx, de défendre le marxisme, tout le marxisme, rien que le marxisme. En même temps que notre conception se révèle plus invariante que jamais, il est nécessaire de dépasser définitivement ce concept. Le socialisme est devenu une science qui peut et doit être étudiée comme telle et développée dans de multiples directions.

 

En conclusion, notre appréhension de la théorie marxiste n’est pas celle d’un dogme figé et inébranlable dont la répétition de quelques formules suffirait comme viatique pour l’analyse de la société, celle de son évolution, et surtout pour la prévision révolutionnaire. Comme toute science, le marxisme avance en approfondissant ses concepts au sein d’un cadre théorique qui se caractérise par sa cohérence et sa complétude. Comme toute science, il doit progresser de manière infinie vers son objet, qui lui aussi progresse. Elle le fait en rectifiant les imperfections qui apparaissent lorsque les erreurs de prévision montrent que l’arsenal théorique initial s’est révélé insuffisant (si cette recomposition s’avérait impossible, elle conduirait à l’abandon pur et simple de la théorie, mais on ne peut en rien tirer cette conclusion et on doit considérer au contraire que le marxisme est la seule théorie capable de produire un point de vue scientifique sur le monde). Comme toute science il cédera la place à une expression plus développée et plus pure quand les conditions matérielles en seront réunies. Mais, toute critique venant de l’intérieur de la société bourgeoise, contre le marxisme ne peut être qu’une attaque contre lui, et doit être, à ce titre, combattue.

 



[1] « Pour nous, ce qu’on appelle les « lois économiques » ne sont pas des lois éternelles de la nature, mais des lois historiques, qui naissent et disparaissent, et le code de l’économie politique moderne, dans la mesure où l’économie l’établit vraiment de façon objective, n’est pour nous que le résumé de l’ensemble des lois et des conditions qui seules permettent à la société bourgeoise moderne de continuer d’exister, en un mot : l’expression abstraite et le résumé de ses conditions de production et d’échange. C’est pourquoi, pour nous, aucune de ces lois, dans la mesure où elle exprime des rapports sociaux purement bourgeois, n’est plus ancienne que la société bourgeoise moderne ; celles qui ont rendu compte plus ou moins valablement de toute l’histoire antérieure ne font précisément qu’exprimer les rapports sociaux qui sont communs à toutes les situations sociales reposant sur une domination et une exploitation de classe. » (Engels, Lettre à Lange, 29 mars 1865, Lettres sur les sciences de la nature, Editions sociales, p.35)

« En produisant l'accumulation du capital, et à mesure qu'elle y réussit, la classe salariée produit donc elle-même les instruments de sa mise en retraite ou de sa métamorphose en surpopulation relative. Voilà la loi de population qui distingue l'époque capitaliste et correspond à son mode de production particulier. En effet, chacun des modes historiques de la production sociale a aussi sa loi de population propre, loi qui ne s'applique qu'à lui, qui passe avec lui et n'a par conséquent qu'une valeur historique. Une loi de population abstraite et immuable n'existe que pour la plante et l'animal, et encore seulement tant qu'ils ne subissent pas l'influence de l'homme. » (Marx, Capital L.I, Pléiade, T.1, p.1146)

« La réserve industrielle est d'autant plus nombreuse que la richesse sociale, le capital en fonction, l'étendue et l'énergie de son accumulation, partant aussi le nombre absolu de la classe ouvrière et la puissance productive de son travail, sont plus considérables. Les mêmes causes qui développent la force expansive du capital amenant la mise en disponibilité de la force ouvrière, la réserve industrielle doit augmenter avec les ressorts de la richesse. Mais plus la réserve grossit, comparativement à l'armée active du travail, plus grossit aussi la surpopulation consolidée dont la misère est en raison directe du labeur imposé. Plus s'accroît enfin cette couche des Lazare de la classe salariée, plus s'accroît aussi le paupérisme officiel. Voilà la loi générale, absolue, de l'accumulation capitaliste. L'action de cette loi, comme de toute autre, est naturellement modifiée par des circonstances particulières. » (Marx, Capital, L.I, Pléiade, T.1, p.1162)

[2] Engels écrit, de manière très claire, dans « Socialisme utopique et socialisme scientifique » : « Ces deux grandes découvertes : la conception matérialiste de l’histoire et la révélation du mystère de la production capitaliste au moyen de la plus-value, nous les devons à Marx. C’est grâce à elle que le socialisme est devenu une science qu’il s’agit maintenant d’élaborer dans tous ses détails. »

[3] Encore faut-il qu’ils soient bien établis. La revendication de faits nouveaux, soi-disant imprévus par la théorie est un des fourriers du révisionnisme. Par exemple, la contre-révolution en Russie et le phénomène bureaucratique furent l’occasion de théories sur la bureaucratie comme nouvelle classe, l’émergence d’un capitalisme bureaucratique, etc., dont Socialisme ou barbarie fut un représentant éminent.

[4] « Avec toute découverte faisant époque dans le domaine des sciences de la nature, il (le matérialisme) doit inévitablement modifier sa forme ; et depuis que l'histoire est soumise au traitement matérialiste, s'ouvre également ici une nouvelle voie du développement » (Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande. Editions sociales, p.33)

Ce passage est commenté ainsi par Lénine : « Ainsi, la révision de la « forme » du matérialisme d'Engels, la révision de ses principes de philosophie naturelle, n'a rien de « révisionniste » au sens consacré du mot ; le marxisme l'exige au contraire. » (Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme, Editions du progrès, p.251)

[5] «  (…) la souveraineté de la pensée se réalise dans une série d'hommes dont la pensée est extrêmement peu souveraine, et la connaissance forte d'un droit absolu à la vérité, dans une série d'erreurs relatives; ni l'une ni l'autre ne peuvent être réalisées complètement sinon par une durée infinie de la vie de l'humanité. » (Engels, Anti-Dühring, Editions sociales, p.117)

[6] Celles-ci, d’ailleurs, n’entretiennent pas suivant qu’elles appartiennent à la sphère des sciences exactes, des sciences de la nature organique ou des sciences historiques, des rapports identiques entre les polarités définies ci dessus.

[7] « Mais à cette connaissance absolue il y a un écueil, et de taille. De même que l'infinité de la substance connaissable se compose uniquement d'éléments finis, de même l'infinité de la pensée qui atteint la connaissance absolue se compose aussi d'un nombre infini de cerveaux humains finis, qui travaillent à côté les uns des autres et les uns après les autres à cette connaissance infinie, commettent des bévues pratiques et théoriques, partent de prémisses infécondes, unilatérales, fausses, suivent des voies inexactes, tortueuses, incertaines, et souvent ne trouvent même pas ce qui est juste lorsqu'ils tombent le nez dessus (Priestley). C'est pourquoi la connaissance de l'infini est bardée de doubles difficultés, et, de par sa nature, elle ne peut s'accomplir que dans une progression asymptotique infinie. Et cela nous suffit complètement pour pouvoir dire: l'infini est tout aussi connaissable qu'inconnaissable, et c'est tout ce qu'il nous faut. » (Engels, Dialectique de la nature, p.237)

 Kautsky, dans le texte que nous commentons plus loin, est en parfaite continuité avec cette thèse :

« Toute connaissance est, par conséquent, relative, conditionnée et limitée et il n’y a pas de vérités absolues et éternelles.

Cela signifie simplement qu’il n’y a pas de termes à notre connaissance, que le processus de la connaissance est illimité, infini, et qu’il est vraiment fou de proposer une connaissance quelconque comme conclusion définitive de la vérité. Il ne l’est pas moins de considérer une proposition quelconque comme la limite extrême de la sagesse que nous ne pourrons jamais dépasser. »

[8] A nouveau, la même image de l’asymptote, mais dans un sens pour une part différent.

[9] Sur le révisionnisme, voir notre ouvrage « Le marxisme et la théorie des crises », chapitre 3

[10] Parti communiste international

[11] Le concept lui-même fait référence aux mathématiques et vraisemblablement aux travaux de Félix Klein (1849-1925)

[12] La traduction utilisée ici est parue dans « Programme communiste » en 1971, disponible sur le site www.sinistra.net

[13] « Nous traversons actuellement un moment de dépression maxima du potentiel révolutionnaire: un tel moment est tout autre que propice à la naissance des théories historiques originales. »

[14] « Une nouvelle doctrine ne peut apparaître à un moment quelconque de l'histoire. Il y a certaines époques de l'histoire, bien caractéristiques - et même rarissimes - où elle peut apparaître, comme un faisceau de lumière éblouissante, et si l'on n'a pas reconnu ce moment crucial et fixé la terrible lumière, il est vain de recourir ensuite aux bouts de chandelle avec lesquels le pédant universitaire ou le combattant de peu de foi tentent d'éclairer leur chemin. »

[15] « Le principe de l'invariance historique des doctrines qui reflètent la tâche des classes protagonistes, et aussi de ces puissants retours aux formulations originelles, s'applique à toutes les grandes périodes historiques »

« Tous les mythes expriment ce principe d'invariance, et surtout ceux des demi-dieux ou des sages qui eurent une entrevue avec l'Etre suprême. Il est stupide de rire de ces représentations, et seul le marxisme a permis d'en découvrir les infrastructures réelles et matérielles. Rama, Moïse, le Christ, Mahomet, tous les prophètes et héros qui inaugurent les histoires séculaires des différents peuples, sont les expressions diverses de ce fait réel, qui correspond à un bond énorme dans le «mode de production ».

[16] Particulièrement grotesque est l’assertion que l’on a pu lire selon laquelle, à l’instar de la canonisation des évangiles, l’invariance s’appuierait sur un ensemble de textes délimités et que donc les manuscrits de Marx, comme les manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse) ou de 1861-1863 (6ème chapitre du capital) n’appartenaient pas à « l’invariance ». La gauche se réjouissait du fait que des textes inédits de Marx soient enfin disponibles. Des militants de la gauche, comme Roger Dangeville, ont d’ailleurs été au premier plan pour les traduire et les faire éditer.

[17] « (…) le patrimoine théorique de la classe ouvrière révolutionnaire ne soit plus une révélation, un mythe, une idéologie idéaliste comme ce fut le cas pour les classes précédentes, mais une «science» positive (…) »

[18] Cf. par exemple : Le coassement de la praxis, Il programma comunista, n°11-12, 26 juin 1953.

[19] Par exemple : « Depuis que les dangers d'un retour féodal se sont transformés en ombres du passé (nous situons cette date, comme date mondiale, au plus tard en 1917 lors de la révolution russe, puisque avec cette dernière disparut l'ultime force féodale nationale), depuis lors tout athéisme de la bourgeoisie et de ses organisations est terminé et le rapport bourgeoisie-religion s'est retourné. » Christianisme et politique, Battaglia comunista, n°23,08 – 15 juin 1949

[20] « Il ne s'agit pas ici de nier qu'une analyse économique basée sur des données récentes puisse donner une présentation différente d'un problème traité dans un des chapitres de Marx, comme par exemple celui sur la productivité de la terre que la production capitaliste tendrait à épuiser par une exploitation intensive; en Californie, une culture supermécanisée augmente chaque année la récolte en produits merveilleux de ce qui n'était qu'un véritable désert il y a un siècle. » Eglise et foi, Battaglia comunista, n°17, 1950)

[21] Par exemple, en 325, le premier concile de Nicée alors que domine l’empire romain fixe la nature des relations du fils au père ; la séparation entre l’église d’Occident et l’église d’Orient intervient pendant le Moyen-Âge ; le concile de Trente, au milieu du XVIe siècle, lors de la Renaissance, canonise la bible latine traduite de l’hébreu, tandis alors que le mode de production capitaliste est encore dans son enfance et tandis que la Réforme protestante a pris pied et que l’église anglicane s’est détachée de Rome ; le dogme de l’infaillibilité pontificale date de 1870 alors que s’impose le mode de production capitaliste le plus développé. On pourrait multiplier les exemples, et l’étendre aux autres religions. Par exemple l’islam a notamment connu une séparation entre chiites et sunnites. L’islam des divers califats, de l’empire Ottoman, de Khomeiny ou de Ben Laden ne recouvrent en rien les intérêts historiques d’une même classe sociale.

[22] On pourrait citer ici tout le passage Engels à propos de la religion dans Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande. Extrait : « Le besoin de compléter l'Empire mondial par une religion également mondiale apparaît clairement dans les tentatives faites en vue d'accorder du crédit et des autels à Rome, à côté des dieux indigènes, à tous les dieux étrangers dignes de quelque respect. Mais une nouvelle religion mondiale ne se crée pas de cette façon, au moyen de décrets impériaux. La nouvelle religion mondiale, le christianisme, s'était déjà constituée clandestinement, un amalgame de la théologie orientale, surtout juive, universalisée, et de la philosophie grecque, surtout stoïque, vulgarisée. Pour savoir l'aspect qu'il avait au début, il faut procéder d'abord à des recherches minutieuses, car la forme officielle sous laquelle il nous a été transmis n'est que celle sous laquelle il devint religion d'Etat et fut adapté à ce but par le concile de Nicée. A lui seul, le fait qu'il devint religion d'Etat 250 ans après sa naissance prouve qu'il était la religion correspondant aux conditions de l'époque. Au moyen âge, il se transforma, au fur et à mesure du développement du féodalisme, en une religion correspondant à ce dernier, avec une hiérarchie féodale adéquate. Et lorsque apparut la bourgeoisie, l'hérésie protestante se développa, en opposition au catholicisme féodal, d'abord dans le Midi de la France chez les Albigeois, à l'époque de la plus grande prospérité des villes de cette région. Le moyen âge avait annexé à la théologie toutes les autres formes de l'idéologie : la philosophie, la politique, la jurisprudence, et en avait fait des sous-sections de la théologie. Il obligeait ainsi chaque mouvement social et politique à prendre une forme théologique ; pour provoquer une grande tempête, il fallait présenter à l'esprit des masses alimentées exclusivement de religion leurs propres intérêts sous un déguisement religieux. Et de même que, dès le début, la bourgeoisie fit naître une faction de plébéiens, de journaliers et de gens de service de toutes sortes non possédants et n'appartenant à aucun état reconnu, les précurseurs du futur prolétariat, de même l'hérésie se divise, dès le début, en une hérésie bourgeoise modérée et en une hérésie plébéienne-révolutionnaire que les hérétiques bourgeois tiennent aussi en horreur. » (Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande.)

[23] « On n’en a pas fini avec une religion qui s’est soumis le monde romain et a dominé pendant 1800 ans la plus grande partie, et de loin, de l’humanité civilisée, en se bornant à déclarer que c’est un tissu d’absurdités fabriqué par des imposteurs. On n’en vient à bout que si l’on sait expliquer son origine et son développement à partir des conditions historiques existant au moment où elle est née et où elle est devenue religion dominante. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne le christianisme. Il s’agit précisément de résoudre la question de savoir comment il a pu se faire que les masses populaires de l’empire romain préférèrent à toutes les autres religions cette absurdité prêchée de surcroît par des esclaves et des opprimés, jusqu’à ce que l’ambitieux Constantin finit par considérer que confesser cette religion de l’absurde était le meilleur moyen de parvenir à régner sans partage sur le monde romain. » (Engels, Bruno Bauer et le christianisme primitif)

[24] « Accomplir cet acte libérateur du monde, voilà la mission historique du prolétariat moderne. En approfondir les conditions historiques et par là, la nature même, et ainsi donner à la classe qui a mission d'agir, classe aujourd'hui opprimée, la conscience des conditions et de la nature de sa propre action, voilà la tâche du socialisme scientifique, expression théorique du mouvement prolétarien. » (Engels, Anti-Dühring, Editions sociales, p.321)

[25] Les idéologies qui accompagnent la révolution bourgeoise ont été diverses qu’il s’agisse des droits de l’homme, de formes de l’islam ou du marxisme-léninisme

[26] Il existe également un autre aspect de la conception de la gauche communiste d’Italie qui favorise la comparaison avec les grandes religions (mais le principe de l’invariance concerne aussi des doctrines laïques). Bordiga estime, en effet, que l’adhésion à la doctrine révolutionnaire relève en partie de la foi (« La doctrine intégrale à laquelle nous croyons, à laquelle nous devons et voulons croire… »), visant ainsi à combattre toute approche intellectualiste qui privilégierait la conscience, l’éducation et la culture au détriment de l’instinct de classe (« Le doute et le contrôle de la conscience individuelle sont l'expression de la réforme bourgeoise contre la tradition et l'autorité compactes de l'église chrétienne; et il s'exprimèrent dans le puritanisme le plus hypocrite, qui sanctionna et protégea la nouvelle domination de classe et la nouvelle forme de sujétion des masses, sous le drapeau de la conformité bourgeoise à la morale religieuse ou au droit individuel. Tout opposée est la voie de la révolution prolétarienne, où la conscience individuelle n'est rien et où la direction homogène de l'action collective est tout. ») mais « (…) le communisme qui ne s'est pas encore réalisé (…) reste une certitude scientifique » (A Janitzio on n’a pas peur de la mort)

[27] « La critique et la mise en doute de toutes les vieilles positions bien établies furent des éléments décisifs de la grande révolution bourgeoise moderne, qui par vagues gigantesques partit à l'assaut des sciences naturelles de l'ordre social et des pouvoirs politiques et militaires, pour se tourner ensuite avec beaucoup moins d'élan iconoclaste vers les sciences de la société humaine et de l'histoire. Tel fut précisément le résultat d'une époque de bouleversement profond à cheval entre le Moyen-Age féodal et terrien et l'âge moderne industriel et capitaliste. La critique fut l'effet et non pas le moteur de cette lutte immense et complexe. »

[28] Cf. des textes comme « Dégonfle-toi, surhomme », « Le Battilochio dans l’histoire », etc.

[29] Lénine, Les trois sources et les trois parties constitutive du marxisme, n°3 de la revue théorique bolchévique "Prosvéchtchénié", 1913

[30] « Nous pouvons diviser tout le domaine de la connaissance, selon la vieille méthode bien connue, en trois grandes sections. » (Engels, Anti-Dühring, Editions sociales, p.118)

[31] « La première [section] embrasse toutes les sciences qui s'occupent de la nature inanimée et qui sont plus ou moins susceptibles d'être traitées mathématiquement: mathématique, astronomie, mécanique, physique, chimie. (….) c'est aussi pourquoi on a appelé ces sciences exactes.» (Engels, Anti-Dühring, Editions sociales, p.118)

« La deuxième classe de sciences est celle qui englobe l'étude des organismes vivants. Dans ce domaine se développe une telle diversité de relations réciproques et de causalités que non seulement chaque question résolue soulève une quantité innombrable de questions nouvelles, mais qu'aussi chaque question singulière ne peut être résolue, et la plupart du temps par morceaux, que par une série de recherches qui demandent souvent des siècles; en même temps, le besoin de concevoir systématiquement les ensembles ne cesse d'obliger à chaque instant à envelopper les vérités définitives en dernière analyse d'une luxuriante floraison d'hypothèses. » (Engels, Anti-Dühring, Editions sociales, p.119)

[32]«  (…)  le troisième groupe de sciences, les sciences historiques, qui étudient dans leur succession historique et dans leur résultat présent les conditions de vie des hommes, les rapports sociaux, les formes du droit et de l'État avec leur superstructure idéale faite de philosophie, de religion, d'art, etc. Dans la nature organique, nous avons du moins affaire à une succession de processus qui, dans la mesure où nous pouvons les observer directement, se répètent assez régulièrement à l'intérieur de limites très larges. Depuis Aristote, les espèces d'organismes sont, en gros, restées les mêmes. Par contre, dans l'histoire de la société, la répétition des situations est l'exception et non la règle, dès que nous dépassons l'état primitif de l'humanité, ce qu'on appelle l'âge de pierre; et là où de telles répétitions se présentent, elles ne se produisent jamais exactement dans les mêmes conditions. » (Engels, Anti-Dühring, Editions sociales, p.119)

[33] « De cette manière, Marx n’a pas seulement transformé complètement la science historique, mais il a aussi comblé l’abîme entre les sciences naturelles et les sciences psychologiques. En même temps, il fondait l’unité du savoir humain et par là même rendait la philosophie superflue dans la mesure où elle cherchait à remplacer précisément cette unité. La philosophie, en effet, n’était qu’une sagesse située au-dessus des sciences et qui n’en était pas déduite ; elle constituait une certaine unité de pensée sur l’évolution du monde. » (Kautsky, Les trois sources du marxisme)

[34] « Il ne peut évidemment être question, dans ce qui précède, que d'une esquisse générale de la conception marxiste de l'histoire, et tout au plus de quelques illustrations. C'est sur l'histoire elle-même qu'il faut en faire la preuve, et, à ce sujet, je puis bien dire que d'autres écrits l'ont déjà suffisamment établie. Mais cette conception met fin à la philosophie dans le domaine de l'histoire tout comme la conception dialectique de la nature rend aussi inutile qu'impossible toute philosophie de la nature. Partout il ne s'agit plus d'imaginer des enchaînements dans sa tête, mais de les découvrir dans les faits. Il ne reste plus dès lors à la philosophie, chassée de la nature et de l'histoire, que le domaine de la pensée pure, dans la mesure où celui-ci subsiste encore, à savoir la théorie des lois du processus même de la pensée, c'est-à-dire la logique et la dialectique. » (Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande. Editions Sociales, p.65)

[35] « (…) le revirement dans la conception de la nature ne pouvait s’accomplir que dans la mesure où la recherche fournissait la quantité correspondante de connaissances positives » (Engels, Anti-Dühring, Editions sociales, p.54)

[36] « Les enseignements de l'économie bourgeoise sur l'identité des intérêts du capital et du travail, sur l'harmonie universelle et la prospérité universelle résultant de la libre concurrence, étaient démentis de façon de plus en plus brutale par les faits. Il n'était plus possible de réfuter tous ces faits, pas plus que le socialisme français et anglais qui, malgré toutes ses imperfections, en était l'expression théorique. » (Engels, Anti-Dühring, Editions sociales, p.55)

[37] « (..) des faits historique [qui] s’étaient imposés beaucoup plus tôt (…) amenèrent un tournant décisif dans la conception de l’histoire. En 1831 avait eu lieu à Lyon la première insurrection ouvrière; de 1838 à 1842, le premier mouvement ouvrier national, celui des chartistes anglais, atteignait son point culminant. La lutte de classes entre le prolétariat et la bourgeoisie passait au premier plan de l'histoire des pays les plus avancés d'Europe, proportionnellement au développement de la grande industrie d'une part, de la domination politique nouvellement conquise par la bourgeoisie d'autre part. » (Engels, Anti-Dühring, Editions sociales, p.54)

« En conséquence, le socialisme n'apparaissait plus maintenant comme une découverte fortuite de tel ou tel esprit de génie, mais comme le produit nécessaire de la lutte de deux classes produites par l'histoire, le prolétariat et la bourgeoisie. » (Engels, Anti-Dühring, Editions sociales, p.55)

[38] Le stalinisme s’essaiera aussi à opposer la science bourgeoise et la science prolétarienne. Alors qu'Engels en avait annoncé la fin, une nouvelle philosophie, le « matérialisme dialectique », placée au dessus des sciences se mettait à les régenter, tandis que la supposée marche en avant du socialisme en URSS permettrait la production d'une science qualitativement différente de la science bourgeoise.

« Cette opposition [entre science bourgeoise et science prolétarienne] a pris un contenu différent au cours de l'histoire, parce que la bourgeoisie a changé de nature, et le prolétariat a changé de nature lui aussi. Plus le prolétariat s'organisait et prenait conscience, plus la bourgeoisie tombait en décadence, plus s'affirmait le concept d'une science prolétarienne et s'approfondissait la contradiction entre la science prolétarienne et la science bourgeoise. Aujourd'hui, le prolétariat victorieux a déjà construit le socialisme en Union Soviétique. Il marche vers le communisme. Aujourd'hui, l'opposition entre science bourgeoise et sciences prolétarienne est entrée dans une phase décisive, à tel point décisive qu'on peut affirmer aujourd'hui que les mots « science véritable » et « science prolétarienne » sont devenus synonymes. Aujourd'hui enfin la société sans classe réalisée par le pouvoir ouvrier et par le parti de la classe ouvrière contient les conditions objectives en vue du développement d'une science nouvelle qualitativement différente de la science bourgeoise. » (Pour la Commission de philosophie des sciences du Cercle d’études des philosophes communistes : M. Darciel, J-T Desanti, G Vassails, La Nouvelle Critique, N°8, Juillet-Août 1949, réédité dans Jean-Toussaint Desanti, une pensée captive)

Comme notre parti a depuis longtemps démontré qu’en lieu et place du soi-disant socialisme nous avions un mode de production capitaliste, la philosophie matérialiste vulgaire qui accompagne cette période était tout sauf une critique de celui-ci.

[39] « On s’est moqué de l’opposition entre la science bourgeoise et la science prolétarienne, comme s’il pouvait y avoir une chimie ou des mathématiques bourgeoises et une chimie ou des mathématiques prolétariennes ! Mais les railleurs prouvent uniquement qu’ils ne savent pas de quoi il s’agit. » (Kautsky, Les trois sources du marxisme)

[40] « Naturellement, l’opposition entre la science prolétarienne et la science bourgeoise s’exprime le plus fortement dans les sciences psychologiques, tandis que l’opposition entre la science féodale ou catholique et la science bourgeoise se montre de la manière la plus frappante dans les sciences naturelles. Mais la pensée humaine tend toujours vers l’unité, les différents domaines scientifiques s’influencent toujours réciproquement et pour cette raison nos conceptions sociales agissent en retour sur notre conception générale du monde. Ainsi, l’opposition entre la science bourgeoise et la science prolétarienne s’impose finalement aussi dans les sciences naturelles. » (Kautsky, Les trois sources du marxisme)

[41] « La technologie met à nu le mode d'action de l'homme vis-à-vis de la nature, le procès de production de sa vie matérielle, et, par conséquent, l'origine des rapports sociaux et des idées ou conceptions intellectuelles qui en découlent. L'histoire de la religion elle-même, si l'on fait abstraction de cette base matérielle, manque de critérium. Il est en effet bien plus facile de trouver par l'analyse, le contenu, le noyau terrestre des conceptions nuageuses des religions, que de faire voir par une voie inverse comment les conditions de la vie réelle revêtent peu à peu une forme éthérée. C'est là la seule méthode matérialiste, par conséquent scientifique. Pour ce qui est du matérialisme abstrait des sciences naturelles, qui ne fait aucun cas du développement historique, ses défauts éclatent dans la manière de voir abstraite et idéologique de ses porte-parole, dès qu'ils se hasardent à faire un pas hors de leur spécialité. » (Marx, Capital, L.I, Pléiade, T.1, p.915)

[42] « Ce qui dans cette question de la limitation légale des heures de travail, donnait au conflit un véritable caractère d'acharnement et de fureur, c'est que, sans parler de l'avarice en émoi, il s'agissait là de la grande querelle entre le jeu aveugle de l'offre et de la demande, qui est toute l'économie politique de la classe bourgeoise, et la production sociale contrôlée et régie par la prévoyance sociale, qui constitue l'économie politique de la classe ouvrière. Le bill des dix heures ne fut donc pas seulement un important succès pratique ; ce fut aussi le triomphe d'un principe; pour la première fois, au grand jour, l'économie politique de la bourgeoisie avait été battue par l'économie politique de la classe ouvrière.

Mais il était réservé à l'économie politique du travail de remporter bientôt un triomphe plus complet encore sur l'économie politique de la propriété. Nous voulons parler du mouvement coopératif et surtout des manufactures coopératives créées par l'initiative isolée de quelques « bras »entreprenants. La valeur de ces grandes expériences sociales ne saurait être surfaite. Elles ont montré par des faits, non plus par de simples arguments, que la production sur une grande échelle et au niveau des exigences de la science moderne pouvait se passer d'une classe de patrons employant une classe de salariés; elles ont montré qu'il n'était pas nécessaire pour le succès de la production que l'instrument de travail fût monopolisé et servît d'instrument de domination et d'extorsion contre le travailleur lui-même; elles ont montré que comme le travail esclave, comme le travail serf, le travail salarié n'était qu'une forme transitoire et inférieure, destinée à disparaître devant le travail associé exécuté avec entrain, dans la joie et le bon vouloir. » (Marx, Manifeste inaugural de l'Association Internationale des Travailleurs)

[43] Dans ce sens, la science, terme qui apparaît au XVIIè siècle, désigne spécifiquement le mode de production du travail universel propre à l’époque capitaliste. De ce point de vue le marxisme est une critique de la science.

[44] Prenons quelques exemples. En Allemagne, les théories de l’infini de Cantor eurent maille à partir avec les mathématiciens croyants pour qui l’infini actuel était réservé à Dieu, et Cantor, lui même croyant, prit l’avis de l’Eglise pour créer les nombres « transfinis » (concept repris de la scolastique ; aujourd’hui on les appelle nombre ordinaux). Il pensait même que, grâce à lui, la philosophie chrétienne disposait désormais d’une véritable théorie de l’infini.

Mais comme la dialectique chemine généralement inconsciemment dans le cerveau des savants, elle doit prendre appui sur des formes idéologiques surannées. Outre Cantor, on a aussi mis en relation les travaux de mathématiciens russes (Egorov, Luzin, Florensky) qui allèrent plus loin que leurs collègues français (Borel, Lebesgue, Baire, mathématiciens de premier plan, positivistes et cartésiens) et la mystique des « adorateurs du nom de dieu », qu’ils étaient également. Newton aura passé une très grande partie de son temps à des travaux relatifs à l’alchimie, conception du monde qui d’ailleurs lui permettra de s’affranchir des objections sur l‘action à distance que postule sa théorie de la gravitation.

En France, Berthelot, républicain et espérantiste, chimiste réputé, combattra jusqu’à la fin de sa vie la théorie d’Avogadro et, combinant son prestige de savant à son influence politique (il sera notamment ministre de l’enseignement), il imposera dans les manuels scolaires des conceptions dépassées depuis longtemps.

Les nazis au pouvoir écartèrent les savants juifs de leurs fonctions, tandis qu’une fraction de savants nazis, des expérimentateurs dépassés par l’évolution mathématique de la physique, condamnaient au nom de la science allemande aryenne, la théorie de la relativité et la mécanique quantique.

La même chose vaut, pour qui sait nous lire, pour le matérialisme dialectique des staliniens qui aboutit à des considérations similaires quant à la relativité, la psychanalyse et ravagera la biologie (affaire Lyssenko) mais aussi les mathématiques (les adorateurs du nom de dieu précités seront victimes du stalinisme alors que la révolution russe avait su leur faire une place).

Stephen Gould (1941-2002), théoricien de l’évolution et, fait exceptionnel, plutôt bien disposé envers la dialectique, s’en était pris dans un article qui sera résumé dans son livre sur la malmesure de l’Homme, à Morton (1799-1851), un savant de réputation internationale au XIXè siècle. Gould prétendait que la manipulation des mesures et vraisemblablement les mesures elles-mêmes d’une collection de crânes étaient faussées du fait de son idéologie raciste, tout à fait courante au XIXè siècle. Une étude qui repose sur une nouvelle mesure montre que si Morton a fait de faibles erreurs de mesure, elles sont aléatoires et donc ne résultent pas de biais idéologiques. De même, il n’a pas manipulé (décomposition non systématique en sous-catégories, sur pondération des échantillons, biais dans la détermination des catégories et sous catégories), fusse inconsciemment, les mesures pour donner du crédit à ces thèses. Les considérations idéologiques dans la réalisation et le traitement des mesures de Morton, tout raciste qu’il était, sont plutôt présentes chez Gould quand il analyse les pseudo manipulations de Morton. Les imputations de Gould résultent donc des aprioris démocratiques et de l’idéologie du « politiquement correct » qui siéent aux petits bourgeois.

L’idée que les météorites soient de la matière extra-terrestre ne s’imposa qu’au début du XIXè siècle. Les savants étaient réticents à une telle idée qui d’une certaine manière renouait avec les préjugés des paysans et les conceptions anciennes qui voyaient dans ces chutes la marque du divin.

Leverrier dont les calculs ont permis de découvrir Neptune, s’est en fait trompé dans le calcul de l’orbite car il raisonnait plus en mathématicien qu’en astronome (la complexité des calculs l’ont conduit à des simplifications). Si, sur les indications de Leverrier, Galle a bien trouvé Neptune dans les parages de la position indiquée, c’est, pour une part, de la chance.

[45] « La théorie de Lyell était encore plus incompatible que celles qui l'avaient précédée avec l'hypothèse d'espèces organiques constantes: La transformation graduelle de la surface de la terre et de toutes les conditions de vie menait directement à la transformation graduelle des organismes et à leur adaptation au milieu changeant, elle Menait à la variabilité des espèces. Mais la tradition n'est pas une force seulement dans l'Église catholique, elle l'est aussi dans la science de la nature. Pendant des années, Lyell lui-même ne vit pas la contradiction, ses disciples encore moins. Fait inexplicable sans la place prédominante prise entre temps, dans la science de la nature, par la division du travail, qui, en limitant plus ou moins chacun à sa propre spécialité, privait la plupart des chercheurs de la faculté de voir les ensembles. » (Engels, Dialectique de la nature, Editions sociales, p.36)

[46] « Dès lors que la terre était le résultat d'un devenir, son état géologique, géographique et climatique actuel, ses plantes et animaux étaient aussi, nécessairement, le résultat d'un devenir; elle avait nécessairement une histoire faite non seulement de juxtaposition dans l'espace, mais de succession dans le temps. Si tout de suite l'on avait poussé résolument les recherches dans cette direction, la science, de la nature serait aujourd'hui beaucoup plus avancée qu'elle ne l'est. » (Engels, Dialectique de la nature, Editions sociales, p.34)

[47] « Elles (les classes moyennes) sentent que seule la classe ouvrière peut les émanciper de la tyrannie des curés, faire de la science non plus un instrument de domination de classe, mais une force populaire, faire des hommes de science eux-mêmes non plus des proxénètes des préjugés de classe, des parasites d'État à l'affût de bonnes places et des alliés du capital, mais des libres agents de l'esprit. La science ne peut jouer son véritable rôle que dans la République du Travail. » (Marx, Première ébauche de la guerre civile en France, cité dans le recueil de textes. Marx, Engels, Critique de l’enseignement et de l’éducation, Maspéro, 1976, p.64)

[48] « La réalité était pour cette bourgeoisie désespérante et il ne lui restait plus que l’évasion dans la pensée pure et la transfiguration de la réalité par l’art, où elle se jeta à corps perdu et où elle créa de grandes choses. » (Kautsky, Les trois sources du marxisme)

[49] Dès lors sa pensée prit tout son essor. Rien de plus erroné que de considérer le marxisme comme purement allemand. Il fut, dès son début, international.

[50] L’expression de Kautsky est plus subtile et dialectique que celle de Lénine, qui écrit :

« Sa doctrine [de Marx NDR] naquit comme la continuation directe et immédiate des doctrines des représentants les plus éminents de la philosophie, de l'économie politique et du socialisme ». De même, parler de « trois parties constitutives » du marxisme minimise le travail de synthèse, de dépassement et de critique effectué par Marx. Kautsky parle de fusion. Il serait tout aussi erroné de considérer ce triple apport comme une sorte de collage d’éléments dont l’un (l’anglais) apporterait les faits, l’autre (l’allemand) la méthode, et le troisième (le français) la politique. L’expression employée par Lénine « parties constitutives » laisse penser à un collage de différents éléments sans prendre en compte à la fois la fusion/dépassement et a fortiori la dimension critique du marxisme, ni l’effet en retour que cette synthèse provoque en chacun d’entre eux.