Logiciel, monopole et coût de production, le cas Microsoft

Décembre 2002

La nécessité se fraye son chemin à travers une infinité de hasard. Quand le géant américain fabricant d'ordinateur IBM, alors en situation de quasi-monopole sur les marchés des grands systèmes informatiques créa le standard de fait pour les micro ordinateurs en mettant sur le marché un PC (Personal Computer) qui hélas a désormais plus de renommée que notre parti communiste, il ne se doutait pas qu'il s'agissait d'un cheval de Troie qui d'une part lui ferait perdre sa position archi-dominante par rapport à ses concurrents fabricants et d'autre part ouvrirait la route du monopole et de la fortune à une jeune société dirigée par un jeune homme en baskets nommé Bill Gates.

Pour assurer les fonctions de base d'un ordinateur, il faut doter celui-ci d’un système d'exploitation (OS, operating system, en anglais). IBM, qui avait le choix, se tourna vers celui de la petite société Microsoft. Ainsi, en même temps que le PC fut promu le système d'exploitation de Microsoft (MS-DOS, MS pour Microsoft et DOS Pour Disk Operating System). Le PC s'étant imposé comme un standard, le système d'exploitation le devenait encore plus puisqu'il assurait la compatibilité de fonctionnement entre les divers ordinateurs concurrents au standard PC.

Aujourd'hui Microsoft est dans une situation encore plus favorable que celle d'IBM du temps de sa splendeur. 90% des 500 millions d'ordinateurs sont équipés de ses systèmes d'exploitation et cette suprématie fait l'objet de l'admiration et de la jalousie de ses concurrents, des plaintes des divers utilisateurs confrontés à des produits inachevés et vendus à des prix de monopole. L'administration américaine, parfois soucieuse d'optimiser l'égalisation des taux de profit et donc de favoriser au mieux l'exploitation du prolétariat, s'avère un chantre de la libre concurrence contre le monopole. Bien, entendu, la bourgeoisie a depuis longtemps oublié que « Dans la vie pratique, on trouve non seulement la concurrence, le monopole et leur antagonisme, mais aussi leur synthèse, qui n'est pas une formule, mais un mouvement. Le monopole produit la concurrence, la concurrence produit le monopole. Les monopoleurs se font de la concurrence, les concurrents deviennent monopoleurs. Si les monopoleurs restreignent la concurrence entre eux par des associations partielles, la concurrence s'accroît parmi les ouvriers; et plus la masse des prolétaires s'accroît vis-à-vis des monopoleurs d'une nation, plus la concurrence devient effrénée entre les monopoleurs des différentes nations. La synthèse est telle, que le monopole ne peut se maintenir qu'en passant continuellement par la lutte de la concurrence. » (cf. Misère de la philosophie).

Mais l'objet plus précis de ce texte de montrer que dans le cas particulier, la suppression du monopole de Microsoft et la restauration d'un marché plus concurrentiel n'améliorerait en rien la situation pour les autres capitalistes clients de l’industrie logicielle comme pour les consommateurs individuels.

A en croire "le Monde", il y aurait un bogue Microsoft du fait que l'administration américaine renonce à créer une situation concurrentielle en démantelant Microsoft. Et de citer l'exemple d'ATT et son impact supposé sur le développement du secteur des télécommunications.

Reprenons les données fournies par ce même journal. Le chiffre d'affaires de Microsoft est de l'ordre de 25 milliards de dollars. Ce chiffre d'affaires est bien inférieur à celui des grands fabricants mondiaux d'ordinateurs (IBM , Hewlett Packard sont bien au dessus de ce chiffre). En revanche, le bénéfice de Microsoft est de 7 milliards de dollars, soit environ 30% du chiffre d'affaires et d'autres années il était de autour de 40%.

Un tel bénéfice traduit effectivement une position de monopole, le profit dégagé étant très au dessus de la moyenne sociale pour des sociétés comparables. Une partie des profits réalisés par Microsoft reposent sur sa situation de quasi monopole, sur sa capacité à imposer un niveau de prix qui rapporté à la masse des logiciels vendus dégage de forts bénéfices. Si nous admettons que Microsoft paye 25 % d'impôts sur les bénéfices, nous obtenons une marge brute de l'ordre de 10 milliards de dollars et donc un coût de production de 15 milliards environ.

Si nous appliquions à ce coût de production, un taux de profit plus en rapport avec la moyenne sociale des sociétés du secteur, disons 10%, nous obtiendrions un chiffre d’affaires de l’ordre de 16,5 milliards de dollars.

Une des caractéristiques du produit logiciel est que son coût de reproduction est presque nul. Il faut des milliers d’années hommes pour créer, pour produire la première version, le code du logiciel – du moins pour les grands systèmes et les grands logiciels d’application – mais le temps de travail pour sa reproduction est dérisoire en regard du temps passé à la production. De ce point de vue, il peut s’apparenter au travail scientifique. Newton a peut être passé une vie entière à développer la théorie de la gravitation universelle mais ensuite des milliers d’étudiants l’apprennent en quelques heures. Par conséquent plus un logiciel est répandu plus son coût social est faible (1).

Qu’apporterait donc une société concurrente de Microsoft ?

Pour produire et distribuer des logiciels aux fonctionnalités équivalentes de ceux de Microsoft, une entreprise concurrente devrait mobiliser le même temps de travail. Une force travail sensiblement équivalente doit être employée pour produire des logiciels sensiblement équivalents. Par conséquent la - et a fortiori les – entreprise concurrente devrait pour produire les logiciels concurrents dépenser, tant en capital variable qu’en capital constant, des montants sensiblement égaux à ceux que nous avons recalculés pour Microsoft. Il faudrait donc environ 15 milliards de dollars pour le coût de production de Microsoft et autant pour le coût de production de la société concurrente. Si nous admettons que les deux sociétés fassent jeu égal et obtiennent un taux de profit de 10%. Chaque entreprise ferait alors un chiffre d’affaires de 16,5 milliards de dollars. Mais pour la Société, dans son ensemble, la dépense pour satisfaire le besoin en logiciels serait de deux fois 16,5 milliards de dollars soit 33 milliards de dollars (à comparer aux 25 milliards de Microsoft). En d’autres termes le prix du logiciel serait plus élevé que le prix actuel. Mais ce prix ne serait plus un prix de monopole mais un prix de « libre concurrence ». On peut certes nous objecter que la concurrence aurait d’autres effets qui contribueraient à abaisser le coût de production.

Microsoft emploie dans le Monde environ 45 000 personnes dont 30 000 aux Etats Unis. Il est de notoriété publique que les employés de Microsoft ont dans l'ensemble des salaires supérieurs à la moyenne et, du moins au siège de Redmond, des conditions de travail particulièrement favorables (locaux spacieux, cadre de travail agréable, salles de détente, etc.) qui d'ailleurs favorisent et accompagnent de longs horaires de travail.

Pour une part, les salariés de Microsoft profitent du monopole de Microsoft selon des mécanismes largement exposés par la théorie communiste quand elle parle de l'aristocratie ouvrière. En supposant que la concurrence oblige les salariés de Microsoft à se contenter d'un salaire moyen correspondant au prix du marché du travail et que les conditions de travail favorables soient ramenées à la moyenne, le coût de production baisserait.

D’autre part, tous les salariés de Microsoft ne font pas du développement logiciel. Une partie des emplois est proportionnelle au chiffre d’affaires dans la mesure où elle est liée à la vente et à distribution des logiciels, au support technique, etc. Si Microsoft devait partager une plus grande partie de son marché, le nombre d’employés diminuerait et par la même occasion le coût de production. Le nombre d’employés diminuant, une partie du travail d’administration deviendrait inutile , et donc le coût de production baisserait à nouveau. Enfin une concurrence accrue pourrait entraîner une baisse plus grande des marges (ce que nous avons déjà pour une très bonne part pris en compte).

Admettons donc que le coût de production soit abaissé de 20 % du coût de production soit 3 milliards de dollars - Soit une baisse supérieure à l’écart moyen des salariés de Microsoft par rapport au salaire du marché –(2). De ce fait le coût de production est ramené à 12 milliards de dollars. En ramenant la marge de Microsoft à 5 % du coût de production, on obtient un chiffre d’affaires de 12,6 milliards de dollars (3).

Si nous reprenons notre raisonnement précédent, la Société paierait pour satisfaire son besoin en logiciel 25,2 milliards de dollars soit sensiblement autant qu’auparavant (25 milliards de dollars).

En grattant la couche des coûts peut-être arriverait-on à trouver au chausse-pied une place pour une deuxième entreprise. Deux entreprises, ce n’est pas vraiment de la libre concurrence, c’est un oligopole, avec le risque fort d’entente sur les prix. S’il n’y pas pratiquement pas de place pour une deuxième entreprise, il y en a encore moins pour n entreprises. La restauration de la libre concurrence n’apporterait donc pratiquement aucun bénéfice aux autres fractions de la classe capitaliste tout en faisant reculer la productivité du travail puisqu’il faudrait consacrer au moins deux (n) fois plus de force de travail pour obtenir le même résultat.

Donc, la réponse que peut apporter la bourgeoisie au monopole de Microsoft – la restauration de la libre concurrence n’aurait pratiquement pas d’impact sur le prix du logiciel, ferait reculer la productivité du travail dans ce secteur et nuirait à l’un des avantages fondamentaux qu’a procuré le monopole de Microsoft à savoir créer un standard de fait, créer des outils communs connus de tous – en règle générale le prix de revient de la formation à un logiciel est bien plus élevé que le prix du logiciel – et permettant relativement plus facilement l’échange de documents et d’informations. Par conséquent, du fait même des caractéristiques économiques du produit logiciel, nous sommes devant une situation où le prix de monopole est potentiellement équivalent voire plus bas que le « prix de libre-concurrence ». Arrivée à ce stade la Société si elle veut pousser plus avant le développement des forces productives n’a qu’une solution rationnelle : le passage de la production entre les mains des producteurs associés et la diffusion gratuite des logiciels, de manière à mettre rapidement au même niveau l’ensemble du parc utilisateur et la création de standards communs. Faire passer le monopole privé au rang de monopole social. Les moyens de production passent entre les mains des producteurs associés. Voilà pourquoi, même si cela fait sourire certains qui n’ont guère compris la première ligne du socialisme, Lénine désignait la poste comme un exemple pour le socialisme. Le communisme ne consiste pas à placer l’entreprise sous le contrôle d’informes « conseils ouvriers », mais à briser les limites de l’entreprise, cellule économique de base de la société bourgeoise. Ce que tend à faire spontanément le mécanisme propre de la production capitaliste, le socialisme le reprend, le rationalise, le débarrasse du travail improductif, élimine en son sein tout mercantilisme, le pousse jusqu’à son terme en créant de vastes branches d’industries qui planifient la production mondiale et ne produisent plus pour le marché. La bête noire du communisme, c’est la petite entreprise, dont la multitude, multiforme et mercantile, gage de toutes les dissipations d’énergie sociale et réservoir de la contre révolution, constitue un vivant obstacle à la socialisation de la production.

C’est pourquoi Raoul cherchera en vain des « germes » de communisme dans la société actuelle. L’expression est impropre et il rappelle lui-même en des termes assez précis et justes pourquoi la théorie communiste n’a jamais retenu cette hypothèse contrairement à ce qui se passait pour les modes de production antérieurs. Le MPC ne développe pas en son sein des « germes » de la société futur qui n’attendraient que le communisme pour pousser, il contribue à amener la société humaine au seuil du communisme, ce qui n’est pas la même chose. Plus il développe les forces productives, plus il centralise et concentre les moyens de production, plus il dévalorise le capital et plus il crée les conditions d’un bouleversement de la société tout en s’empêtrant des contradictions insolubles. Pour franchir le seuil en question, il faut un renversement complet qui n’est autre que la révolution.

La société bourgeoise n’aboutit à ce standard commun en matière informatique qu’en payant un surprofit de monopole à Microsoft et également un tribut aux divers acteurs de l’industrie informatique qui pour une part ont une collusion d’intérêts avec Microsoft.

Peu de secteurs ont connu un progrès technique aussi puissant et rapide que le monde de l’informatique. Pour mieux frapper l’imagination, les médiocres laudateurs du progrès techniques utilisent volontiers une comparaison, pour partie fallacieuse, avec l’automobile. Si, disent-ils l’automobile avait connu un tel progrès nous aurions des Rolls-Royce roulant à 1000 km/h pour un euro. Cette évolution technologique considérable rend rapidement obsolètes les matériels. Mais le fait d’être obsolètes ne les empêche souvent pas de remplir le besoin pour lequel ils ont été achetés. Les solutions logicielles de Microsoft s’inscrivent alors également dans cette planification de l’obsolescence qu’ils accélèrent et renforcent. Prenons en exemple, XP, le dernier en date des systèmes d’exploitation de Microsoft. Il est nécessaire, pour le faire fonctionner correctement, de posséder les dernières évolutions technologiques en matière de microprocesseur, de taille de la mémoire centrale (mémoire vive), de taille de la mémoire de stockage. Par rapport au système d’exploitation antérieur, il y a plus que doublement de la taille des programmes. Compte tenu des évolutions technologiques, les concepteurs de logiciels ont depuis longtemps renoncé à optimiser la taille de leurs programmes lesquels couvrent une masse croissante des besoins et exigent des ressources matérielles toujours plus importantes. Tant la logique de programmation que la collusion des intérêts des fabricants et des éditeurs de logiciels favorisent le renouvellement rapide des matériels comme des logiciels – les logiciels d’application, par exemple les traitements de texte, doivent eux aussi être compatibles avec le système d’exploitation – et renchérissent ainsi pour la Société le poids du secteur informatique.

Loin des jérémiades des tenants du libéralisme, du retour à la libre concurrence, nous avons vu que la seule véritable solution ne pouvait reposer que sur le passage des moyens de production entre les mains du travail associé, que la branche concurrente de l’alternative – la solution classique de la bourgeoisie via la restauration de la concurrence - n’avait dans le cas particulier aucune réalité du fait même de la caractéristique de la formation du prix dans le monde du logiciel. Cependant en l’absence de perspectives socialistes, d’autres réactions au monopole de Microsoft ont eu lieu. Outre la réplique institutionnelle dictée par l’idéologie libérale et concurrentielle, il nous faut maintenant analyser une toute autre réaction : celle qui est symbolisée par Linux et plus généralement par le logiciel « libre » ou, ce qui n’est pas la même chose, par le logiciel « open source ».

NOTES.

(1) C’est le cas, jusqu’à un certain point, de tout capital fixe. Un passager supplémentaire dans le métro, un visiteur supplémentaire dans un musée ne coûte pratiquement rien.

(2) Le fait de refaire deux fois la même chose dans des sociétés différentes engendre ipso facto une plus grande masse de personnel affecté à des tâches fixes. C’est un des propres de la concentration et de la centralisation du capital que de permettre ce que les économistes bourgeois appellent des « économies d’échelle ».

(3) Pour un marché équivalent, le prix moyen des logiciels pourrait donc être divisé par deux. Encore peut-on penser qu’une baisse pourrait sans doute ouvrir une part de marché accrue ne serait-ce qu’en réduisant la fraude sur la copie des logiciels (estimée à 40% des ventes par Microsoft).

En même temps en vendant ses logiciels le double du prix de production résultant de coûts de production et d’un taux de profit plus en rapport avec la moyenne sociale., Microsoft légitime le fait qu’on puisse copier un logiciel sur deux. La modification récente de la politique de licence de Microsoft, avec une forme d’enregistrement qui suppose un contrôle plus fort, a d’ailleurs fait bondir le chiffre d’affaires et les profits en 2002.

(4) Voire un résultat moindre. Une des difficultés rencontrée dans le monde de l’informatique est la compatibilité des systèmes, des formats de fichiers, etc. Une nouvelle tour de Babel – qu’elle a connu et qu’elle connaît encore - dans le monde informatique serait un obstacle supplémentaire. L’exemple du Réseau est d’ailleurs édifiant. Max qui doit employer des systèmes et des logiciels différents du monde du PC et de Microsoft nous distribue des fichiers que pour notre part nous sommes régulièrement incapables de lire.

( à suivre)