|
Les syllogismes de
l’ultra-gauche |
|
|
|
|
Date |
Mars
2011 Germinal 219 |
Auteur |
Robin Goodfellow |
Version |
V
1.5 |
1.
Les syllogismes de l’ultra-gauche
2.
L’ultra-gauche et la révolution
bourgeoise
3.
L’ultra-gauche et la révolution
démocratique
3.1 Révolution bourgeoise et révolution démocratique
3.2 La révolution bourgeoise au XVIIè
et XVIIIè siècle
3.3 La révolution bourgeoise au XIXè
siècle
3.4 La révolution démocratique et la révolution russe
3.5 La faillite de l’ultra-gauche
4.
L’ultra-gauche et la révolution
prolétarienne
5.
La catastrophe annoncée et
l’impossibilité de l’éviter
Le cercle de Paris a été, suite
à son départ du CCI (Courant Communiste International) l’initiateur d’un réseau
de discussion internationale auquel nous avons participé – notre attitude
constante ayant été de rechercher le regroupement des révolutionnaires – dont
l’objectif était de favoriser le dépassement des erreurs théoriques du
mouvement communiste du XXè siècle. Cette
volonté est loin d’avoir été réalisée et le poids du passé continue de peser
fortement sur le cerveau des présents. Raoul Victor, est un représentant
typique de cette tradition que nous appellerons l’ultra-gauche conseilliste. Il
a diffusé dans le réseau une analyse de la situation en Tunisie qui est l’objet
de ce texte. Au-delà de la personne de Raoul Victor, c’est donc le point de vue
de cette ultra-gauche conseilliste qui n’en finit pas d’agoniser tout en
rejetant le marxisme que nous critiquerons ici.
Raoul Victor qui s’est efforcé
ailleurs[i] de
nous démontrer avec force platitude qu’une révolution était une évolution sans en
avoir l’air (r), fait maintenant la fine bouche devant les révolutions qui
parcourent le monde arabe et au-delà s’étendent à d’autres aires.
Le raisonnement de Raoul Victor
tient dans une logique simple, en quelques uns de ces syllogismes qu’affectionne
la pensée vulgaire.
1° Ce n’est pas une révolution
prolétarienne. L’auto organisation pouvant conduire à un double pouvoir reste
très limitée et la fraternisation avec l’armée également.
2° Ce n’est pas non plus une
révolution bourgeoise parce que la bourgeoisie est déjà au pouvoir.
3° Ce n’est pas non plus une
révolution démocratique car la démocratie existe déjà (constitution,
élections, suffrage universel, partis), et d’ailleurs les partis au
pouvoir étaient membres de l’Internationale socialiste et le mot démocratique
est écrit dessus[ii]. Compte tenu de son tropisme pour les
nouvelles technologies Raoul Victor serait prêt à concéder qu’il s’agit d’une cyber-révolution mais, compte tenu de ce qui a été dit plus
haut, il faut savoir rester raisonnable.
4° Par conséquent, il ne s’agit
pas d’une révolution. Ni prolétarienne, ni bourgeoise, ni démocratique, une
révolution internationale devient un « mouvement social » dont le
principal intérêt réside dans les expériences de cyber-ramassage
des ordures.
La cécité politique de ces
considérations est affligeante. Elle traduit, après sa faillite théorique, la
débandade politique de l'ultra-gauche conseilliste. Tandis que le mode de
production capitaliste connaissait le plus fort développement des forces
productives de son histoire, elle fut la seule à considérer qu’il était en
décadence. Cette faillite théorique se termine aujourd'hui, après les
révolutions qui ont bouleversé l'Est de l'Europe et avaient sonné le glas de leurs
représentations, en une débandade finale. Sur le bord de la route de la
révolution, le brasero allumé avec les œuvres de Marx, Raoul Victor se frotte
les mains pour se réchauffer en attendant des jours meilleurs et distille
quelques conseils au « mouvement social »
Examinons les syllogismes de
l’ultra-gauche en commençant par celui-ci :
1° Ce n’est pas une révolution
bourgeoise parce que la bourgeoisie est déjà au pouvoir.
Pourtant, du point de vue du
marxisme, une révolution bourgeoise peut intervenir alors que la bourgeoisie
est au pouvoir. Si Raoul Victor avait lu la première page des « Luttes de
classe en France" (Marx 1852), il aurait pu constater que la
révolution (bourgeoise) de 1830 avait porté au pouvoir une fraction de
la bourgeoisie dont Marx donne le détail et qu'il résume sous le terme
d'aristocratie financière. Le mot aristocratie n'est pas là pour nous faire
imaginer qu'il s'agit d'une classe féodale mais pour montrer qu'il s'agit d'une
fraction, d'une minorité de la classe bourgeoise (la même chose vaut, sur un
autre plan, pour le prolétariat quand Marx parle d’aristocratie ouvrière).
En Tunisie, pour nous cantonner
au pays qui a donné le coup d’envoi de cette révolution internationale, une partie
de la bourgeoisie seulement était au pouvoir, celle qui était représentée par
le clan Ben Ali et qui mettait en coupe réglée l’Etat et le pays. Pour la
bourgeoisie l’enjeu de cette révolution, qu’elle n’a pas initiée (elle est partie
des classes moyennes modernes paupérisées) est justement de mettre en place un
régime qui permette la domination de l’ensemble de la bourgeoisie.
Quelle est la forme d’Etat la
plus appropriée à cette domination de l’ensemble de la bourgeoisie ? C’est
la république démocratique. En février 1848, une fraction de la bourgeoisie
dominait, pourtant il y a eu une révolution qui avait pour objet – du point de
vue de la bourgeoisie – sa domination d’ensemble.
« A la monarchie
bourgeoise de Louis-Philippe peut seule succéder la république
bourgeoise. Autrement dit : si, au nom du roi, a régné une partie
restreinte de la bourgeoisie, c’est désormais au nom du peuple que régnera
l’ensemble de la bourgeoisie » (Marx, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte,
p.444, Pléiade, Politique, t.1)
L’histoire de la France montre
que, pour le marxisme, la domination de la bourgeoisie n’exclut donc pas la
révolution bourgeoise.
« Aucune des multiples
révolutions de la bourgeoisie française depuis 1789 n’attenta à l’ordre,
car elles conservaient la domination de classe, l’esclavage des travailleurs,
l’ordre bourgeois, quelques fréquents qu’aient été les changements de la forme
politique de cette domination et de cet esclavage. »(Nouvelle Gazette
Rhénane, 29 juin 1848)
Raoul Victor, Maxime et Cie non
seulement ne renouent pas avec le marxisme que par ailleurs ils souhaitent
largement amender à l’aide d‘études savantes produites dans les grands
organismes de recherche et les universités, c’est-à-dire abandonner, mais, dans
leur souci de modernité, dans leur volonté de se situer dans le XXIè siècle, en opposition au Marx du XIXè[iii], ils
élaborent un affreux syncrétisme entre les versions les plus décaties de
l’anarchisme et du réformisme social-démocrate, qui les ramène vers les
analyses les plus dépassées de ce siècle lointain.
Au début du XXè
siècle, Lénine devait rappeler aux ancêtres politiques de Raoul Victor, Maxime
et Cie le B-A BA du marxisme :
« Les gens de la nouvelle Iskra
comprennent d'une manière radicalement fausse le sens et la portée de la
catégorie : révolution bourgeoise. On voit constamment percer dans leurs
réflexions l’idée que la révolution bourgeoise est une révolution qui ne peut
donner que ce qui est avantageux à la bourgeoisie. Or, rien de plus faux que
cette idée là. La révolution bourgeoise est une révolution qui ne sort pas
du cadre du régime économique et social bourgeois, c'est à dire capitaliste.
La révolution bourgeoise exprime le besoin, de développement du capitalisme;
bien loin de ruiner les bases du capitalisme, elle les élargit et les
approfondit. Cette révolution traduit, par conséquent, non seulement les
intérêts de la classe ouvrière, mais aussi ceux de toute la bourgeoisie.
La domination de la bourgeoisie sur la classe ouvrière étant inévitable en
régime capitaliste, on peut dire à bon droit que la révolution bourgeoise
traduit moins les intérêts du prolétariat que ceux de la bourgeoisie. Mais
l'idée qu'elle ne traduit pas du tout les intérêts du prolétariat est
franchement absurde. Cette idée absurde se résume dans l'ancestrale théorie
populiste, selon laquelle, la révolution bourgeoise étant contraire aux
intérêts du prolétariat, nous n’avons pas besoin d'une liberté politique
bourgeoise. Ou bien encore elle se résume dans l'anarchisme, qui condamne toute
participation du prolétariat à la politique bourgeoise, à la révolution
bourgeoise, au parlementarisme bourgeois. » (Lénine, Deux tactiques de la
social démocratie dans la révolution démocratique, 1905)
Examinons maintenant le
syllogisme suivant :
2° Ce n’est pas non plus une
révolution démocratique car la démocratie existe déjà (constitution, élections,
suffrage universel, partis)
Sans qu'on puisse départager où
commence la mauvaise foi et où finit le cynisme, où commence l'aveuglement et
où finit la cécité, où commence l'infantilisme et où finit la sénilité, Raoul
Victor nous assène que les autocraties tunisiennes et égyptiennes sont des
démocraties. Partant de ce principe, la Libye comme l’ex URSS étaient
socialistes et ma tante, qui en avait, une nageuse est-allemande.
Marx et Engels ont utilisé
le concept de « révolution démocratique »[iv]
notamment lors de la préparation de la révolution de 1848[v]. Il y est synonyme de révolution
bourgeoise.
Marx et Engels ont également
parfaitement admis que la révolution bourgeoise puisse se faire « par en
bas » comme « par en haut ». Ainsi avec le coup d’Etat de Louis
Bonaparte en décembre 1851, « La période des révolutions par en bas était
pour le moment close ; lui succéda une période de révolutions par en
haut » (…) « Son imitateur Bismarck adopta la même politique
pour la Prusse ; il fit son coup d’Etat, sa révolution par en haut de
1866, défiant la Confédération germanique et l’Autriche, et tout autant la
chambre de conflits prussienne » (Engels, Introduction à la lutte des
classes en France, 1895. Marx Œuvres, Politique, T.1, p.1130, Pléiade)
Dans la critique du
programme de Gotha, Marx décrit l’Etat de Bismarck comme un « (…) Etat qui
n’est rien d’autre qu’un despotisme militaire à charpente bureaucratique, placé
sous protection policière, enjolivé de fioritures parlementaires, avec des
ingrédients féodaux, et qui subit déjà l’influence de la bourgeoisie (…) »(Marx, critique du programme du parti ouvrier allemand,
1875, Œuvres, Economie, T.1, p.1439, Pléiade)
Donc rien moins qu’une
démocratie[vi]. Engels fait pourtant le commentaire
suivant :
« L’étrange
destinée de la Prusse voulut qu'elle achevât vers la fin du siècle, sous la
forme agréable du bonapartisme, sa révolution bourgeoise qu'elle avait
commencée en 1808‑1813, et continuée quelque peu en 1848. Et si tout va
bien, si tout le monde reste bien tranquille, et si nous devenons tous assez vieux,
nous pourrons peut être voir, en 1900, que le gouvernement de Prusse a vraiment
supprimé toutes les institutions féodales, que la Prusse en est arrivée enfin
au point où en était la France en 1792. » Engels (préface à la Révolution
démocratique bourgeoise en Allemagne, page 20)
Donc, ce qui caractérise ici la
révolution bourgeoise, ce n’est pas qu’elle institue des organes
représentatifs, mais qu’elle élimine les classes réactionnaires et les
institutions féodales. Pour ce faire l’intervention du prolétariat vise donc
bien à accélérer et radicaliser ce que les autres forces historiques existantes
mettraient tant de temps à accomplir. Ce que souligne
également ici Engels c’est à la fois le besoin et la possibilité de cette
intervention révolutionnaire du prolétariat, intervention d’autant plus utile
qu’elle permet d’accélérer la venue de la lutte décisive entre prolétariat et
bourgeoisie.
Par conséquent, nous avons vu
que, du point de vue du marxisme :
1° le premier syllogisme est
faux.
Nous constatons maintenant
que :
2° le deuxième syllogisme est
tout aussi faux.
Au XVIIè
et au XVIIIè siècle la bourgeoisie est une
classe motrice de la révolution bourgeoise. Le prolétariat n’y apparaît guère
de manière autonome.
« En 1648, la bourgeoisie
était alliée à l’aristocratie moderne contre la monarchie, l’aristocratie
féodale et l’Eglise établie.
En 1789, la bourgeoisie était
alliée au peuple contre la monarchie, l’aristocratie et l’Eglise établie.
Le seul modèle de la révolution
de 1789, du moins en Europe, fut la révolution de 1648, laquelle trouva le sien
dans le soulèvement des Pays-Bas contre l’Espagne. Toutes deux étaient en
avance d’un siècle sur leurs modèles, non seulement dans le temps, mais par
leur contenu.
Dans les deux révolutions, la
classe réellement à la pointe du mouvement était la bourgeoisie. La prolétariat et les couches sociales n’appartenant pas à
la bourgeoisie n’avaient pas encore des intérêts distincts de ceux de la
bourgeoisie ou bien ne formaient pas encore de classes ou de parties de classes
indépendantes et développées. C’est pourquoi, là où ils s’opposaient à la bourgeoisie,
comme par exemple en 1793-1794 en France, ils ne luttaient que pour faire
triompher ses intérêts, même s’ils ne le faisaient pas à la manière de
la bourgeoisie. Toute la terreur française fut une manière plébéienne
d’en finir avec les ennemis de la bourgeoisie, l’absolutisme, le
féodalisme et l’esprit boutiquier.
Les révolutions de 1648 et de
1789 n'étaient pas des révolutions anglaise et française, mais des révolutions
de style européen.
Elles n'étaient pas la victoire d'une classe déterminée de la société sur l'ancien
ordre politique, mais la proclamation de l’ordre politique
pour la nouvelle société européenne. Elles marquaient le triomphe
de la bourgeoisie, mais cette victoire signifiait alors la victoire d’un
nouvel ordre social, la victoire de la propriété bourgeoisie sur la
propriété féodale, de l’esprit national sur le provincialisme, de la
concurrence sur la confrérie, du partage sur le majorat, du propriétaire maître
de la terre sur le propriétaire soumis à la terre, des lumières sur la superstition,
de la famille sur le nom patronymique, de l’industrie sur l’oisiveté du héros,
du droit bourgeois sur les privilèges seigneuriaux
La révolution de 1648 fut la
victoire du XVII° siècle sur le XVI°, la révolution de 1789, du XVIII° siècle
sur le XVII°. Bien plus encore que les besoins des parties du monde où elles se
produisaient, à savoir l’Angleterre et la France, ces révolutions exprimaient
les besoins du monde de l’époque. » (Marx, Nouvelle Gazette Rhénane 15
décembre 1848, Politique, t.1 Pléiade, p.116).
Mais dès lors que le mode de
production capitaliste se développe, que le prolétariat s’affirme comme classe,
la bourgeoisie devient infiniment plus prudente vis-à-vis de sa propre
révolution.
« Ce qui
distingue la bourgeoisie de toutes les classes qui régnèrent jadis, c´est cette
particularité que, dans son développement, il y a un tournant à partir duquel
tout accroissement de ses moyens de puissance, donc en premier lieu de ses
capitaux, ne fait que contribuer à la rendre de plus en plus inapte à la
domination politique. "Derrière les grands bourgeois il y a les
prolétaires." Dans la mesure même où elle développe son industrie, son
commerce et ses moyens de communication, la bourgeoisie engendre le
prolétariat. Et, à un certain moment — qui n´est pas nécessairement le même
partout et ne se présente pas forcément au même degré de développement — elle
commence à s´apercevoir que son double, le prolétariat, devient plus fort
qu´elle. A partir de ce moment elle perd la force d´exercer exclusivement sa
domination politique ; elle cherche des alliés avec lesquels elle partage son
pouvoir ou auxquels elle le cède complètement, selon les circonstances. »
Engels, la guerre des paysans
La révolution allemande de 1848
avait parfaitement révélé la pusillanimité de la bourgeoisie allemande et
favorisé le processus de révolution par en haut. En Russie le même phénomène se
produisit. Il s’agit toujours de conditions relatives et non absolues. Ce qui
est vrai à une moment historique compte tenu des
rapports de classe en présence peut ne plus exister par la suite[vii].
Un demi-siècle plus tard, nous
sommes vers 1905, alors que la révolution bourgeoise est à l’ordre du jour en
Russie, le prolétariat a encore plus renforcé son poids, son autonomie, sa
théorie, son organisation, son expérience. Kautsky considère (il a l’accord de
Lénine et de Trotski) que comme la bourgeoisie russe ne fait pas partie des
forces motrices actuelles de la révolution, il ne faudrait plus parler de
révolution bourgeoise sans pour autant dire que la révolution qui s’ouvre en
Russie soit socialiste.
Le concept de révolution
bourgeoise est cependant conservé par Lénine même si le rôle de la bourgeoisie
russe se modifie. La mise en retrait de la bourgeoisie n’est d’ailleurs pas
définitive. Elle dépend de la capacité de la bourgeoisie à dominer le
prolétariat. Nous avons vu que de nombreuses fois tant Engels que Lénine –
notamment après la révolution de 1905 et l’arrivée au pouvoir de Stolypine le
pendeur – envisageaient une possible révolution par le haut (comme nous l’avons
vu tout aussi démocratique bourgeoise que la révolution par le bas) en Russie
D’autre part, toutes les
révolutions bourgeoises ne visant pas à instaurer la république démocratique,
l’objectif immédiat du prolétariat dans la révolution à venir est de conquérir
ce nécessaire champ de bataille pour le combat décisif, la forme d’Etat qui
ouvre la voie à sa victoire, car elle est la forme la plus instable, celle où
les contradictions peuvent s’exprimer sans fard, celle où il peut obtenir la plus
grande liberté de mouvement, celle où le pouvoir des diverses classes en lutte
peut s’épuiser pour finir par échoir au prolétariat[viii]. La
révolution démocratique telle que la conçoivent les bolcheviks est donc une
révolution bourgeoise, elle vise à l’instauration d’une république
démocratique, par en bas, et le prolétariat doit prendre la tête de cette
révolution et la pousser le plus loin possible, la pousser jusqu’au bout.
Nous sommes donc rendus au XXè siècle, le concept de révolution
démocratique équivaut tellement peu à « présence de pseudos institutions
démocratiques » que, pour Lénine, elle est synonyme, si elle va jusqu’au
bout, de « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie »[ix], bien
plus en 1917, nous allons le voir, Lénine déclare que la forme d’Etat adéquate
pour cette dictature démocratique est cette forme d’Etat particulière que sont
les Soviets.
Raoul Victor avec sa
représentation de la révolution démocratique n’est ni au XXè
siècle, ni au siècle suivant ni aux siècles précédents ; il est nulle
part, sinon au paradis théorique de l’ultra-gauche où les anges gardiens sont
des politologues bourgeois et où Saint-Pierre, indigné de voir à ce point le
marxisme maltraité, a demandé l’asile politique au diable en personne.
Une dizaine d’années plus tard,
nous sommes en 1917, une situation inédite (que Lénine reliera avec l’expérience
de la Commune) dans l’histoire des révolutions bourgeoises se présente avec
l’émergence d’un double pouvoir.
La permanence de la révolution
ne passe plus seulement par l’épuisement des partis au pouvoir mais également
par un déplacement du lieu du pouvoir en même temps que s’établit une forme de
concomitance du pouvoir. Du fait que le pouvoir est entre les mains de la
bourgeoisie avec le gouvernement de Lvov, Lénine considère que, sous cet angle,
la révolution démocratique bourgeoise est terminée.
Elle n’a pas pour autant été
jusqu’à son terme, sa forme la plus pure, à savoir la « dictature
démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie » mais on
y tend via les soviets qui n’ont pas le pouvoir mais qui s’appuient sur la majorité
du peuple, les ouvriers et les soldats armés. Avec la dualité des pouvoirs, la
révolution bourgeoise est à la fois déjà au-delà de la domination classique de
la bourgeoisie et encore en deçà de sa forme la plus avancée : la
dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie.[x]
C’est dans les
« Lettres sur la tactique » que Lénine se montre le plus critique par
rapport à la formule de la dictature démocratique du prolétariat et de la
paysannerie. Ce sont notamment les passages suivants qui font dire aux
Trotskistes que Lénine a changé de point de vue et
s’est rallié à Trotski[xi]
et aux staliniens que la dictature démocratique est réalisée avant Octobre.
Il est important d’en
faire une lecture plus attentive (notons d’ailleurs que ce texte est de la même
époque que celui que nous avons cité avant). Lénine dit :
« Depuis cette révolution,
le pouvoir appartient à une autre classe, à une classe nouvelle : la bourgeoisie.
Le passage du pouvoir d'une classe à une
autre est le caractère premier, principal, fondamental, d'une révolution, tant
au sens strictement scientifique qu'au sens politique et pratique du mot.
Ainsi, la révolution
bourgeoise, ou démocratique bourgeoise, est terminée en Russie.
Nous entendons ici s'élever les
protestations de contradicteurs auxquels il plaît de s'appeler «vieux
bolcheviks» : n'avons-nous pas toujours dit que la révolution démocratique
bourgeoise ne pouvait être terminée que par la «dictature démocratique
révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie » ? La révolution agraire,
elle aussi démocratique bourgeoise, est-elle donc terminée ? N'est-ce pas au
contraire un fait qu'elle n'a pas encore commencé ?
Je réponds : les mots d'ordre
et les idées des bolcheviks ont été, dans l'ensemble, entièrement confirmés
par l'histoire ; mais dans la réalité concrète les choses se sont passées autrement que
nous ne pouvions (et que personne ne pouvait) le prévoir : d'une façon plus
originale, plus curieuse, plus nuancée.
L'ignorer ou l'oublier serait
s'assimiler à ces «vieux bolcheviks» qui, plus d'une fois déjà, ont joué un
triste rôle dans l'histoire de notre Parti en répétant stupidement une formule apprise par cœur, au
lieu d'étudier
ce qu'il y avait d'original dans la réalité nouvelle, vivante.
«La dictature démocratique
révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie » est déjà réalisée
[voir le commentaire en note plus bas RG] dans la révolution russe, car cette
«formule» ne prévoit qu'un rapport entre les classes, et non une institution politique
déterminée matérialisant ce rapport, cette collaboration. «Le
Soviet des députés ouvriers et soldats» : telle est la « dictature démocratique
révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie », déjà réalisée par la
vie.
Cette formule a déjà vieilli.
La vie l'a faite passer du royaume des formules dans celui de la réalité, elle
lui a donné chair et os, elle l'a concrétisée et, par là même, modifiée.
Un autre objectif, un objectif
nouveau, est désormais à l'ordre du jour : la scission, au sein de
cette dictature, entre les éléments prolétariens (anti-jusqu'auboutistes,
internationalistes, «communistes», partisans du passage à la «commune») et les
éléments petits-propriétaires ou petits-bourgeois (Tchkhéidzé, Tsérétéli, Stéklov, les socialistes-révolutionnaires
et tous les autres jusqu'auboutistes
révolutionnaires, adversaires de la marche vers la commune, partisans du
«soutien» de la bourgeoisie et du gouvernement bourgeois).
Quiconque, aujourd'hui, ne
parle que de la «dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la
paysannerie » retarde sur la vie, est passé de ce fait, pratiquement, à
la petite bourgeoisie contre la lutte de classe prolétarienne, et mérite d'être
relégué aux archives des curiosités prérévolutionnaires «bolcheviques» (aux
archives des «vieux bolcheviks», pourrait-on dire).
La dictature démocratique
révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie est déjà réalisée, mais
d'une façon très originale, avec un certain nombre de modifications de la plus
haute importance. J'en parlerai plus spécialement dans une de mes prochaines
lettres. Pour l'instant, il faut bien se mettre en tête cette vérité
incontestable que le marxiste doit tenir compte de la vie, des faits précis de
la réalité, et
non se cramponner à la théorie d'hier qui, comme toute théorie, est tout au
plus capable d'indiquer l'essentiel, le général, de fournir une idée approchée de
la complexité de la vie. » (Lénine Lettres sur la tactique, Avril 1917)
Lénine ajoute une note en bas
de page sur « est déjà réalisée ». Elle précise « Sous une
certaine forme et jusqu'à un certain point. ». Cette note vient donc
nuancer l’affirmation plus tranchée ; il faut donc la rapprocher de l’autre
citation (cf. les tâches du prolétariat dans notre révolution) où Lénine dit
que l’on tend vers, que l’on « touche de près », la dictature
démocratique. Lénine veut rompre non pas avec le schéma général, comme on peut
le constater mais avec sa compréhension dépassée et du coup catastrophique pour
la suite de la révolution qu’en ont faite les vieux bolcheviks.
Le schéma initial de Lénine est
donc :
Passage du pouvoir entre les
mains de la bourgeoisie, dans le cadre d’un état bourgeois républicain
démocrate encore instable, les représentants des partis des classes bourgeoises
et petites bourgeoises s’épuisent et font faillite, incapables de satisfaire
les revendications du prolétariat et de la paysannerie. La révolution va
continuer et le pouvoir d’Etat revenir aux partis représentatifs de ces deux
dernières classes[xii].
Nous sommes donc dans la
perspective d’une continuité de l’Etat et d’une succession dans le temps. C’est
à ce schéma qu’est attaché la dictature démocratique du prolétariat et de la
paysannerie dans sa représentation initiale et c’est à ce schéma que continuent
à adhérer les vieux bolcheviks.
Mais, pour Lénine, avec l’émergence
des soviets s’est créée une situation nouvelle. Il y a, à la fois, un
changement de lieu du pouvoir et simultanéité des pouvoirs. C’est ce qu’indique
la dualité des pouvoirs. Il ne faut surtout pas négliger le phénomène
soviétique car c’est par lui que passe désormais le phénomène révolutionnaire
démocratique bourgeois, la révolution se continue non pas dans le cadre de
l’Etat bourgeois républicain parlementaire mais dans le cadre des soviets.
Lénine insiste particulièrement
parce que le parti bolchevik est resté prisonnier de ces vieux schémas en
soutenant le gouvernement provisoire. Voilà pourquoi il critique l’ancienne
formule tout en la maintenant. La tornade révolutionnaire continue son chemin
mais son axe a dévié pour passer par les soviets. Il n’y a pas pour autant le
moindre fétichisme des soviets chez Lénine.
Pour Lénine c’est donc Octobre
qui va réaliser cette dictature démocratique du prolétariat et de la
paysannerie sous sa forme pure[xiii]. Il est vrai cependant que l’adjectif
démocratique accolé à dictature du prolétariat et de la paysannerie semble
disparaître sous la plume de Lénine, ce qui rend d’autant plus complexe
l’analyse.
Il n’est pas dans notre propos
d’effectuer ici, une critique des concepts de dictature démocratique qu’ils
soient vus par Lénine, les staliniens, Trotski ou Bordiga,
de révolution permanente au sens trotskiste, ou encore de la question de la transcroissance de la révolution comme de son involution en
un « Etat ouvrier et paysan à forte déformation bureaucratique »
(Lénine), ni de poser les questions ouvertes par l’existence d’un double
pouvoir et la nature de ce deuxième pouvoir.
Le débat rendu extrêmement
complexe par les divers jeux d’intérêts et recouvert de tout un fatras par la
contre-révolution mérite une analyse en soi.
Nous ne faisons que montrer ici
à quel point la révolution démocratique de Raoul Victor est une bluette aux
antipodes du marxisme et de l’expérience historiques.
La révolution démocratique bourgeoise
s’est donc faite non seulement sans la bourgeoisie mais dans sa dynamique vers
la révolution prolétarienne elle se retourne contre elle.
La révolution bourgeoise n'est
donc pas nécessairement une révolution qui porte au pouvoir la bourgeoisie.
Quant à la révolution
démocratique rien n’est plus faux que la définir comme une révolution qui met
en place des institutions démocratiques.
La révolution russe s’est
finalement commuée en révolution bourgeoise, dont la radicalité tout comme la
faiblesse de la bourgeoisie, a permis un développement rapide du mode de
production capitaliste, contre cette bourgeoisie elle-même. Trotski et Bordiga ont toujours refusé d'admettre que la bureaucratie
était une classe spécifique, une nouvelle classe. La gauche d'Italie l'a
définie comme un appendice de la classe bourgeoise internationale en charge de
la gestion du capitalisme russe. A cette définition spatiale, il faut y ajouter
cette définition temporelle que les révolutions ouvertes en Europe en 1989 ont
démontré, comme l'avaient également anticipé Trotski et Bordiga,
à savoir que la fonction de la bureaucratie était également de préparer la
résurrection de la bourgeoisie une fois l'incendie de la révolution
prolétarienne définitivement éteint et le mode de production capitaliste[xiv] en
URSS à la fois suffisamment et insuffisamment développé.
Nous pouvons épargner au
lecteur les délires de l’ultra-gauche conseilliste, à base de décadence, de
décomposition, d’impossibilité des réformes, du développement et de la
démocratisation, le tout sur fond d’années de vérité, bref, tout ce gloubiboulga théorique que le prolétariat devait ingurgiter
sans vomir.
Tournons nous cependant vers la
seule pensée consistante de l’après deuxième guerre mondiale : la gauche
dite italienne dont l’ultra-gauche conseilliste existante est d’ailleurs un
avorton sur le plan de la filiation organisationnelle.
Bordiga fait
très justement remarquer que pour le marxisme « les prévisions sont
justement l’épreuve du feu (et le mot scientifique n’a pas d’autre
sens) ; étant entendu que pour la bataille de propagande d’un parti,
qui vit dans chaque ligne de Marx et Engels, il convient de couper net, avec
des formulations tranchantes. Si jamais nous prévoyons mal, autant aller
s’amuser et laisser le champ libre aux grands politicards du vent qui
souffle » (Bordiga, Russie et révolution dans la
théorie marxiste, p. 288, Ed. Spartacus)
Quelles
furent donc les prévisions de la gauche ?
Pour
Bordiga, à l’issue de la deuxième guerre mondiale,
une fois passée la phase de reconstruction, le mode de production capitaliste
avec ses cycles décennaux devrait connaître une crise importante vers 1965,
crise qui devrait conduire à la sortie du prolétariat de la période de
contre-révolution et son retour à des positions classistes.
A partir de là, une nouvelle crise, vers 1975, mettrait le prolétariat devant
l’alternative guerre ou révolution[xv].
Bordiga trace
ensuite la géographie de cette révolution :
« Son aire centrale sera
constituée par les pays qui ont répondu aux ruines de la guerre par une
puissante reprise productive, en premier lieu l’Allemagne – y compris l’Allemagne
de l’Est – la Pologne et la Tchécoslovaquie. L’insurrection prolétarienne qui
suivra l’expropriation extrêmement féroce de tous les possesseurs de capital
popularisé, devrait avoir son épicentre entre Berlin et le Rhin et
attirer à elle le nord de l’Italie et le nord-ouest de la France » (Bordiga, Russie et révolution dans la théorie marxiste.
p.491, Editions Spartacus)
Et, conformément à ce que nous
avons vu en relation avec la prévision, Bordiga
conclut :
« Dans cette troisième
vague historique de la Révolution, l’Europe continentale deviendra communiste
politiquement et socialement ou bien le dernier marxiste aura disparu » (Bordiga, Russie et révolution dans la théorie marxiste.
p.491, Editions Spartacus)
Ci-gît le bordiguisme.
Plus de trente ans après la
date prévue, l’Europe non seulement n’est pas devenue communiste, mais elle a
fait l’objet à partir de 1989, de révolutions instaurant des républiques
démocratiques, de nouveaux états (dont certains n’avaient jamais existé) également
républicains parlementaires et de guerres visant à délimiter des états
nationaux.
Ainsi, nous avons vu en Europe,
la réunification démocratique de l’Allemagne, la création de la Slovaquie, de
la Tchéquie, de la Slovénie, de la Croatie, de la Bosnie-Herzégovine, du
Kosovo, de la Biélorussie (Bélarus), de l’Ukraine, de
la Macédoine, de la Serbie, du Monténégro, de la Georgie, de la Moldavie, de la
Lituanie, de la Lettonie, de l’Estonie et également l’instauration d’une
république démocratique en Roumanie, Hongrie, Pologne, Bulgarie, Russie pour ne
rien dire, par exemple, des questions nationales en Transnitrie,
Irlande ou Belgique.
En ce qui concerne les crises,
nous avons montré que le cycle depuis la deuxième guerre mondiale n’était pas
décennal mais, comme Marx l’avait prévu, qu’il s’est raccourci pour être
d’environ 6 ans. Pour que la deuxième branche de l’alternative de Bordiga ne soit pas fausse, il faut montrer que la gauche
n’avait pas complètement renoué avec le marxisme, que le marxisme peut s’approfondir
en tant que science et se confronter par ses prévisions à la réalité, sinon il
n’est qu’une ratiocination vide de sens.
Notre histoire nous a
montré :
1° Qu’il était vain de vouloir
fonder sur la théorie de Marx, une discontinuité au sein du mode de production
capitaliste qui puisse justifier une politique qui soit différente avant et
après 1914.
2° Que les courants issus de la
troisième internationale n’avaient pas complètement renoué avec la tradition de
Marx et Engels en ce qui concerne l’analyse de la démocratie[xvi].
3° Que les faits que ce soit en
matière de crise ou d’évolution des sociétés confirmaient totalement l’analyse
du marxisme historique.
4° Que le socialisme ne peut
être une science et jouer un rôle révolutionnaire en tant que théorie du
prolétariat que si elle s’approfondit en même temps qu’elle se restaure.
Nos travaux sur la crise qui
ont par ailleurs permis une très bonne qualité de prévision compte tenu de nos
forces, la question agraire, le mouvement ouvrier montrent – quelles que soient
leurs faiblesses – qu’il y a une voie possible et que donc le marxisme peut
être autre chose qu’une logomachie.
Si nous n’y parvenons pas alors
Bordiga aura définitivement raison.
Il est inutile de dire que tout
cela a fait également voler en éclats les « frontières de classe »,
chères à la vulgate ultra-gauche conseilliste. Agrippés aux épaves des
barrières délimitant les frontières de classe, les douaniers Raoul Victor,
Maxime et Cie dérivent dans l’océan du Doute, errent au gré des courants et des
vents, écoutent avec attention le chant des sirènes bourgeoises et s’efforcent
d’entamer une reconversion comme consultants du « mouvement social ».
Examinons maintenant un
troisième syllogisme :
3° Ce n’est pas une révolution
prolétarienne. L’auto organisation pouvant conduire à un double pouvoir reste
très limitée et la fraternisation avec l’armée également.
Tout d’abord la révolution prolétarienne
est indépendante de l’existence ou non d’un double pouvoir.
1° Nous avons vu qu’en Russie,
il y avait un double pouvoir et que les soviets étaient le cadre adéquat pour
que la révolution bourgeoise aille de l’avant. Les soviets de paysans ne
s’appuient pas sur le prolétariat et donc ne caractérisent pas la révolution
prolétarienne.
2° Il y eu des révolutions
prolétariennes qui n’ont pas créé de tels organes. C’est le cas en France, dans
la première partie du XIXè siècle dès lors
que le prolétariat lutte pour la « république sociale »
« Le
développement économique et politique de la France depuis
3° A la fin du « Le 18
brumaire de Louis Bonaparte », Marx constate que les révolutions n’ont
jusque là fait que perfectionner la machine d’Etat alors qu’il s’agit de la
briser. Avec la Commune, les perspectives souhaitées par Marx se réalisent, une
forme nouvelle d’Etat (qui n’est plus un Etat au sens bourgeois du terme)
apparaît. Lénine comparera le phénomène soviétique et la Commune. La dernière
grande vague révolutionnaire du prolétariat a donc créé des organes comme les
soviets (mais pas seulement) et cette expérience rend effectivement possible
une perspective de double pouvoir mais il ne s’agit en rien d’une condition
absolue.
4° Comme nous l’avons dit, il
n’y a chez Lénine aucun fétichisme des soviets. Cet aspect de sa pensée a
toujours fait hurler conseillistes et anarchistes qui sont hostiles à la
dictature du prolétariat organisé en parti politique. Dans les leçons
d’Octobre, Trotski en résume très bien l’enjeu :
« Les soviets
des députés ouvriers ont surgi chez nous en 1905 et en 1917 du mouvement même,
comme sa forme d'organisation naturelle à un certain niveau de lutte. Mais les
jeunes partis européens qui ont plus ou moins accepté
les soviets comme “doctrine”, comme "principe”, sont toujours exposés au
danger d'une conception fétichiste des soviets considérés en tant que facteurs
autonomes de la révolution. En effet, malgré l'immense avantage que présentent
les soviets comme organisation de lutte pour le pouvoir, il est parfaitement
possible que l'insurrection se développe sur la base d'autre forme
d'organisation (comités d'usines, syndicats) et que les soviets ne surgissent
comme organe du pouvoir qu'au moment de l'insurrection ou même après sa
victoire.
Très instructive à
ce point de vue est la lutte que Lénine engagea après les journées de juillet
contre le fétichisme soviétiste. Les soviets s.-r. mencheviks étant devenus en
juillet des organisations poussant ouvertement les soldats à l'offensive et
persécutant les bolcheviks, le mouvement révolutionnaire des masses ouvrières
pouvait et devait se chercher d'autres voies. Lénine indiquait les comités
d'usines comme organisation de la lutte pour le pouvoir. Très probablement, le
mouvement aurait suivi cette ligne sans l'insurrection de Kornilov qui obligea
les soviets conciliateurs à se défendre eux-mêmes et permit aux bolcheviks de
leur insuffler à nouveau l'esprit révolutionnaire en les liant étroitement aux
masses par l'intermédiaire de leur gauche, c'est-à-dire des bolcheviks.
Cette question,
comme l'a montré la récente expérience de l'Allemagne, a
une immense importance internationale. Dans ce pays, les soviets furent
plusieurs fois construits comme organes de l'insurrection, comme organes du
pouvoir sans pouvoir. Le résultat fut qu'en 1923 le mouvement des masses
prolétariennes et semi-prolétariennes commença à se
grouper autour des comités d'usines, qui au fond remplissaient les mêmes
fonctions que celles qui incombaient chez nous aux soviets dans la période
précédant la lutte directe pour le pouvoir. Cependant, en août et en septembre,
quelques camarades proposèrent de procéder immédiatement en Allemagne à la
création de soviets. Après de longs et ardents débats leur proposition fut
repoussée, et avec raison. Comme les comités d'usines étaient déjà devenus
effectivement les points de concentration des masses révolutionnaires, les
soviets auraient, dans la période préparatoire, joué
un rôle parallèle à ces comités d'usines et n'auraient été qu'une forme sans
contenu. Ils n'auraient fait que détourner la pensée des tâches matérielles de
l'insurrection (armée, police, centuries, chemins de fer, etc.) pour la
reporter sur une forme d'organisation autonome. D'autre part, la création des
soviets comme tels, avant l'insurrection, aurait été comme une proclamation de
guerre non suivie d'effet. Le gouvernement qui était obligé de tolérer les
comités d'usines, parce qu'ils réunissaient autour d'eux des masses
considérables, aurait frappé les premiers soviets comme organe officiel
cherchant à s'emparer du pouvoir. Les communistes auraient été obligés de prendre
la défense des soviets en tant qu'organisation. La lutte décisive n'aurait pas
eu pour but la prise ou la défense de positions matérielles et ne se serait pas
déroulée au moment choisi par nous au moment où l'insurrection aurait découlée
nécessairement du mouvement des masses; elle aurait éclaté à cause d'une forme
d'organisation, à cause des soviets, au moment choisi par l'ennemi. Or, il est
évident que tout le travail préparatoire de l'insurrection pouvait avec un
plein succès être subordonné à la forme d'organisation des comités d'usines qui
avaient déjà eu le temps de devenir des organisations de masses qui
continuaient à augmenter et à se fortifier et laissaient au Parti les coudées
franches sous le rapport de la fixation de la date de l'insurrection.
Evidemment, à une certaine étape, les soviets auraient dû surgir. Il est
douteux que, dans les conditions que nous venons d'indiquer, ils eussent surgi
au fort de la lutte comme organes directs de l'insurrection, car il eût pu en
résulter au moment critique une dualité de direction révolutionnaire. Il ne
faut pas, dit un proverbe anglais, changer de cheval quand on traverse un
torrent. Il est possible que, après la victoire dans les principales villes,
les soviets eussent commencé à apparaître sur tous les points du pays. En tout
cas, l'insurrection victorieuse aurait nécessairement provoqué la création des
soviets comme organes du pouvoir.
Il ne faut pas
oublier que, chez nous, les soviets avaient déjà surgi à l'étape
"démocratique" de la révolution, qu'ils avaient été alors légalisés
en quelque sorte, que nous en avions ensuite hérité et que nous les avions
utilisés. Il n'en sera pas de même dans les révolutions prolétariennes
d'Occident. Là, dans la majorité des cas, les soviets se créeront sur l'appel
des communistes et seront par suite des organes directs de l'insurrection
prolétarienne. Il n'est pas impossible, évidemment, que la désorganisation de'
l'appareil étatique bourgeois devienne très forte avant que le prolétariat
puisse s'emparer du pouvoir, ce qui permettrait de créer des soviets comme
organes déclarés de la préparation de l'insurrection. Mais il y a bien peu de
chance pour que cela soit la règle générale. Dans le cas le plus fréquent, on
ne parviendra à créer les soviets qu'aux derniers jours, comme organes directs
de la masse prête à s'insurger. Enfin, il est très possible également que les
soviets surgissent après le moment critique de l'insurrection et même après sa
victoire comme organes du nouveau pouvoir. Il faut avoir constamment devant les
yeux toutes ces éventualités pour ne pas tomber dans le fétichisme
d'organisation et ne pas transformer les soviets, de forme souple, vitale de
lutte, en "principe " d'organisation, introduit de l'extérieur dans
le mouvement et entravant son développement régulier.
Ces derniers temps,
on a déclaré dans notre presse que nous savions pas par quelle porte viendrait
la révolution prolétarienne en Angleterre : sera-ce par le Parti Communiste ou
par les syndicats, il est impossible de le décider. Cette façon de poser la
question, qui vise à l'envergure historique, est radicalement fausse et très
dangereuse, parce qu'elle voile la principale leçon des dernières années. S'il
n'y a pas eu de révolution victorieuse à la fin de la guerre, c'est parce qu'il
manquait un parti. Cette constatation s'applique à l'Europe tout entière. On
pourrait en vérifier la justesse en suivant pas à pas le mouvement
révolutionnaire dans les différents pays. » (Trotski, les leçons
d’Octobre)
Après 80 ans de
contre-révolution (dont rien n’indique qu’elle soit finie), nous laisserons
donc à la créativité des masses, les modalités de ses formes d’organisation, ce
qui ne veut pas dire que le marxisme n’encourage pas le prolétariat à
constituer des formes d’organisation indépendantes de l’Etat (syndicats,
associations économiques, coopératives, …) qui pourront être autant de points
d’appui pour le levier de la révolution. En revanche, ce qui est nécessaire
pour une révolution prolétarienne victorieuse c’est que le prolétariat forme un
parti politique[xvii] distinct et opposé aux autres partis.
L’histoire du prolétariat nous
a montré qu’il est possible que la révolution bourgeoise serve de tremplin à la
révolution prolétarienne. Nous n’en sommes pas là avec la révolution actuelle.
Mais même si cette chance paraît infime elle ne doit pas être écartée a priori.
En tout état de cause même si le prolétariat reste l’aile gauche de la
démocratie[xviii], c’est-à-dire s’il n’est pas capable de
faire valoir ces intérêts de classe en opposition à ceux des autres classes, il
doit rester le combattant de premier plan de la révolution bourgeoise et dans
son intérêt la pousser la plus loin possible en revendiquant la république démocratique.
Maxime, qui est
particulièrement inconséquent mais c’est parce qu’il a abandonné toute
perspective révolutionnaire, finit par concéder : certes la république
démocratique est un avantage au quotidien pour le prolétariat mais un
désavantage sur le plan historique. Ce n’est pas le terrain sur lequel se
déroule le combat décisif entre la bourgeoisie et le prolétariat mais sa cage
dorée, son linceul politique, le terminus de son histoire. Ce qui revient à
dire soit le phénomène révolutionnaire est définitivement interrompu et faute
de mieux allons boire une bière avec nos allocations chômage, tant qu’il a de
la bière et des allocations (et c’est le point de vue effectif de Maxime), soit
pour qu’il y ait une révolution il ne faut pas qu’il y ait de démocratie, non
seulement ne soyons pas indifférent mais opposons-nous à cette perspective qui
marque la fin de l’histoire. On remarquera qu’après des positions qui oscillent
entre l’anarchisme et la social-démocratie réformiste on se range aux thèses
les plus rétrogrades de la philosophie récente.
Nous pouvons donc rejeter le
dernier syllogisme examiné de Raoul Victor.
L’ensemble des syllogismes de
Raoul Victor étant faux, nous pouvons en conclure que le syllogisme conclusif de
Raoul Victor qui repose sur les trois précédents est tout aussi peu assuré.
Notre consultant en mouvement
social, Raoul Victor conclut :
« Le prolétariat sera confronté
à trois combats simultanément : pour imposer le maintien de la liberté de
parole et d'action conquises dans la rue ; pour arracher des améliorations
de ces conditions de travail et d'existence ; pour ne pas se laisser
embrigader, diviser, encadrer puis paralyser par toutes les forces
"démocratiques", "patriotiques", politiques et syndicales
qui entreprennent leur travail de "normalisateurs". »
Si nous tentons de traduire
pour lui donner un minimum de consistance cette phraséologie pseudo révolutionnaire
dans la seule langue que nous connaissons : le marxisme, nous constatons que
Raoul Victor appelle en des termes confus le prolétariat
Donc un programme de
révolution permanente relativement timoré qui tout d’abord, ce qui montre à
quel point Raoul Victor est inconséquent, reconnaît que la démocratie
n'existait pas pour le prolétariat alors que plus haut il venait nous conter
avec les arguments que l'on sait que la démocratie existait déjà. Ensuite,
Raoul Victor part du principe que le prolétariat ne peut aller au-delà de la
société bourgeoise. Il le met à la remorque de la bourgeoisie et de la république
démocratique qui serait le meilleur horizon que le prolétariat puisse atteindre
alors que celle-ci est justement le terrain de la bataille décisive entre la
bourgeoisie et le prolétariat.
"Dans son
développement social et politique, la classe ouvrière, en Allemagne, retarde
autant sur celle de l'Angleterre et de la France que la bourgeoisie allemande
sur celle de ces pays. Tel maître, tel valet. L'évolution des conditions
d'existence pour une classe prolétarienne nombreuse, forte, concentrée et consciente
marche de pair avec le développement des conditions d'existence d'une classe
bourgeoise nombreuse, riche, concentrée et puissante. Le mouvement ouvrier
n'est jamais indépendant, ne possède jamais un caractère exclusivement
prolétarien avant que les différentes fractions de la bourgeoisie, et surtout
sa fraction la plus progressiste, les grands industriels, n'aient conquis le
pouvoir politique et transformé l'État conformément à leurs besoins. C'est
alors que l'inévitable conflit entre patrons et ouvriers devient imminent et ne
peut plus être ajourné..." (Marx, article pour The
Tribune sur la révolution et contre-révolution en Allemagne, cité par Trotski
dans Bilan et Perspectives)
« (…) le renversement
de la République parlementaire contient en germe le triomphe de la révolution
prolétarienne (…) »(Marx, le 18 Brumaire de Louis
Bonaparte, Pléiade, Politique, t.1, p.530)
Ce qui est vrai pour le
prolétariat, l’est également pour la bourgeoisie :
« En France, où la
bourgeoisie elle-même dirige la réaction dans son propre intérêt et où la forme
républicaine de gouvernement permet à cette réaction de se développer le plus
librement et de la manière la plus conséquente, l’écrasement de la révolution a
lieu sous sa forme la plus odieuse et la plus violente » (Marx, Revue de
janvier à février 1850, Pléiade, Politique t.1, p.375)
Un anti-démocratisme de
façade conduit donc Raoul Victor à faire l'apologie de la démocratie tandis que
l'incompréhension profonde de ces révolutions le conduit à un indifférentisme
qui abandonne le prolétariat à lui-même.
Gérard Bad
qui ne comprend pas toujours la dialectique se met à opposer le vieil Engels au
jeune Engels et Adam Buick qui ne la comprend jamais prend prétexte qu’il s’est
trompé dans les dates pour faire l’inverse. En fait, il est bien évident que si
le prolétariat cherche à conquérir la démocratie c’est pour permettre son
extinction, pour parvenir à sa dictature révolutionnaire, phase de transition
politique vers la société sans classe, sans Etat et donc sans démocratie.
Lénine faisait remarquer
qu’« Un des principaux caractères scientifiques, politiques et pratiques
de toute
révolution véritable, c'est l'augmentation extraordinairement rapide, brusque,
du nombre des petits bourgeois qui commencent à participer activement,
personnellement, pratiquement, à la vie politique, à l'organisation de l’Etat. »
Mais nous sommes entièrement
d’accord, dirons Raoul Victor, Maxime et Cie. Nous sommes des petits bourgeois et,
qui plus est, des consultants en mouvement sociaux et pourtant nous n’y
participons pas ; ce n’est donc pas une révolution. Avec Plekhanov et Vollmar, nous n’avons qu’un conseil à donner au
prolétariat, celui d’aller se coucher.
[i] Cf. Notes sur la
révolution technologique en cours, Juin 2001, http://membres.multimania.fr/resdisint/
[ii] Dans un Paris désormais révolu, il
existait des pissotières. Sur ces pissotières, il était écrit « Dubonnet ». Pourtant à l’intérieur ce n’était pas du Dubonnet qui y coulait
[iii] C’est-à-dire un des
« arguments » favoris des intellectuels démocrates bourgeois dont les
théories remontent pourtant au XVIIè
siècle, pour ne rien dire des théistes qui s’appuient sur des bouquins vieux de
plusieurs siècles dont nombre de passages voire la totalité quand ils ont une
prétention historique ont été expédiés dans le monde des légendes par les
recherches historiques.
Socialement : c'est la confirmation de l'égalité
politique par l'égalité économique. C'est, au commencement de la carrière de
chacun, l'égalité du point de départ, égalité non naturelle mais sociale pour
chacun, c'est-à-dire égalité des moyens d'entretien, d'éducation, d'instruction
pour chaque enfant, garçon ou fille, jusqu'à l'époque de sa
majorité. »
[v] « Et c’est surtout
l’Allemagne qui doit se féliciter de cette explosion des passions démocratiques
de la Pologne. Nous sommes nous mêmes sur le point de faire une révolution
démocratique ; nous aurons à combattre les hordes barbares de l’Autriche
et de la Russie. Avant 1846, nous pouvions avoir des doutes sur le parti que
prendrait la Pologne en cas de révolution démocratique en Allemagne. La
révolution de Cracovie les a écartés. Désormais, le peuple allemand et le
peuple polonais sont irrévocablement alliés. » (Engels, Discours sur la
Pologne, 22 février 1848, Le parti de classe, t.1, p.132-133, Editions Maspéro)
[vi] Marx d’ailleurs rappelle dans
cette même critique que la revendication de la République démocratique était
inscrite au programme des ouvriers sous Louis-Philippe et sous Louis Napoléon.
[vii] Par exemple, pour la même Russie, Engels envisageait à un moment une
révolution menée par les classes dirigeantes ou le gouvernement lui-même sous
réserve de deux événements qui pourraient retarder ce mouvement :
« Toutes
les conditions sont ici réunies pour une révolution, qui, partant des hautes
classes de la capitale, peut-être du gouvernement lui-même, poursuit son
chemin au-delà, passant par les paysans, et dépasse rapidement sa première
phase constitutionnelle ; cette révolution sera de la plus haute
importance pour toute l’Europe, car elle annihilerait d’un coup la réserve
encore intacte, de la réaction européenne. Seuls deux événements pourraient la
retarder : une guerre victorieuse contre la Turquie et l’Autriche, guerre
qui nécessite de l’argent et des alliances sûres, ou bien une tentative
prématurée d’insurrection qui jetterait à nouveau les classes possédantes dans
les bras du gouvernement » Engels cité par Bordiga.
P.286-287. Russie et révolution.
[viii] « Le
gouffre profond qui s'est ouvert à nos pieds peut-il égarer les démocrates,
peut-il nous faire accroire que les luttes pour la forme de l'Etat sont vides,
illusoires, nulles ?
Seuls les esprits faibles et lâches peuvent soulever pareille
question. Les conflits qui naissent des conditions de la société bourgeoise
elle-même, il faut les mener jusqu'au bout ; on ne peut les éliminer en
imagination. La meilleure forme d'Etat est celle où les contradictions sociales
ne sont pas estompées, ne sont pas jugulées par la force, c'est-à-dire
artificiellement et donc en apparence seulement. La meilleure forme de
gouvernement est celle où ces contradictions entrent en lutte ouverte, et trouvent
ainsi leur solution. » Karl Marx "La révolution de juin" article
de la Nouvelle Gazette Rhénane 29 juin 1848 T.1, p. 184. Editions sociales)
[ix] En Chine, il existe une assemblée
nationale, le parti communiste (c’est écrit dessus) est au pouvoir et la
constitution précise dans son article 2 que la Chine est un
« État socialiste de dictature démocratique populaire, dirigé par la
classe ouvrière et basé sur l'alliance des ouvriers et des paysans ». Si
nous en croyons un Raoul Victor qui aurait parcouru rapidement un ouvrage de
Lénine avant d’alimenter son brasero nous aurions atteint le bout de la
révolution démocratique.
[x]
« Le pouvoir en Russie est passé aux mains d'une classe nouvelle
: la bourgeoisie et les grands propriétaires fonciers embourgeoisés. En ce sens,
la révolution démocratique bourgeoise est achevée en Russie. »
« La particularité
essentielle de notre révolution, celle qui requiert le plus d'attention et de
réflexion, c'est la dualité du pouvoir qui s'est établie au lendemain même de la
victoire de la révolution.
Cette dualité du pouvoir se
traduit par l'existence de deux gouvernements : le gouvernement principal,
véritable, effectif, de la bourgeoisie, le « Gouvernement provisoire » de Lvov
et Cie, qui a en mains tous les organes du pouvoir, et un gouvernement à côté,
complémentaire, un gouvernement « de contrôle », représenté par le Soviet des
députés ouvriers et soldats de Petrograd, qui n'a pas en main les organes du
pouvoir d'Etat, mais s'appuie directement sur la majorité indéniable du peuple,
sur les ouvriers et les soldats en armes.
L'origine sociale de cette
dualité du pouvoir et sa signification de classe, c'est que la révolution russe
de mars 1917 n'a pas seulement balayé la monarchie tsariste et remis tout le
pouvoir à la bourgeoisie, mais qu'elle touche de près à la dictature
démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. C'est cette
dictature (c'est-à‑dire un pouvoir s'appuyant non sur la loi, mais sur la
force directe des masses armées), qui est celle des classes précitées, que
représentent les Soviets des députés ouvriers et soldats de Petrograd et
d'ailleurs. »
« La dualité du
Pouvoir ne reflète qu'une période transitoire du développement de la
révolution, la période où cette dernière est allée au‑delà d'une
révolution démocratique bourgeoise ordinaire, mais n'a pas encore abouti à une
dictature du prolétariat et de la paysannerie « à l'état pur ». »
« Cette situation
extrêmement originale, qui ne s'est encore jamais présentée sous cet aspect
dans l'histoire, a donné lieu à un enchevêtrement, à un amalgame de deux
dictatures : la dictature de la bourgeoisie (car le gouvernement de Lvov et Cie
est une dictature, c'est‑à‑dire un pouvoir s’appuyant non sur la
loi, non sur l'expression préalable de la volonté populaire, mais sur un coup
de force, celui‑ci ayant été opéré par une classe déterminée, en
l'occurrence la bourgeoisie) et la dictature du prolétariat et de la
paysannerie (le Soviet des députés ouvriers et soldats). » Extraits de
Lénine 1917 les tâches du prolétariat dans notre révolution avril mai 1917
[xi] Par exemple Souyri,
qui n’est pas trotskiste mais a appartenu à Socialisme ou Barbarie (pseudonyme
Brune) et Pouvoir Ouvrier, dit dans « Le marxisme après Marx » :
« A partir d'avril 1917 en effet, Lénine a abandonné sa théorie de la
« dictature démocratique » pour aligner le parti bolchevik sur des
positions foncièrement analogues à celles de Trotski (…°) »
[xii] « Lénine ne résolvait pas
par avance le problème des rapports politiques entre les deux participants de
la dictature démocratique éventuelle : le prolétariat et la paysannerie. Il
n'excluait pas la possibilité pour les paysans d'être représentés dans la
révolution par un parti spécial, qui serait indépendant non seulement de la
bourgeoisie, mais aussi du prolétariat, et capable de faire la révolution
démocratique en s’unissant au parti du prolétariat dans la lutte contre la
bourgeoisie libérale. Comme nous le verrons par la suite, Lénine admettait même
que le parti révolutionnaire paysan puisse avoir la majorité dans le gouvernement
de la dictature démocratique. » Trotski. La révolution permanente
[xiii] « Le mot d'ordre bolchevique
s'est réalisé effectivement, non comme une illusion sémantique, mais comme la
plus grande réalité historique. Mais il s'est accompli après le mois
d'octobre, et pas avant. La guerre paysanne, pour se servir d'une
expression de Marx, a soutenu la dictature du prolétariat. Grâce à Octobre, la
collaboration des deux classes fut obtenue sur une gigantesque échelle. Chaque
paysan ignorant a senti et compris alors, même sans les commentaires de Lénine,
que le mot d'ordre bolchevique s'incarnait dans la vie. Et Lénine lui-même a
considéré cette révolution, la révolution d'Octobre, dans sa première étape,
comme la véritable révolution démocratique et, par conséquent, comme la
véritable incarnation, bien que modifiée, du mot d'ordre stratégique du
bolchevisme. » Trotski. La révolution permanente.
« Le triomphe de la révolution bolchevique
marquait la fin des flottements; elle signifiait l'abolition complète de la
monarchie et de la grande propriété foncière (celle ci n'avait pas été
détruite avant la Révolution d'Octobre). Nous avons mené la révolution
bourgeoise jusqu'au bout. La paysannerie, dans son ensemble nous a suivis. Son
opposition au prolétariat socialiste ne pouvait se manifester d'emblée. Les
Soviets groupaient la paysannerie en général. La division en classes au sein de
la paysannerie n'avait pas encore mûri, ne s'était pas encore extériorisée.
Ce processus se développa au cours de l'été et de
l'automne 1918. » Lénine, la révolution prolétarienne et le renégat
Kautsky.
[xiv] Bien entendu, cette partie de
l’analyse ne vaut pas complètement pour Trotski qui restera prisonnier de
l’idée que les rapports de production russes avaient à voir avec le socialisme.
Mais il est celui qui insistera le plus sur le caractère transitoire de la
bureaucratie. C’était revenir à Marx « Mais sous la monarchie absolue,
pendant la première révolution et sous Napoléon, la bureaucratie n’était que le
moyen de préparer la domination de classe de la bourgeoisie » Marx, Le 18
Brumaire de Louis Bonaparte, Pléiade, Politique, t.1, p.530)
[xv] « Au cours des vingt ans qui
nous restent à subir [le texte est écrit en 1957 RG], la production
industrielle et le commerce mondiaux connaîtront une crise qui aura l’ampleur
de la crise américaine de 1932 ; elle n’épargnera pas le capitalisme
russe. Elle pourra constituer la base du retour de minorités appréciables et
décidées sur des positions marxistes (…) »
« Une
nouvelle défaite ne pourra alors être évitée que si la restauration théorique
n’attend pas pour ce faire qu’un troisième conflit mondial ait déjà regroupé
les travailleurs derrière tous les drapeaux que l’on sait (…) » (Bordiga, Extraits de Russie et révolution dans la théorie
marxiste. p.490-491, Editions Spartacus)
[xvi] La gauche d’Italie qui fit
pourtant de l’invariance du marxisme son cheval de bataille, critiquait même
ouvertement Marx et Engels sur ce plan.
[xvii] A ceux
qui, comme Adam Buick, imaginent que le parti centralisé est une invention du
bolchevisme, nous dédions ces quelques citations sur le rôle et l’organisation
du parti de classe selon Marx et Engels. Le socialisme peut et doit être étudié
comme une science. Dès lors que celui-ci n’est pas remis en cause, aucun autre
parti n’offre une aussi grande liberté théorique et scientifique et le parti
bolchevik en sera un exemple vivant.
« À nous autres Allemands,
on nous reproche notre mysticisme; mais nous n'atteignons pas, et de loin, à
celui qu'on vient de voir. L'Internationale, embryon d'une société future, dont
seraient exclus les fusillades de Versailles, les cours martiales, les armées
permanentes, la censure du courrier, le procès criminel de Brunswick ! Nous
défendons aujourd'hui notre peau par tous les moyens; le prolétariat, lui,
devrait s'organiser non pas d'après les nécessités de la lutte qui lui est
imposée chaque jour, à chaque heure, mais d'après la vague représentation que
certains esprits chimériques se font d'une société de l'avenir ! Voyons donc ce
qu'il en serait de notre propre organisation allemande si elle était taillée
sur ce patron. Loin de combattre les gouvernements et la bourgeoisie, nous
spéculerions tant et plus afin de savoir si chaque article de nos statuts,
chaque résolution de nos congrès, est ou non un fidèle reflet de la société future.
Aux lieu et place de notre
comité exécutif, nous aurions un simple bureau de statistique et de
correspondance, qui ne saurait comment venir à bout des sections autonomes,
autonomes au point
qu'elles n'auraient jamais à reconnaître l'autorité dirigeante, née de leur
propre consentement
! Car elles manqueraient, ce faisant, à leur premier devoir : être avant tout
un embryon de la société future. Pas question de rassembler des forces, pas
question d'action en commun ! Si, dans une section quelconque, la minorité
s'adaptait à la majorité, elle commettrait là un crime contre les principes de
la liberté et endosserait un principe conduisant à l'autorité et à la dictature
! Si Stieber et tous les siens, si tout le Cabinet
noir, si l'ensemble des officiers prussiens entraient sur ordre dans
l'organisation social-démocrate afin de la ruiner, le comité ou mieux le
bureau de statistique et de correspondance ne devrait surtout pas
défendre son existence, car ce serait instituer un type d'organisation
hiérarchique et autoritaire! Et surtout pas de sections disciplinées !
Surtout pas de discipline de parti, pas de concentration des forces sur un
objectif, surtout pas d'armes de combat ! Qu'en serait-il autrement de
l'embryon de société future ? Bref, où en arriverions-nous avec cette
organisation nouvelle ? À l'organisation lâche et soumise des premiers
chrétiens, celle des esclaves qui acceptaient et remerciaient pour chaque coup
de pied reçu, et n'obtinrent la victoire de leur
religion qu'après trois siècles de bassesses une méthode révolutionnaire
qu'en vérité le prolétariat n'imitera pas ! Les premiers chrétiens tiraient de
leur représentation du ciel le modèle de leur organisation; nous devrions à
l'instar prendre pour modèle le ciel social de l'avenir dont Monsieur Bakounine
nous propose l'image; au lieu de combattre, prier et espérer. Et les gens qui
nous prêchent ces folies se donnent pour les seuls révolutionnaires
véritables. » (Engels, le Congrès de Sonvilier
et l’Internationale, 1872)
« Le Conseil général
pourrait certes suspendre toute une fédération, en suspendant ses sections
l'une après l'autre. Mais en cas de suspension d'une fédération ou d'un conseil
fédéral, le Conseil général s'expose immédiatement à une motion de censure ou à
un blâme, de sorte qu'il n'exercera son droit de suspension qu'en cas de
nécessité absolue. Même si nous reconnaissons et accordons au Conseil général
les droits d'un roi nègre ou du tsar de Russie, sa puissance devient nulle dès
qu'il cesse de représenter la majorité de l'A.I.T. Le
Conseil général n'a ni armée ni budget, il ne dispose que d'une autorité
morale, et il sera toujours impuissant s'il ne s'appuie pas sur l'adhésion de
toute l'Association. » (Marx, Interventions sur les pouvoirs du conseil
général, 1872)
« Quoique
l'initiative révolutionnaire partira probablement de la France ,
l'Angleterre seule peut servir de levier à une révolution sérieusement économique.
En effet, c'est le seul pays où il n'y ait plus de grandes masses paysannes et
où la propriété foncière soit concentrée en peu de mains. C'est le seul pays où
la forme capitaliste, c'est-à-dire le travail combiné
à une grande échelle sous la domination de capitalistes, se soit emparée de
presque toute la production. C'est le seul pays où la grande majorité de la
population consiste en ouvriers salariés. C'est le seul pays où la lutte de
classes et l'organisation de la classe ouvrière par le moyen des syndicats
aient acquis un certain degré de maturité et d'universalité.
À cause de sa
domination sur le marché mondial, c'est le seul pays où chaque révolution dans
les faits économiques doive réagir immédiatement sur le reste du monde. Si le landlordisme et le capitalisme ont leur siège classique
dans ce pays, par contrecoup, les conditions matérielles de leur destruction
y sont aussi les plus mûres.
Le Conseil général
étant placé dans la position heureuse d'avoir la main directement sur ce grand
levier de la révolution prolétaire, quelle folie, pour ne pas dire quel crime: que
de le laisser tomber dans des mains purement anglaises !
Les Anglais ont
toute la matière nécessaire à la révolution sociale. Ce qui leur manque,
c'est l'esprit généralisateur et la passion révolutionnaire. C'est
seulement le Conseil général qui peut y suppléer et accélérer ainsi
le mouvement vraiment révolutionnaire dans ce pays, et en conséquence partout. »
(Marx, 1870)
« Au lieu de
commencer par étudier sérieusement la nouvelle science, chacun préfère la
retoucher pour la faire concorder avec les idées qu'il a reçues, se fabriquant
en un tour de main sa petite science privée à lui, avec la prétention affichée
de l'enseigner aux autres. C'est ce qui explique qu'on trouve parmi ces
messieurs presque autant de points de vue qu'il y a de têtes. Au lieu d'apporter
de la clarté sur tel ou tel point, ils ne font qu'introduire la pire des
confusions par bonheur, presque uniquement chez eux-mêmes. Le parti peut
parfaitement se passer de tels éléments de formation théorique, dont le premier
principe est l'enseignement de ce qui n'a même pas été appris.
Deuxièmement :
lorsque ces individus venant d'autres classes se rallient au mouvement
prolétarien, la première chose à exiger d'eux, c'est qu'ils n'apportent pas
avec eux des résidus de leurs préjugés bourgeois, petits-bourgeois, etc., mais
qu'ils fassent leurs, sans réserve, les conceptions prolétariennes. Or, ces
messieurs ont démontré qu'ils sont enfoncés jusqu'au cou dans les idées
bourgeoises et petites-bourgeoises. Dans un pays aussi petit-bourgeois que l'Allemagne,
ces conceptions ont certainement leurs raisons d'être, mais uniquement hors du
parti ouvrier social-démocrate. Que ces messieurs se rassemblent en un parti
social-démocrate petit-bourgeois, c'est leur droit le plus parfait. On pourrait
alors traiter avec eux, et selon le cas mettre sur pied un cartel avec eux,
etc. S'il existe des raisons pour que nous les tolérions pour l'instant, il y a
l'obligation aussi de les tolérer seulement, de ne leur confier aucune charge
d'influence dans la direction du parti, tout en restant parfaitement conscient
que la rupture avec eux ne peut être qu'une question de temps. Au demeurant, il
semble bien que ce moment soit venu. Nous ne pouvons vraiment pas comprendre
que le parti puisse tolérer plus longtemps dans son sein les auteurs de cet
article. Mais si la direction du parti tombe peu ou prou entre les mains de
cette sorte de gens, le parti se dévirilisera, tout simplement, et sans
tranchant prolétarien, il n'existe plus. » (Engels)
« On remarquera que, dans
tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de
social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc
absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner
notre conception propre.
Il en va autrement aujourd'hui,
et ce mot peut passer à la rigueur, bien qu'il ne corresponde pas davantage
aujourd'hui à un parti dont le programme économique n'est pas seulement
socialiste en général, mais directement communiste, c'est-à-dire un parti dont
le but final est la suppression de tout État et, par conséquent, de la
démocratie. » Engels, préface de 1894 à Internationales aus dem Volksstaat,
1871-1875.
« La rédaction était organisée
sous la dictature pure et simple de Marx. Un grand journal quotidien, qui doit
être terminé à une heure fixe, ne peut avoir de positions suivies et
conséquentes sans une telle organisation. Mais en plus, dans notre cas, la
dictature de Marx s'imposait d'elle-même, incontestablement, et elle était
volontiers reconnue de tous. Il y avait, en premier lieu, sa vision claire et
son assurance politique qui firent de notre journal la feuille allemande la
plus réputée de ces années révolutionnaires. » Engels, Marx et « La
Nouvelle Gazette rhénane »(1848-1849), 1884
[xviii] Bien
qu’un petit parti communiste existait à l’échelle internationale, devant la
faiblesse du prolétariat allemand, Marx et Engels se placèrent dans l’Allemagne
de 1848 comme la pointe extrême, l’extrême gauche de la démocratie.
« La bourgeoisie allemande, qui venait tout
juste de commencer à édifier sa grande industrie, n'avait ni la force, ni le
courage, ni le besoin impérieux de conquérir pour elle un pouvoir hégémonique
dans l'État ; le prolétariat, pareillement sous-développé, élevé dans
l'asservissement intellectuel le plus complet, inorganisé et encore incapable
de se constituer en organisation autonome, n'avait qu'un sentiment obscur de son
profond antagonisme d'intérêts face à la bourgeoisie. Dans ces conditions, bien
qu'il fût, par sa nature même, l'adversaire menaçant de la bourgeoisie, il
demeura en fait son appendice politique. Effrayée non par ce qu'était le
prolétariat allemand, mais par ce qu'il menaçait de devenir et par ce que le
prolétariat français était déjà, la bourgeoisie ne vit de salut que dans un
compromis — même le plus lâche — avec la monarchie et la noblesse ; ignorant
encore sa propre mission historique, le prolétariat, dans sa grande masse,
devait d'abord prendre en charge la mission de pousser la bourgeoisie en avant,
en formant son aile extrême-gauche. Avant toute
chose, les ouvriers allemands avaient à conquérir les droits qui leur sont
indispensables pour s'organiser de manière autonome en parti de classe —
liberté de la presse, d'association et de réunion —, droits que la bourgeoisie
eût dû conquérir dans l'intérêt de sa propre domination, mais que, dans sa
frayeur, elle contestait maintenant aux ouvriers. La petite centaine de membres
éparpillés de la Ligue fut engloutie dans les énormes masses subitement
projetées dans le mouvement. C'est ainsi que le prolétariat allemand surgit
d'abord sur la scène politique en tant que parti démocrate le plus extrême.
C'est ce qui nous donna tout
naturellement un drapeau, à nous qui venions de créer un grand journal en
Allemagne. Ce ne pouvait être que celui de la démocratie, mais d'une démocratie
qui mettait, partout et jusque dans le détail, en évidence un caractère
spécifiquement prolétarien qu'elle ne pouvait encore inscrire, une fois pour
toutes, sur son drapeau. Si nous nous y étions refusés, si nous n'avions pas
saisi le mouvement là où il se trouvait exactement, à son extrémité la plus
avancée, authentiquement prolétarienne, il ne nous serait plus resté qu'à
prêcher le communisme dans une petite feuille de chou locale et à fonder une
petite secte au lieu d'un grand parti ouvrier. Or, nous ne pouvions nous
résoudre à prêcher dans le désert : nous avions trop bien étudié les utopistes
pour cela. Au reste, nous n'avions pas conçu notre programme dans ce
but. » Engels, Der Sozialdemokrat,
13 mars 1884
Aujourd’hui
le prolétariat des pays concernés est suffisamment développé pour mener une
politique de classe autonome mais il y a renoncé (en tant que prolétariat
mondial) depuis plus de 80 ans. Sans organisation en parti indépendant et
opposé aux autres classes, il sera réduit à être l’aile gauche de la révolution
poursuivant la politique qu’il a mené depuis sa dernière grande défaite historique
et l’acceptation de sa soumission à la bourgeoisie. Peut-il à la faveur de ces
événements révolutionnaires renaître politiquement ? Même si les chances
sont très faibles, on ne peut pas écarter totalement cette possibilité.