Marx-Engels et la démocratie (2).
Critique d'un point de vue bourgeois.
Janvier 2002
La question de l'attitude du mouvement communiste vis-à-vis de la démocratie est d'autant plus importante que :
Comme souvent, une question qui paraissait close a éclaté à la figure des militants révolutionnaires.
Comme toujours, nous suivons ici la méthode du retour à Marx. Le communisme d'après 1917 a globalement fait faillite, il faut revenir aux sources. Cet exercice n'est pas purement académique. Qui oserait nier par exemple que la question démocratique en Chine, concernant un tiers de l'humanité, ne soit pas d'une actualité brûlante et d'une portée révolutionnaire immense ?
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Nous partirons ici de l'ouvrage d'un chercheur bourgeois paru il en 1998 : Révolution et démocratie chez Marx et Engels, de Jacques Texier (PUF). Cet ouvrage, tout contre-révolutionnaire qu'il soit, a néanmoins plusieurs mérites :
En revanche Texier passe sous un silence criminel les passages où Marx et Engels sont explicitement critiques vis-à-vis de la démocratie qui est présentée comme un " mensonge " (Engels).
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Au sein même du travail de Texier, il y a deux thèses qui s'affrontent, qu'il présente lui-même comme deux compréhensions de Marx et Engels entre lesquelles il hésite. L'une, critique "de droite" du marxisme, visant à montrer que Marx et Engels étaient anti-démocrates, qu'en tant que tels ils sont directement à l'origine de phénomènes comme le stalinisme ; l'autre apologie "de gauche" du marxisme, visant à montrer que Marx et Engels étaient malgré tout démocrates. Nous montrerons que ces deux thèses sont également contre-révolutionnaires, car elles reposent toutes les deux sur l'apologie de la démocratie bourgeoise comme étant la meilleure forme de gouvernement possible, et en tant que telle indépassable.
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Voyant aujourd'hui les pitoyables arguments de ces messieurs du CNRS, Engels pourrait s'écrier encore plus fort : "Ce qui manque à tous ces Messieurs, c'est la dialectique !" Malheureusement, elle a manqué également au courant révolutionnaire lui-même, sur cette question comme sur bien d'autres.
Voici donc la thèse que nous défendrons sur la dialectique de la démocratie chez Marx et Engels : tout comme le Manifeste du Parti Communiste est une "apologie de la bourgeoisie", Marx et Engels élaborent, dans tout leur travail théorique, une défense de la démocratie en tant que terrain le plus propice à l'affrontement de classe décisif bourgeoisie/prolétariat, ET une critique de la démocratie comme "mensonge", contradiction dans les termes et synonyme de dictature de la bourgeoisie. Nous pourrions résumer ceci avec la formule : pas de révolution prolétarienne sans démocratie, mais la révolution prolétarienne est la destruction de la démocratie. Dans ce texte, nous n'abordons pas encore les questions tactiques, seulement les bases théoriques. Il conviendra par la suite de confronter ces thèses à leur interprétation par Lénine, Bordiga, Trotsky, etc. et d'en faire, si besoin est, la critique.
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RESUME DE LA THESE DE TEXIER.
On ne peut s'empêcher d'être pris d'une certaine pitié pour Monsieur Jacques Texier. On pense, en le lisant, à ces jeunes enfants qui, jouant à cache-cache, après avoir déployé des trésors d'imagination pour se rendre invisibles, sont trop fiers de leur exploit, et, brûlant d'en éprouver l'ingéniosité, crient "Ouhouh ! je suis caché là.". Le résultat en est, bien sûr, que le patient artifice ainsi échafaudé tourne court, et que le but visé se renverse aussitôt en son contraire. Et bien voilà exactement ce qui se passe à la lecture de l'ouvrage de Jacques Texier : en patient chercheur qu'il est, ce monsieur passe au crible les écrits de Marx et Engels, analyse les différences de versions éditées, se livre à une fort patiente reconstitution des textes, ce qui est un souci fort louable, et il en tire des conclusions…que son propre travail de reconstruction démolit aussitôt. Collecte-t-il des citations de Marx et Engels pour prouver que ceux-ci sont de fervents démocrates ? Las…les mêmes citations montrent, sans contestation possible, le parti irrémédiablement critique de la démocratie qui fut toujours celui de Marx et Engels. Cherche-t-il une ultime révision chez le "vieil Engels" qui ferait basculer l'œuvre de deux vies vers son contraire logique ? Las…il ne s'appuie ici que sur une traduction de la formule allemande, traduction dont le caractère erroné ruine bientôt absolument toute sa démonstration.
Tout ceci vient du fait que Monsieur Texier, qui a des lectures, manque cruellement d'un sens important : le sens politique. On ne peut pas faire des écrits de Marx et Engels un pur et froid objet d'étude académique. Là où monsieur Texier décèle des contradictions, les révolutionnaires voient la dialectique à l'œuvre dans l'élaboration de considérations tactiques, qui sont toutes tournées vers un but : la révolution prolétarienne. Opposer deux positions en apparence contradictoires, de manière abstraite n'a pas de sens. Examiner ces positions en fonction du moment où elles dont émises, du contexte politique, révolutionnaire, c'est faire vraiment œuvre constructive et instructive pour le futur de la révolution. C'est en ce sens que nous nous appuierons sur le travail néanmoins utile de recensement systématique des textes fait par Texier sur cette question.
Donc, pour notre homme, malgré le fait que l'on puisse hésiter entre deux positions1 Marx et Engels sont des démocrates. On comprend que notre chercheur vise à sauver le bébé avec l'eau du bain, au moment où tous les contempteurs du communisme, ravis de l'échec du stalinisme à l'Est s'empressent de remonter la chaîne des responsabilités, pour imputer les "crimes du communisme" à Lénine, ce qui est admis par eux depuis longtemps, mais aussi à Marx. Notre homme ne voit ici comme moyen de défense que de s'arc-bouter sur la ligne qui fait de Marx et Engels d'authentiques et sincères démocrates, certes parfois fourvoyés, mais néanmoins fidèles à cet idéal. Ceci étant dit, et comme nous sommes magnanimes, reconnaissons que ce n'est pas là un des moindres mérites de Monsieur Texier que d'insister le plus souvent sur la continuité des positions de Marx et Engels…sauf lorsqu'il la nie, bien entendu.
Mais posons d'abord la question en ces termes, avant de juger si Marx et Engels sont effectivement des démocrates :
Que signifie "être démocrate" ?
Etre démocrate, c'est viser la démocratie comme fin en soi, comme but ultime de l'évolution des formes politiques de la société. C'est ensuite, une fois que la démocratie est obtenue, s'assurer avec vigilance que celle-ci est bien respectée, œuvrer à sa défense et à son élargissement permanent.
Or, et de très nombreux passages l'attestent, lorsque Marx et Engels parlent de "conquête de la démocratie" (Manifeste), ils ne le font jamais autrement qu'en considérant la démocratie comme une étape nécessaire sur le chemin de la révolution prolétarienne. C'est un moyen, et une moment nécessaire, mais en aucun cas un but définitif, immuable, de l'histoire humaine. Voilà ce qui différencie un démocrate d'un communiste sur la question de la démocratie, et c'est une différence essentielle, fondamentale, qui tolère que dans certaines phases historiques bien délimitées, les communistes marchent à côté des démocrates, mais qui implique aussi, avec une certitude équivalente, qu'il existe d'autres phases historiques où les communistes ont pour devoir absolu de tordre le cou aux démocrates, s'ils ne veulent pas être eux-mêmes éliminés par ces derniers. Rappelons ici avant de poursuivre qu'en 1848, en 1871, en 1918, bref, lors de toutes les défaites du prolétariat révolutionnaire, ceux qui tenaient le fusil, le canon, et la pelle pour les fosses communes et les charniers, c'étaient bien les démocrates dans un premier temps.
En ce sens, dire de Marx et Engels qu'ils "sont des démocrates", c'est faire œuvre falsificatrice. Toute la défense de la démocratie par Marx et Engels n'est effectuée qu'à titre transitoire, le but final étant bien sûr la révolution communiste prolétarienne, laquelle est définie comme destruction de l'Etat, quelle qu'en soit la forme, y compris la démocratie, même si parallèlement la démocratie en est définie comme la forme la plus adéquate pour le succès de la révolution…qui doit la détruire. La contradiction n'est ici qu'apparente, en revanche, la force de l'argument est extraordinaire.
Telle qu'elle est posée par Texier, (Marx et Engels furent-ils ou non des démocrates ?), la question est en fait un faux problème. Ce qui nous intéresse c'est :
En ce qui concerne le premier point, Jacques Texier a une théorie : ce qui a fait l'objet d'une révolution permanente, c'est la révolution française, et contrairement aux attentes de Marx et Engels, cette révolution bourgeoise n'a pas débouché sur une révolution prolétarienne.
On comprend bien la manœuvre qui réside derrière une telle argumentation. Texier entreprend ici un véritable travail de sophiste. Pour lui, Marx et Engels sont au fond des penseurs de la révolution française, c'est-à-dire de la révolution démocratique bourgeoise. Pendant la phase d'établissement de la démocratie, le concept de révolution permanente est opérant, mais il s'agit de la révolution bourgeoise. Texier ne croit pas, au fond, à la transcroissance (bien qu'il évoque ce terme et cette hypothèse cf. p.331) de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne. Dans ces conditions, une fois la démocratie établie, il ne peut plus être question de révolution bourgeoise. C'est pourquoi si l'on accepte l'idée que la révolution permanente est en fait l'accomplissement de la révolution bourgeoise, jusqu'à l'installation "complète" de la démocratie sous la forme de la république démocratique, on est obligés d'admettre que Marx et Engels sont poussés logiquement (surtout Engels à la fin de sa vie) à abandonner le projet révolutionnaire. C'est pour cela que le faussaire Texier estime que Engels surtout (Marx étant mort en 1883), prend acte "lentement", dans le dernier quart du 19° siècle, d'un changement de situation qui appelle un changement de tactique.
"Mon fil conducteur était l'idée gramscienne selon laquelle la formule politique de la révolution permanente qui caractérise l'histoire de la France, de la Révolution à la Commune de Paris, était venue à épuisement à la fin du XIX° siècle et qu'Engels avait été capable d'en prendre acte."
Texier part de prémisses vraies pour en arriver à une conclusion fausse : il est vrai que Marx et Engels envisagent la révolution prolétarienne dans une phase de rupture avec la révolution bourgeoise et qu'ils théorisent la révolution permanente. Mais il est faux de considérer, justement pour cette raison, que la république démocratique soit la FIN de cette révolution permanente. Au contraire, elle en annonce les meilleures conditions de réalisation.
Texier essaie de minimiser la portée des textes où Marx-Engels parlent de la dictature du prolétariat en les mettant en balance avec ceux où il est question de " passage pacifique " au socialisme dans certains pays (nous reviendrons sur cette question dans une autre chronique).
Toute l’argumentation de Texier vise à tirer un trait d’égalité entre République démocratique et Dictature du Prolétariat. Or son argumentation ne repose que sur un socle très faible, puisqu’il s’agit de l'erreur de traduction citée plus haut. Marx et Engels ont toujours affirmé que la république démocratique était le terrain le plus favorable à l’affrontement final entre bourgeoisie et prolétariat. C’est pourquoi elle est considérée comme une forme progressiste par rapport aux formes de domination politique du passé et pourquoi les communistes luttent pour l’établir lorsqu’elle n’existe pas encore. Texier prétend que dans le texte de 1891, Engels parle de " la république démocratique comme la forme DE la dictature du prolétariat ", tout en signalant lui-même que le texte allemand emploie la préposition " für ", qui signifie "pour".
Par conséquent, le seul – et fort mince- argument de Texier s’évanouit de lui-même. La formule traduite par Texier trace un trait d'égalité entre république démocratie, donc une institution bourgeoise, et la dictature du prolétariat. Elle fait ainsi de la république démocratique le BUT de l'action révolutionnaire. Et voilà le tour de passe-passe sémantique qui permet à Monsieur Texier d'affirmer que Marx et Engels sont effectivement démocrates. Mais la vraie formule d'Engels dit : la forme POUR la dictature du prolétariat. C'est-à-dire, le socle, la base, le cadre historique au sein duquel, la lutte pour la révolution prolétarienne et la dictature a toutes les chances de l'emporter. Donc, dans un cas, la république est une fin en soi, dans un autre, elle n'est qu'une étape, nécessaire mais dépassable, de l'évolution historique.
Les " innovations politiques d’Engels ".
Sous ce titre pudique, Texier énonce trois révisions qui seraient dues à Engels après la mort de Marx. Son argumentation vise à montrer que Marx et Engels auraient abandonné leur conception de 1848-1852 de la " révolution permanente ".
Selon lui, les jalons de cet abandon sont :
* 1885 (Annexe aux "Révélations sur le procès des communistes de Cologne)
* 1891, avec le passage de la critique du programme d'Erfurt sur la république démocratique.
* 1895 avec le " testament politique d’Engels " représenté par sa préface à l’ouvrage " Les luttes de classes en France".
Au cours de cette année, Engels publie une réédition des " Révélations sur le procès des communistes à Cologne ", de Marx, publié pour la première fois en 1853. En annexe figure l’Adresse du Conseil Central de la Ligue des Communistes de Mars 1850. Dans cette annexe, au moment où est évoquée la question de la centralisation de l’Etat, Engels revient, dans une note, sur la position exprimée dans le corps du texte. Il y explique que leur vision " centralisatrice " de la révolution française était basée sur un " malentendu ", et notamment la manière dont les historiens bourgeois (" faussaires bonapartistes et libéraux ") avaient rapporté cette caractéristique de la révolution française.
Engels poursuit : " Mais c’est actuellement un fait connu que pendant toute la révolution, jusqu’au 18 Brumaire, l’administration totale du département, de l’arrondissement et des communes se composaient d’autorités élues par les administrés eux-mêmes qui, dans le cadre des lois générales de l’Etat, jouissaient d’une liberté complète ; que cette administration autonome provinciale et locale, semblable à ce qui se passe en Amérique, devint précisément le levier le plus puissant de la révolution, et cela à un point tel, que Napoléon, immédiatement après son coup d’Etat du 18 Brumaire, s’empressa de la remplacer par le régime préfectoral encore en vigueur de nos jours et qui fut donc, dès le début, un instrument de réaction. "
Il y a plusieurs commentaires à faire sur ce texte.
En premier lieu, il faut moucher Monsieur Texier qui cherche des ruptures là où il n’y en a pas. Comme toute discipline scientifique, le matérialisme historique progresse dans sa compréhension des phénomènes et est parfaitement en droit d’effectuer des retours sur des points particuliers, pourvu que ces retours s’inscrivent en continuité, et non en révision de ses principes de base. En l’occurrence, il n’y a pas ici de remise en cause de la théorie, mais poursuivons sur le fond.
En second lieu, il faut cerner la question qui nous est présentée ici. Selon nous, il y a là un point fondamental de la théorie, qui est insuffisamment commenté, et trop peu souvent souligné, même par Lénine : il s’agit du rapport de l’Etat à la " société civile ". Or, cette question parcourt toute l’œuvre de Marx et Engels, depuis " La question juive " jusqu’aux tous derniers écrits, et sans qu’il y ait jamais une faille dans ce discours. Il nous reste à effectuer un travail de systématisation, de développement, ce que M&E n’ont pas eu l’occasion de faire , et de confrontation avec les faits récents.
Dès 1842, dans la réflexion philosophique de Marx, qui cherche à se débarrasser de l'influence hegelienne, on voit abordé le problème de la relation réciproque de l'Etat et de la société civile. L'Etat naît dans une sorte de vide de la société civile, d'une démission de celle-ci quant à la conduite de ces tâches vitales, quotidiennes. Mais là où Hegel voyait une supériorité dans cette existence séparée de l'Etat en tant qu'Idée, Marx y voit un manque de la société humaine, et plaide pour une réconciliation. Simplement, ce que montrera l'analyse ultérieure, c'est que cette démission de la société civile ne se fait pas de manière abstraite, par hasard, mais dépend de la division de la société en classes et de la lutte des classes. L'Etat est l'instrument de la classe dominante. Ce que l'Etat "vole" à la société civile comme moyens d'action sur sa propre vie, moyens de décision etc. c'est également ce que "vole" la bourgeoisie comme classe exploiteuse à la grande masse du prolétariat, classe exploitée. Par conséquent, ce qui est exprimé ici dans un langage encore philosophique trouvera son expression politique dans des textes comme Le 18 Brumaire, La Guerre Civile en France, et énoncera clairement que la classe qui "représente" la société civile, c'est le prolétariat.
" Considérer le suffrage directement par rapport au pouvoir du prince ou au pouvoir gouvernemental, c’est ne pas le concevoir philosophiquement, c’est-à-dire dans son essence propre. Le suffrage est le rapport réel de la société civile réelle à la société civile du pouvoir législatif, à l’élément représentatif. En d’autres termes, le suffrage est la relation immédiate, directe, non seulement imaginative, mais réellement existante de la société civile à l’Etat politique. Il est donc évident que le suffrage constitue le principal intérêt politique de la société civile réelle. C’est seulement dans le suffrage illimité, actif aussi bien que passif, que la société civile parvient réellement à l’abstraction d’elle-même, à l’existence politique comme sa vraie existence, universelle et essentielle. Toutefois, l’accomplissement de cette abstraction en constitue du même coup l’abolition. Ayant réellement établi son existence politique comme sa vraie existence, la société civile a simultanément rendu inessentielle son existence civile en tant que distincte de son existence politique ; et la chute de l’une des existences séparées entraîne celle de l’autre, son contraire. Exiger la réforme du suffrage, c’est donc exiger, à l’intérieur de l’Etat politique abstrait, la dissolution de celui-ci, mais aussi celle de la société civile. "
(MARX Karl, Contribution à la critique du droit de Hegel, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade t.3 p. 1010)
Comme tous les textes "philosophiques" de Marx et Engels, ce passage est particulièrement ardu, notamment parce qu'il critique les positions de Hegel en grande partie encore dans son propre langage. On peut toutefois noter que dès cette époque apparaît le thème de l'extinction (dissolution) de l'Etat.
Voici quelques questions que l'on peut se poser à partir de là :
La réforme du suffrage fait sûrement allusion, à l'époque, à la charte anglaise et à d'autres mouvements. Cela signifie déjà que l'extension du suffrage par rapport au critère de la propriété privée, au cens, revêt un caractère progressiste. On trouvera à la fin de ce texte un tableau qui résume la progression de la population en droit de voter en ce qui concerne la France. Mais ceci a été obtenu dans le cadre bourgeois de la démocratie moderne (encore que tardivement, exemple 1947 pour les femmes en France, années 60 pour les noirs aux USA, donc la question était encore "d'actualité" à l'époque de la Gauche par exemple). Cependant, il est à noter que cette obtention ne s'est pas faite toute seule, mais au prix de luttes de classes importantes, comme le mouvement chartiste en Angleterre, la révolution de 1848 en France, etc.
Mais revenons ici à la question du rapport de l'Etat et de la société civile. Dans l’esprit de Marx et Engels, l’abolition de l’Etat, c’est l’abolition d’une dichotomie, celle entre l’Etat et la société civile. Les deux termes de l’opposition s’abolissent également. (Ceci devra être rappelé pour répondre à d’autres arguments de Texier concernant la thèse de l’autonomie croissante de l’Etat). La société réelle " récupère " des fonctions qui sont autonomisées dans l’Etat. Aussi, dans le cadre de la démocratie bourgeoise, et dans celui de l’usage révolutionnaire du mécanisme démocratique, l’ampleur de l’application de celui-ci n’est pas quelque chose de trivial. On peut conclure de ce passage que la question du suffrage ne concerne pas seulement le pouvoir législatif ou exécutif, mais aussi toutes les formes liées à la gestion des affaires de la société. En organisant, par le système de l’administration préfectorale en France, la mainmise de l’Etat sur tous les étages inférieurs de la société, le pouvoir Napoléonien fait œuvre véritablement réactionnaire. En montrant comment récupérer ce pouvoir, la Commune de Paris montre ce que peut être la forme de la dictature du prolétariat. Comme ceci a été considéré dès 1872, on peut constater la continuité de la problématique de M&E sur ce sujet.
En troisième lieu, sur le plan historique, on peut noter qu’à chaque fois que la démocratie a régressé, en France, cela s’est traduit également par un recul de la représentation locale. Sous le Second Empire et sous l’Etat français (Vichy), les maires et les conseillers municipaux sont à nouveau nommés (par les préfets) et non plus élus.
Pour conclure sur ce sujet : Marx et Engels critiquent la centralisation abusive et la bureaucratie des différents régimes bourgeois qui se sont succédés depuis la Révolution française, en montrant qu'ils ne font pas partie du projet initial des révolutionnaires bourgeois, mais cela ne signifie pas pour autant défendre une "pure" république démocratique, non dévorée par le cancer d'un appareil d'Etat hypertrophié. Car même dans ces circonstances, l'Etat s'opposerait à la société civile. Dans leur analyse de la Commune de Paris, Marx et Engels ont souligné que les "fonctions légitimes" de l'Etat devaient être "rendues aux serviteurs responsables de la société". Ce sont les producteurs eux-mêmes, et non pas des représentants "professionnels" (politiciens, fonctionnaires, bureaucrates…) qui doivent gérer les fonctions communes.
Voici ce que dit Marx dans la critique du programme de Gotha à propos des fonctions de l’Etat :
" Dès lors, la question se pose : quelle transformation subira l’Etat dans une société communiste ? Autrement dit : quelles fonctions sociales s’y maintiendront analogues aux fonctions actuelles de l’Etat ?
Seule la science peut répondre à cette question ; et ce n’est pas en accouplant de mille manières le mot Peuple avec le mot Etat qu’on fera avancer le problème d’un saut de puces ". (Editions sociales, p.44)
Notons que Marx dit : seule la science peut répondre à cette question. Cela signifie qu’il n’est pas utopique de réfléchir à ce problème, et que cela peut nous aider à mieux comprendre la question de l’autonomisation de l’Etat.
Nous trouvons une première réponse générale dans " La critique du programme de Gotha ", où Marx critique la notion Lassallienne du " produit intégral du travail ". Il décompose ainsi les postes auxquels il faut consacrer une partie du produit social (une fois défalquées les dépenses de nature " économique ", consistant à permettre le renouvellement des moyens de production, " l’accumulation ", et la continuité de la production) :
" Mais avant de procéder à la répartition individuelle, il faut encore retrancher :
Premièrement : les frais généraux d’administration qui sont indépendants de la production.
Comparativement à ce qui se passe dans la société actuelle, cette fraction se trouve d’emblée réduite au maximum et elle décroît à mesure que se développe la société nouvelle.
Deuxièmement : ce qui est destiné à satisfaire les besoins de la communauté : écoles, installations sanitaires, etc.
Cette fraction gagne d’emblée en importance, comparativement à ce qui se passe dans la société actuelle, et cette importance s’accroît à mesure que se développe la société nouvelle.
Troisièmement : le fonds nécessaire à l’entretien de ceux qui sont incapables de travailler, etc., bref ce qui relève de ce qu’on nomme aujourd’hui l’assistance publique officielle. "
(Editions sociales. P.29)
Il ne serait pas inutile ici de réfléchir à ce qui, dans les fonctions exercées actuellement par l'Etat, devra être "récupéré" par la société civile - c'est-à-dire la communauté des producteurs associés - et ce qui, relevant purement et simplement de la logique de l'oppression actuelle par l'Etat de la classe prolétarienne, sera abandonné.
" L’innovation " découverte par Texier pour cette année-là concerne la critique du projet de programme d’Erfurt. On peut considérer cette " innovation " comme nulle et non avenue, puisqu’elle repose entièrement sur l’erreur de traduction qui consiste à parler de la république démocratique comme forme adéquate DE la dictature du prolétariat et non POUR (für) la dictature du prolétariat. Voir plus haut nos commentaires à ce sujet.
Nous avons évoqué plus haut la question de la traduction d'une formule d'Engels qui sert les intérêts de faussaires de notre homme. C'est une question sur laquelle nous reviendrons dans la suite de ce texte, mais qu'il est utile d'aborder dès à présent. En 1891, Engels écrit ceci, dans la critique du programme socialiste d'Erfurt :
"Une chose absolument certaine, c'est que notre Parti et la classe ouvrière ne peuvent arriver à la domination que sous la forme de la république démocratique. Cette dernière est même la forme spécifique [de] la dictature du prolétariat, comme l'a déjà montré la grande Révolution française." Or, et Texier lui-même le souligne, le texte allemand dit : …die spezifische Form für die diktatur des proletariats…", autrement dit, la forme spécifique POUR la dictature du prolétariat et non pas DE la dictature. Il s'agit donc bien de dire que le terrain de la forme achevée de la domination bourgeoise (la république démocratique) est le terrain le plus favorable pour l'expression de la lutte des classes, mais non le BUT que se donne à lui-même le prolétariat révolutionnaire.
En fait, la position de Marx et Engels est la suivante : tant que la révolution bourgeoise n'est pas accomplie, tant que le cadre politique de la société n'est pas la république démocratique, le prolétariat n'a pas les mains libres pour développer totalement son activité révolutionnaire, pour affronter de manière frontale l'Etat existant. Il lui reste des tâches démocratiques, soit à pousser, soit à accomplir lui-même. C'est cette analyse qui est reprise par Lénine pour la Russie de 1905 et de 1917. Dans son tour de passe-passe, Texier laisse dire à Marx et Engels qu'achever la révolution démocratique bourgeoise est la réelle tâche historique du prolétariat. Si cela en est effectivement une dès lors que la bourgeoisie a elle-même abandonné cet objectif, ce n'est jamais qu'une tâche préalable, à cette autre tâche d'une envergure historique incommensurable : la révolution prolétarienne. Arrêter la lecture à moitié, comme le fait Texier, c'est se ranger dans le camp de la contre-révolution.
Chez Texier, l'analyse des ultimes positions d'Engels est la suivante : le cycle révolutionnaire est terminé, puisque la république démocratique est achevée. Désormais donc, c'est par la voie pacifique et le suffrage universel que le prolétariat peut arriver au pouvoir. Faire ainsi d'Engels le père du réformisme est une lecture tronquée des derniers textes du vieux révolutionnaire. Là encore, dans les circonstances particulières du développement du capitalisme de la fin du XIX° siècle, Engels envisage, d'un point de vue tactique, les méthodes que peut employer momentanément le prolétariat, mais en aucun cas il n'y a renoncement à la révolution ni à la violence révolutionnaire, même si Engels exprime, dans une lettre à Lafargue, ses doutes sur la validité des anciens schémas militaires, et notamment de la tactique, périmée, de la barricade.
A l’inverse, on peut citer l’introduction d’Engels à " La guerre civile en France ", qui date de 1891, comme un modèle de constance dans les positions critiques vis-à-vis de la démocratie. Engels y écrit en effet :
" Mais, en réalité, l’Etat n’est rien d’autre qu’une machine pour opprimer une classe par une autre, et cela, tout autant dans la République démocratique que dans la monarchie… "
(Editions de Pékin, 1972, p.17)
Il s'agit de la date à laquelle Engels fait paraître en volume les articles écrits sur la révolution de 1848, sous le titre "Les luttes de classes en France". La préface rédigée pour l'occasion a fait l'objet d'interprétations qui tendraient à accréditer l'idée que, sur la fin de sa vie, Engels aurait renoncé à la force et à la violence dans le processus révolutionnaire.
Ce point mérite des développements particuliers, car la fameuse introduction d'Engels au recueil d'articles consacrés aux "Luttes de classes en France" qui est considérée, comme le rappelle Texier, comme le "testament politique" d'Engels est le texte qui a servi à fonder tous les reniements révisionnistes par la suite. Les talents de philologue de Monsieur Texier sont ici utiles parce qu'ils renforcent encore notre propos, mais ils ne servent pas ses intérêts (nous avions déjà identifié ce chercheur comme le prototype du gars qui se tire une balle dans le pied, nous voyons maintenant qu'il utilise même ses béquilles pour se reflanquer un grand coup sur son pansement…). L'introduction de 1895 a en effet une histoire qu'il est important de rappeler. Deux épisodes sont à distinguer :
Dans une lettre, écrite de Londres, à Fischer du 8 Mars 1895, Engels précise :
"vous voulez (…) faire d'une tactique momentanée une tactique durable, d'une tactique relative une tactique valable dans l'absolu. Je ne le ferai pas, je ne paux le faire sans me couvrir d'opprobre à jamais.
(…)
Oui à la légalité aussi longtemps et dans la mesure où elle nous convient, mais non à la légalité à tout prix, même seulement en parole."
Conclusion provisoire.
Nous reviendrons ultérieurement dans cette chronique sur d'autres aspects abordés dans le livre de Jacques Texier, notamment ceux concernant le suffrage universel, la révolution permanente, le passage pacifique au socialisme dans certains pays. Nous pouvons déjà conclure ici, en tous les cas, que Monsieur Jacques Texier, malgré tous ses efforts, échoue dans sa principale tentative : celle de montrer qu'entre 1848 et 1895, il y aurait une rupture dans la continuité des positions révolutionnaires de Marx et Engels. Bien au contraire, il nous livres tous les arguments qui nous permettent de montrer la cohérence et la continuité de leurs positions, concernant aussi bien la "conquête de la démocratie" (Manifeste du Parti Communiste) que la révolution prolétarienne.
CHRONOLOGIE DU DROIT DE VOTE EN FRANCE.
Période | Régime | Modalité |
1830-1848 |
Monarchie
constitutionnelle (Louis- Philippe) |
Vote censitaire.
Réservé aux hommes de plus de 25 ans, payant plus de 200 francs-or d’impôts.
Le corps électoral est composé de 240.000 personnes. Un demi-droit de vote supplémentaire est accordé à certaines personnes en fonction de leurs titres ou d’anciennes fonctions dans certaines institutions. |
Décret du 5 mars 1848 |
République
démocratique (2° république) |
Plus de distinction de fortune ; concerne les hommes de plus de 21 ans. Le corps électoral est de 9 millions de membres. |
Loi du 15 Mars 1849 |
République
démocratique (2° république) |
Etablit le scrutin de liste majoritaire à un tour pour l’élection des députés. |
Loi du 31 Mai 1850 |
République
démocratique (2° république) |
Mesures restrictives : obligation de trois ans de présence dans la commune ou le canton (contre 6 mois auparavant). Cette mesure pénalise les prolétaires, qui sont mobiles en fonction de leur recherche de travail. Rétablissement d’une sélection financière, l’électeur devant être inscrit au rôle de la contribution financière ou des prestations en nature. 3 millions de personnes se trouvent exclues du corps électoral. |
1852 | Second Empire |
Retour à la loi
électorale du 15 Mars 1848. Plus de conditions de cens. 21 ans. 6 mois de
résidence. Institution du scrutin majoritaire uninominal à deux tours. Les conseillers municipaux sont élus, mais le gouvernement a le droit de les dissoudre. En revanche les maires sont nommés par les préfets. |
1871-1940 |
République
démocratique (3° république) |
Remise en vigueur de
la loi de 1849, mais les militaires (y compris les nombreux appelés) sont
privés du droit de vote. (De ce fait, le corps électoral est plus restreint que sous le Second Empire. ) |
1940-1944 |
Etat français (régime de Vichy) |
Abolition du
Parlement. Abolition de la fonction de Président de la république. Le chef
de l’Etat français exerce le pouvoir législatif. Suppression de l’élection des autorités locales. Les maires et conseillers municipaux sont nommés. |
1946-1958 |
République
démocratique (4° république) |
Suffrage universel direct. Insertion des femmes dans le corps électoral qui comprend 25 millions d’électeurs. |
1958-… |
République
démocratique (5° république) |
Suffrage universel direct, y compris pour l’élection du président de la république (loi référendaire du 6 novembre 1962) |
1974 |
République
démocratique (5° république) |
Abaissement de la majorité de 21 à 18 ans. Elargissement consécutif de la population d'électeurs. |
???
|
République
démocratique (5° république) |
Vote des étrangers
(européens) pour les élections locales. La question du vote des immigrés reste en suspens. |